Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

jeudi 31 décembre 2020

2020 : LA MAUVAISE ANNEE


NB : Texte publié dans « Sud Quotidien » du 31 décembre 2020


Pour la première fois dans l'histoire, un mal, le même et au même moment, s'est répandu sur les cinq continents, sur les six continents devrais-je dire puisque des cas de Covid19 ont été détectés sur la froide Antarctique. Face à cette pandémie, nous n'avions jusque-là que des armes de bon sens, si dérisoires (des masques, du savon, etc.) que beaucoup doutent encore de sa réalité.

Pour la première fois, l'hypothèse d'une extinction de l'espèce humaine n'est plus un sujet de science-fiction. Nous avons, à notre corps défendant, appris la vulnérabilité de notre existence sur terre, même s'il reste encore un homme, le président de la première puissance mondiale, qui ne réalise pas que nous vivons une époque pathétique et qui joue avec la vie de ses concitoyens.

Pour le reste du monde en tout cas, l'année 2020, d'ores et déjà consacrée l’année la plus chaude de l’Histoire, est aussi la pire année de l'Humanité.

Malgré le branlebas qu'elle a provoqué partout dans le monde, malgré les moyens considérables mis en place pour l'éradiquer, malgré les signes d'espoir que suscite la découverte de plusieurs vaccins, la Covid est toujours là (sauf peut-être dans le pays d'où elle était partie), sans qu'on ne puisse déterminer la fin de sa propagation.

Mais le malheur est un maître d'école inégalable et nous pouvons, au moins, tirer des leçons de la douloureuse expérience que nous sommes en train de vivre.

C'est ainsi que nous avons appris, si nous en doutions, que la recherche 

médicale est une recherche orientée et qu'elle obéit d'abord aux intérêts de ceux qui la financent. Jamais dans l'histoire on n'avait réussi en à peine plus d'un semestre à franchir toutes les étapes qu'imposent la recherche, l'expérimentation et la mise en circulation (gratuitement !) d'un vaccin contre une pandémie qui a la particularité de n'épargner aucun pays, aucune couleur de peau, aucune catégorie d'âge ou de société. On parle en Europe d'une deuxième ou troisième vague de Covid19, mais on oublie que l'Est de la RDC vit sa onzième vague d'Ebola, ou qu'il n'y a toujours pas de vaccin contre le paludisme qui affecte pourtant, chaque année, plus de 200 millions de personnes dans le monde (dont  90% en Afrique) et en tue 500 000. C'est que Ebola et paludisme sont des maladies "exotiques" qui ne mettent pas en péril la vie des plus nantis, et que si, tout comme le Sida, la Covid a mis en branle les grands laboratoires du monde, c’est qu'elle menace les économies et la survie même des pays les plus riches...

Nous avons aussi appris ce que signifie le sauve-qui-peut et que charité bien ordonnée commence par soi-même. Les grandes nations du monde ont très vite jeté aux oubliettes leurs beaux discours sur la solidarité humaine et réfréné leur compassion à l'endroit des plus démunis pour lancer une OPA sur les futurs vaccins. Celui qui paye dicte sa loi, les grandes nations ont sorti les carnets de chèques et Donald Trump, qui a moins de scrupules que ses collègues européens mais qui est aussi sans doute moins hypocrite, a très vite affirmé que son pays serait le premier servi et que les plus pauvres devraient se contenter des restes. L'accaparement des vaccins mis au point par les grands laboratoires internationaux, alors même qu'ils n'étaient pas encore disponibles sur le marché, le marchandage et le secret qui a entouré les prix auxquels ils ont été acquis, n'ont pas grandi les pays du Nord. Aujourd'hui encore, nul ne sait si les États-Unis ou l'Union Européenne ont bénéficié de prix de faveur et si le vaccin, que l’OMS a déclaré patrimoine public, sera accessible à tout le monde. La guerre du vaccin est aussi politique comme le montre cet ostracisme, qui ressemble fort à un mépris culturel, que les Américains et Européens manifestent à l’endroit des progrès accomplis par la Chine, seul pays qui donne l’impression d’avoir vaincu la Covid, et l’acharnement du président américain à donner au virus la nationalité chinoise.

Quoi qu'il en soit, le résultat est là : après la Chine, les pays du Nord ont bouclé leurs commandes, élaboré leurs plans de vaccination, acquis les moyens de transport et de stockage, défini les cibles et démarré leurs campagnes de vaccination alors que dans la plupart des pays africains on se contente de vagues promesses. On peut dire que notre chance, inexplicable sauf à évoquer la grâce divine, c'est que, l'Afrique du Sud exceptée, la Covid a préféré porter ses dards les plus venimeux hors de notre continent. 

Mais l'enseignement le plus original que cette année infernale a livré au monde entier, c'est sans doute la remise en cause, de manière fondamentale et sans doute durable, de la hiérarchie sociale des métiers et des fonctions. Des métiers jusque-là peu ou mal considérés, exercés souvent par des personnes jugées peu qualifiées et quelquefois prioritairement par des femmes, sont devenus soudain indispensables, très utiles et plus visibles. Agents de santé, agriculteurs, caissières, éboueurs, vigiles ..., ne sont pas des métiers qu'on peut exercer en télétravail, mais se sont révélés bien plus nécessaires pour la survie de la société que d'autres considérés plus prestigieux et qui rapportent beaucoup de profits à quelques privilégiés. Il y a peut-être des métiers qui vont perdre de leur aura ou qui vont carrément disparaître et qui ne survivront pas à la Covid...

Tous ces bouleversements nous invitent non seulement à compter d’abord sur nous-mêmes, y compris en matière de recherche, pour que nos malades soient soignés par nos chercheurs, mais aussi à nous fixer de nouvelles priorités quant à l'utilisation de nos ressources. Plus que jamais la santé et l'éducation (car c'est elle qui fabrique les chercheurs) doivent l'emporter sur les éléphants blancs et plus que jamais les intérêts des peuples doivent passer avant ceux de quelques ogres insatiables.

Nous ne terminerons pas cet exposé sans un petit mot de consolation, même s'il reste dérisoire face à l'enjeu, même si c’est trop chèrement payé : l'année 2020 aura été une mauvaise année certes, mais est aussi l’année qui a permis au monde de se débarrasser d'un homme qui avait contribué à sa désorganisation. Sans la Covid et surtout sans les erreurs de jugement de Donald Trump, les élections présidentielles américaines auraient sans doute eu une autre issue...

mercredi 16 décembre 2020

POURQUOI LA FRANCE NOUS INQUIÈTE ?


NB : Publié dans Sud-Quotidien du 01 décembre 2020


L’interpellation adressée à Emmanuel Macron par les chefs des deux confréries musulmanes du Sénégal, la prise de position exprimée à Paris  par le président sénégalais contre l’arrogance et l’intolérance de son homologue français (dans des termes évidemment plus retenus), la manifestation populaire tenue sur la Place de la Nation, les prises de positions personnelles véhiculées par la presse, ne sont que les signes révélateurs du fossé qui se creuse entre la France et notre pays qui passait pour être son fils aîné en Afrique subsaharienne.

La France nous inquiète, celle de Nicolas Sarkozy, de Manuel Vals… de tous eux qui, plutôt que de s’attaquer au mal par la racine, donnent de mauvaises  réponses à de mauvaises questions, usent d’agressions verbales souvent violentes (karcher, apartheid), jouent à coups de néologismes au quizz le plus stigmatisant pour qualifier une des composantes de sa population. « Séparatisme islamique » ? Comment désigner alors les nationalistes corses ! « Communautarisme » ? Pourquoi ce qui est un droit à Toronto et à Miami est un crime à Paris ? « Ensauvageonnement » ? N’est-ce pas tout simplement la forme politiquement correcte pour dire que les immigrés sont des primitifs qui retournent tôt ou tard à la barbarie !

La caricature de Mohamed érigée en dogme républicain !

La France nous inquiète, celle d’Elisabeth Lévy, de Christian Estrosi… de tous ceux pour lesquels le musulman d’aujourd’hui n’est que le fellagha d’hier, « l’ennemi qui va fédérer la nation », selon les mots de Pascal Blanchard. Celle de ceux qui contribuent à l’isoler (« Macron alone ! », écrit la presse américaine) ou à faire sourire ses voisins en ressassant l’antienne éculée de « l’exception française ». En exaltant les droits de l’homme, les révolutionnaires de 89 n’ont fait que se mettre à l’école des Insurgents américains, qui eux-mêmes ont puisé dans le passé de leur ancienne métropole. La  laïcité de la France d’aujourd’hui n’est pas celle de ses voisins, ni même celle établie par la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. La France, qui est classée au 34e mondial pour la liberté de la presse, ne peut pas défendre la liberté d’expression et, en même temps, réduire la liberté d’informer par sa loi sur la sécurité globale !

La France nous inquiète parce qu’elle est le seul pays dont le président a érigé les caricatures de Mohamed en dogme républicain, sans doute parce qu’il ignore qu’elles signent d’abord le mépris d’une culture. Mohamed n’est pas qu’un simple facteur et au-delà de l’homme incarné et mortel, il y a pour les musulmans une réalité métaphysique qui fait du  Prophète une spiritualité vivante, présente parmi eux et en germe dans chacun d’entre eux ! Les caricatures blessent en réalité moins profondément ceux qu’on appelle « djihadistes » que leurs principales victimes : la masse de musulmans attachés au verset selon lequel « celui qui tue un être humain tue toute l’humanité ». De toute façon quelle logique voudrait que l’on traitât de raciste, d’antisémite et de sexiste celui qui insulte les Noirs, les Juifs et les femmes, et de citoyen qui ne fait qu’exercer son droit à l’expression celui qui insulte les musulmans ?

La France nous inquiète, celle de Caroline Fourest, de Philippe Val… de tous ceux que Pascal Boniface avait appelé « les intellectuels faussaires », celle de tous ceux qui veulent « créer des monstres pour conjurer les monstres », qui croient que leur nation est sous le coup de « s’effondrer  sur elle-même parce que quelques-uns de ses enfants prient et croient en Dieu » ! Le président de la République participe lui-même « à construire le problème musulman en visant les fidèles et leur foi », et son ministre de l’Intérieur, Gérald Moussa Darmanin, qui sans doute est de ceux qui croient qu’il faut choisir entre ses ancêtres, préconise l’arme administrative plutôt qu’un débat devant la justice, applique une politique du soupçon et de surveillance des fonctionnaires… et même des musées, parle d’une guerre de civilisations qui engage « tout l’Occident ». La droite et l’extrême droite à laquelle elle fait la courte échelle l’incitent à aller plus loin, « s’exonérer des lois de la paix », banaliser les mesures restrictives de liberté, remettre en cause les droits d’association et d’asile ! Ce matamorisme débridé, qui a mis en évidence l’amateurisme du pouvoir, se désintègre face au débat sur la « loi de sécurité globale » et à la miraculeuse révélation d’une bavure policière, au point que le président de la République en est réduit à rabibocher le président du Parlement et le Premier Ministre, accusé de trahison, et à désavouer son ministre de l’Intérieur !  

La France nous inquiète parce que ce sont désormais les « experts en mensonges » et en attaques ciblées qui occupent les plateaux audiovisuels, où l’on a peu de chance d’écouter des voix qui rappellent celle de Stéphane Hessel, parce que beaucoup sont devenues inaudibles à force d’être montrées du doigt.

Le meurtre d’un enseignant, dont le rôle est de rendre l’être humain meilleur, a choqué les musulmans encore plus que les autres parce que l’assassin se réclame de leur foi, mais il ne doit pas faire l’objet d’une exploitation politique. Ce n’est pas attenter à la mémoire de la victime que de se demander si, en ne dispensant son cours d’éducation civique qu’à ceux de ses élèves « qui le veulent bien », cet enseignant a bien respecté la mission de l’école républicaine, égalitaire et non discriminatoire et, si dans la foulée il aurait invité ses élèves juifs à s’éclipser s’ils le souhaitent pour ne pas entendre un cours sur les droits des peuples illustré par la situation en Palestine. Si le ministre de l’éducation nationale, pour ne pas « contredire ses idéologies », a pu falsifier la lettre de Jaurès qu’il a fait lire aux élèves, un simple professeur peut bien avoir la faiblesse de manquer à son devoir de réserve ! De toute façon il n’est pas obligé  d’insulter une communauté pour dispenser un cours sur la liberté d’expression et son meilleur outil pédagogique n’est pas une « caricature à la limite pornographique », extraite d’un journal qui avait renvoyé une de ses belles plumes, Sempé, en l’accusant d’avoir « ridiculisé le judaïsme » ?

La France nous inquiète, celle d’Alain Finkielkraut, de Pascal Bruckner, d’Éric Zemmour. Le premier fait un lien entre l’hommage populaire rendu à Johny Halliday et la question identitaire et les deux autres s’acharnent  sur les rares françaises d’origine africaine qui prennent le risque de s’investir dans le débat public : l’une Rockhaya Diallo, est accusée d’être à l’origine du massacre du Bataclan, l’autre, Hapsatou Sy, porterait un prénom qui serait une « insulte à la  France » ! 

Après Jupiter, Tarzan et César !

La France nous inquiète, celle d’Emmanuel Macron parce depuis qu’il a affronté Donald Trump dans une partie de bras de fer, le président français ne se retient plus et épuise ses forces en jouant la mouche du coche. Déjà Jupiter en France, il se veut Tarzan au Liban, César au Caucase et fait une offre de service à l’Union Africaine pour mettre fin au dilemme des présidents en fin de mandat. Mais la grande œuvre de ce Savonarole moderne c’est de réformer l’Islam, non pas seulement labelliser bleu blanc rouge les imams de France, mais  changer la religion elle-même car, dit-il, l’islam est en crise. Il se vante d’être un homme politique postcolonial, mais ne peut s’empêcher de sommer les présidents du G5 Sahel de paraitre devant lui et de s’expliquer, ou de tourner en dérision le président burkinabé en le comparant à un frigoriste. Il a ses préférences parmi les chefs d’état africains et cela ne répond à aucune logique : Condé et Ouattara, du fait de leur acharnement à solliciter un 3e mandat, sont à l’origine d’une centaine de morts dans leurs pays respectifs, mais il absout le second et accable le premier. Il pardonne au président algérien, qui détient dans ses geôles le correspondant de plusieurs médias français, et à celui du Rwanda, qui a kidnappé un opposant, et dans les deux cas, c’est sans doute pour ne pas rouvrir des dossiers gênants.

Le lien qui attachait le plus solidement notre pays à la France, sa langue, s’effrite inexorablement et les générations de Sénégalais à venir seront bien moins francophiles et francophones que celles qui les ont précédées. La langue française n’est plus parlée dans nos rues, notre jeunesse qui se jette à corps perdu dans le gouffre de l’immigration clandestine vise l’Espagne ou l’Italie, nos étudiants ne rêvent plus que d’aller étudier dans les universités d’Amérique du Nord !

La France nous inquiète, mais y va-t-il encore une autorité qui soit prête à entendre ce que nous murmurons à ses oreilles ?

OUF ! MAIS DIEU, QUE CE FUT LENT ET DIFFICILE !


NB : Texte publié dans Sud-Quotidien du 7 novembre 2020


Exit donc Donald Trump et sans doute le Bureau Ovale ne gardera pas de lui un souvenir impérissable, car il est de notoriété publique qu’il passait le plus clair de son temps à twitter des messages incendiaires ou injurieux, à réagir à chaud aux programmes de sa chaine de télévision préférée, Fox News, qu’à éplucher ses dossiers, qu’il ne lisait d’ailleurs jamais.

Exit Trump, mais ce fut plus difficile qu’on ne croyait, plus long qu’on ne pouvait penser dans une vieille démocratie.

Difficile !

Ce fut difficile parce qu’on avait affaire à un homme si imprévisible que les 600 sondages réalisés sur ses chances face à son adversaire démocrate se sont révélés inexacts et, d’une certaine manière, sa défaite est d’abord celle des instituts de sondage américains. On croyait que son passif (car il avait un passif, contrairement à Joe Biden qui n’a jamais exercé une fonction présidentielle) était assez lourd pour convaincre la majorité des Américains qu’il n’était pas à sa place à la Maison Blanche et persuader ceux qui avaient voté pour lui en 2016 qu’ils avaient fait un mauvais choix. Comment les citoyens de la première nation du monde (aux plans économique, financier, militaire, scientifique, culturel, sportif) pouvaient-ils accepter de renouveler le mandat d’un président inculte et qui selon un de ses anciens et plus proches conseillers, est vulgaire, raciste, menteur et sans aucun principe moral ?

Comment une nation fondée par des populations éprises de liberté, qui rassemble des hommes et des femmes venus de tous les continents et prend de jour en jour l’allure d’un pays arc-en-ciel, pourrait-elle tolérer longtemps un président qui la divise, qui appelle à l’intolérance et à la violence, qui méprise une partie de ses concitoyens ? Un président qui, par ses prises de position publiques, est rejeté unanimement dans son pays et hors de son pays, par les intellectuels, le monde de la culture, du loisir et des sports ? Comment les Américains peuvent-il accorder le pardon à un président qui, face au plus grand péril sanitaire vécu par l’espèce humaine depuis des siècles, s’est distingué par une gestion calamiteuse de la pandémie, montré le mauvais exemple en bafouant les recommandations des scientifiques et ignoré les mesures d’hygiène les plus élémentaires, au point de conduire son pays à la catastrophe ? Comment pourraient-ils nier que Trump n’a pas fait baisser le chômage comme il s’y était fermement engagé, qu’il n’a pas construit le mur qui était le grand projet de son mandat, qu’il s’est mis à dos ses alliés naturels sans en gagner de nouveaux, qu’il a renié les engagements internationaux signés par ses prédécesseurs, qu’il est calfeutré dans son pays parce que chacune de ses visites officielles à l’étranger déchaine des manifestations de colère et de rejet ?

Long, trop long !

Pourtant, malgré tous ces handicaps, et alors qu’on pensait que le bon sens allait l’emporter sur l’aveuglement, il a fallu bien du temps, et d’autres artifices, pour venir à bout de Trump. On avait sous-estimé ce fait que ses électeurs ne connaissent pas les palinodies, ils ne voient pas plus loin que sa moumoutte rousse, balayent d’un revers de main tous les reproches faits à leur héros et ils sont même plus nombreux à voter pour lui qu’en 2016 ! On avait cru à tort que les Latinos allaient sanctionner ses propos racistes, mais c’était sans compter les Cubains. On avait oublié que tout le mandat de Trump n’a été qu’une longue campagne électorale au cours de laquelle il a flatté les plus bas instincts de ses militants, eu recours aux mesures les plus barbares, comme la séparation des enfants d’immigrés de leurs familles, ou les plus rétrogrades. On n’avait pas pris au mot les menaces proférées pendant sa campagne, celles de paralyser le système postal ou de ne pas reconnaitre les résultats s’ils lui étaient défavorables. On avait cru, tout bêtement, que lorsqu’un responsable de son rang annonce des fraudes, il prend la peine d’en fournir la preuve. Donald Trump aura ainsi tout essayé et qu’importe si par son obstination à refuser de reconnaitre les faits, il a installé dans son pays un climat qui rappelle le Kenya de Uhuru Kenyatta en 2017 ou la Gambie de Jammeh. Un pays avec un chef de parti qui intervient dans le processus électoral, fait des annonces de résultats non conformes à la loi, un pays où l’on assiste à des bagarres rangées entre militants, où des électeurs armés assiègent les salles de comptage des voix. Pour imposer sa volonté au peuple Trump a multiplié sans convaincre les recours à la justice et mobilisé 600 avocats.

« Le vote par correspondance m’a tuer ! »

Mais, au bout du compte, les raisons de la chute de la maison Trump (sa fille et son beau-fils, ses fils et un peu moins sa femme), c’est que les États-Unis ne sont tout de même pas une république bananière, que ses institutions sont solides et qu’on ne peut pas « réduire les Américains au silence ». Les règles y varient certes d’un État fédéral à l’autre, il n’y a pas de commission électorale fédérale, mais la sécurité des dépouillements est garantie par la présence d’un binôme représentatif des courants.

Au sein même du parti républicain des voix représentatives se sont élevées pour marquer les limites de leur soutien à Trump et exiger les preuves de ses accusations. Situation exceptionnelle : les médias (y compris Fox News !) n’ont pas hésité à interrompre ses fausses allégations ou à les corriger. Peut-être parce qu’elle avait senti la fin du feuilleton, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, habituellement plus prompte à sanctionner la Russie, a osé l’accuser « d’abus de pouvoir » ! Trump lui-même a payé le prix de ses tweets compulsifs qui ont favorisé une participation électorale jamais égalée, une mobilisation exceptionnelle des femmes, des jeunes et même de quelques retraités choqués par ses outrances. Il a été victime de l’évolution de la démographie et de la carte électorale et sa défaite en Géorgie marque un tournant. Enfin il pourrait dire : « le vote par correspondance m’a tué », car, comme il fallait le prévoir, la majorité de ceux qui ont utilisé ce mode de vote étaient ceux qui étaient respectueux des mesures de distanciation physique qu’il avait bafouées!

Et maintenant ?

Sa défaite fera des malheureux : les marchands d’armes, les suprémacistes américains, les petits blancs des campagnes… les caricaturistes. Elle réjouira la majorité des Américains, humiliés par ce dirigeant hors normes, et le reste du monde, au Nord comme au Sud, à l’exception d’Israël dont il aura été le VRP auprès des Arabes au patriotisme flageolant. Trump garde néanmoins un pouvoir de nuisance pour quelques semaines encore, et en posant comme postulat qu’il évitera tout de même de mettre le pays à feu et à sang, on peut s’interroger sur la sortie qu’il adoptera. Lui, qui aime le jeu, choisira-t-il une solution à la Nixon, en démissionnant pour se faire amnistier par celui qui deviendra le président intérimaire, pour pouvoir ainsi échapper à la justice ? Lui, qui aime la bravade, pratiquera-t-il la politique de la terre brulée, par des procédés sournois ? Y aura-t-il au contraire une âme charitable pour le ramener à la raison et le convaincre que désormais seule une sortie digne peut le sauver de l’opprobre ?

ET SI NOUS ENVOYIONS DES OBSERVATEURS À LA PRÉSIDENTIELLE AMÉRICAINE ?



NB : Texte publié dans Sud-Quotidien du 29 octobre 2020


En bonne logique, et si tout le monde respectait le parallélisme des formes, l’Union Africaine, et d’autres institutions internationales soucieuses de faire respecter les règles de la démocratie sur tous les continents, devraient envoyer des observateurs, avec badges, gilets d’identification et surtout des principes en bandoulière, pour scruter le déroulement de la campagne électorale et des élections qui vont opposer Donald Trump à Joe Biden.

Treize mensonges par jour

Parce que tout simplement il n’y a aucune raison de faire confiance au candidat sortant qui, selon le très respecté Washington Post, aurait proféré plus de 20.000 mensonges depuis son installation à la Maison Blanche. Il ne s’agit pas de petites bourdes insignifiantes mais, souvent, de contre-vérités sur des sujets graves, comme l’économie nationale, la santé des citoyens américains ou la paix et la sécurité dans le monde. Chat échaudé craint l’eau froide, c’était sur la base de mensonges qu’avait été déclenchée la guerre qui a fait entre 100.000 et plus d’un million de morts parmi la population civile irakienne, et les mensonges de Trump ont déjà contribué à faire des États-Unis le pays au monde le plus affecté par la covid-19. On peut donc s’attendre à ce que, le 3 novembre, un des 13 mensonges qu’il profère chaque jour, en moyenne, brouille le processus de vote ou remette en cause le désir de changement des électeurs américains. D’ores et déjà Twitter devrait mettre en branle ses modérateurs pour limiter les dégâts.

La peur du vote par correspondance

Parce que tout au long de la campagne électorale, ce même candidat sortant a cherché, par tous les moyens, à empêcher les électeurs américains d’exercer leur droit de vote par le moyen sans doute le plus approprié dans un pays où la covid-19 a contaminé plus de 8,5 millions de personnes et fait plus de 220.000 morts. Donald Trump s’est en effet opposé au vote par correspondance, prétendant, sans en fournir la preuve, qu’il pourrait entraîner des fraudes, alors qu’il est jugé fiable depuis longtemps. Pour contrecarrer l’acheminement des bulletins de vote par la voie postale, il a bénéficié de la complicité du patron de l’United States Postal Services, son ami, milliardaire comme lui, qui a apporté à sa campagne et au parti républicain un soutien financier estimé à 2,5 millions de dollars, qui a affirmé, le plus sérieusement du monde, que les services postaux de la première puissance mondiale étaient incapables de supporter cette charge et ne pouvaient donc pas garantir l’arrivée à temps de tous les bulletins de vote ! Pire encore :Trump a invité tout bonnement ses électeurs à voter deux fois, pour semer la pagaille, et c’est sans doute la première fois que le chef d’une démocratie avancée invite publiquement ses concitoyens à recourir à la fraude électorale.

Un président autoproclamé ?

Parce que (et c’est une des conséquences de la remarque précédente) ce même candidat sortant travaille à délégitimer tout le processus électoral et à semer le doute sur ses résultats. Donald Trump refuse de s’engager, solennellement, à accepter les résultats des élections, quels qu’ils soient, il n’exclut pas de se proclamer élu sans attendre la fin des dépouillements de tous les bulletins de vote. Le 3 novembre prochain la première puissance mondiale pourrait se retrouver dans la situation que vivent périodiquement les pays africains, du Kenya à la Guinée Conakry, celle qu’avait connue la Côte d’Ivoire en 2010, avec un président autoproclamé élu, qui refuse le verdict de l’institution chargée du processus électoral pour s’abriter sous le parapluie de l’instance judiciaire suprême. Malheureusement, si la France était allée déloger Laurent Gbagbo en lançant ses chars à l’assaut de son palais, il n’est pas sûr qu’elle prenne le risque d’aller cueillir Donald Trump en forçant les portes du Bureau Ovale ! Parce que précisément cet inénarrable candidat sortant a déjà miné la plus haute juridiction du pays et rompu significativement son équilibre. En s’empressant de nommer à la Cour Suprême une juge ultra conservatrice, confirmée à huit jours du suffrage électoral et bien disposée à son égard, il n’a pas seulement manqué d’élégance républicaine, il a pris un acte qui pourrait avoir des effets sur l’issue des élections, si l’on se souvient qu’en stoppant le recomptage des voix en Floride aux élections de 2000, l’institution avait favorisé la victoire du candidat républicain G.W. Bush.

Un président chef de clan

Parce que Trump a installé au sein de la vaste et composite nation américaine une division qui peut susciter des troubles et des actes de violence. Il a refusé de condamner les suprémacistes blancs et les ultranationalistes, il leur a apporté quelquefois son soutien, les a invités à « se tenir prêts », voire à sortir leurs armes le jour des élections, dans un pays qui concentre à lui seul 40% des armes de petit calibre qui circulent dans le monde. Il n’a rien fait pour apaiser la détresse de la minorité noire et ne lui a témoigné aucune compassion lorsque ses membres ont été victimes de la répression policière. Les États-Unis ne sont certes pas un pays en guerre, mais la tension suscitée par le président clivant qui les dirige depuis quatre ans peut justifier à elle seule la présence d’observateurs indépendants capables de témoigner du respect de la protection des droits civils et politiques.

Le 3 novembre, un jour d’inquiétude

La réalité c’est que les États-Unis de Trump nous rappellent étrangement les tares de ces pays peu recommandables que fustigeait le président américain dans des termes vulgaires. On y tient des meetings électoraux dans l’enceinte même du palais présidentiel et pour le maître des lieux, remporter les élections n’est pas une option mais une nécessité, le seul moyen d’échapper aux poursuites judiciaires pour fausses déclarations de revenus, compromissions sexuelles, obstruction dans des enquêtes à caractère criminel, etc. Le 3 novembre 2020 au soir, contrairement à ce qui se passe dans les grandes démocraties occidentales, il y a peu de chances qu’on sache qui a été élu président des États-Unis. Cette date pourrait ne pas marquer la fin du processus électoral mais le début de l’inquiétude et d’une crise inédite dans ce pays. C’est une raison supplémentaire pour qu’à défaut de changer les résultats, des témoins privilégiés indépendants puissent contribuer à affecter leur légitimité, s’ils s’avéraient non conformes à la volonté du peuple…

BABACAR TOURE, IMPERTINENT ET TENDRE



NB : Texte publié dans Sud-Quotidien du 5 septembre 2020


« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire ! ». Cette citation, que l’on prête faussement à Voltaire, pourrait être la devise professionnelle de Babacar Touré et c’est sous ce signe que s’est effectuée notre première rencontre.

C’est peut-être même tout simplement la devise de sa vie, celle d’un homme qui avait choisi de faire confiance à ses semblables et qui avait une haute idée de l’Homme. Je laisserai à d’autres, à ceux qui ont été, des décennies durant pour certains, ses compagnons ou ses complices, le soin de parler de l’étudiant rebelle, du journaliste engagé, de l’entrepreneur novateur qui a inventé la start-up avant les autres Sénégalais, du communicateur subtil ou du médiateur universel. Je n’ai pour ma part, connu et pratiqué Babacar Touré que dans l’écume de sa vie, lorsqu’il s’est déchargé provisoirement de son métier d’homme de presse, a mis en veilleuse ses activités professionnelles, pour exercer, sinon bénévolement, du moins avec un grand désintéressement, des responsabilités qu’il n’avait acceptées que parce que celui qui les lui avait proposées l’avait assuré qu’à ce poste, il pouvait servir utilement son pays.

Ce visiteur du soir qui fréquentait les hommes de pouvoir, pouvait être impertinent, sans jamais être agressif ou insolent, et c’est sans doute parce qu’ils le savaient sincère que ceux d’entre eux qu’il a quelquefois tancés lui ont gardé leur amitié. Cet homme qui disait, en plaisantant, qu’il était plus vieux que son âge, manifestait une extrême courtoisie, et quelquefois une émouvante déférence, à l’endroit de ses aînés. De la plupart d’entre eux tout au moins, car tous les vieillards qui meurent ne laissent pas des bibliothèques…

Ce grand corps, et c’est peut-être ce qui était le plus surprenant chez lui, était en réalité un grand tendre qui faisait preuve d’une indulgente affabilité à l’endroit des humbles et de tous ceux qui étaient victimes d’une injustice. Cet homme, qui était sans doute l’un des mieux resautés de notre pays, ne ménageait pas sa peine pour rendre visite à cet éclectique aréopage, ou à défaut, à user du téléphone et de ses artifices, en prenant son temps, ou celui qu’on voulait bien lui consacrer, quoique cela lui coûte car il n’était pas un adepte des applications mobiles gratuites…

Peu d’hommes, à ma connaissance, se sont, aussi souvent que lui, donné la peine d’appeler des hommes et des femmes, y compris des inconnus, juste pour porter une appréciation sur un article paru dans la presse, ou sur un discours tenu en public, ou encore pour apporter un soutien ou un réconfort après une sanction qu’il jugeait arbitraire.

J’en parle encore en connaissance de cause, puisque c’est dans une telle occasion que j’ai fait la connaissance de Babacar Touré… Mais que ce soit en entretien distanciel ou en entretien présentiel, comme on le dit désormais en ces temps de confinement, son langage n’était jamais équivoque car il n’est pas de ceux qui empruntent des chemins de traverse. Peut-être que le temps lui a fait la faveur de se faire élastique à son seul usage, car, par déformation professionnelle ou par curiosité intellectuelle, ce grand bavard trouvait aussi le temps de ne rater aucune bonne émission, à la radio ou à la télévision, aucune publication, livres ou journaux, qui méritait qu’on lui prête attention.

Les éloges, les coups d’encensoir, n’étaient sans doute pas ce qu’il attendait le plus de ses amis et de ses collaborateurs. J’ai encore en mémoire cette cérémonie publique, la dernière qu’il présidait au nom du CNRA, au cours de laquelle il dut batailler ferme pour éviter qu’elle ne soit transformée en sacre. Si pourtant, comme d’autres avant moi, j’ai cédé à cette tentation, c’est pour la raison que voici : qu’on soit dans le réduit clos d’une voiture, dans l’enceinte d’une concession familiale, voire dans un cercle plus large, à la dimension d’une association ou d’une nation, il y a toujours du bonheur à savoir que celui qui tient les rênes ne déroge pas aux principes et ne se défaussera pas sur vous pour justifier une fausse manœuvre. Ce bonheur-là, je crois pouvoir le dire à leur nom, nous avons été huit femmes et hommes à le vivre pendant les six ans du mandat de Babacar Touré à la tête du CNRA.

jeudi 2 juillet 2020

ADIEU SAINT-LOUIS, BONJOUR NDAR !


NB : Ce texte avait été publié dans un hebdomadaire dakarois il y a 25 ans, à une époque où la seule évocation d'une nouvelle dénomination de l'ancienne capitale de la colonie du Sénégal c'était toucher à la mère des tabous. L'article avait été mal reçu par de nombreux saint-louisiens et lorsque quelques années plus tard je l'ai repris, un peu étoffé pour en faire le thème d'une conférence devant les élèves du Prytanée de St-Louis j'ai reçu le même accueil. Mais, à l'évidence, l'assassinat de G. Floyd a ouvert la boîte de Pandore et je crains que Louis (IX ? XVI ?), Brazza, Binger ou Monroe aient des soucis à se faire. Quoiqu'il en soit Sud-Quotidien a décidé de re-publier l'article original auquel j'ai cru apporter quelques compléments d'information en mentionnant par exemple que le vieux pont Faidherbe avait été reconstruit à l'identique ou en donnant la signification du sigle CARSAL que tout le monde a aujourd'hui oublié...

Du Carsal1 à la Convention des Saint-Louisiens (pour ne nous en tenir qu’à une période récente), ils sont légion ces lobbies dont la vocation est de réveiller cette belle endormie qu’est l’ancienne capitale du Sénégal, de lui redonner un peu de son lustre d’antan… Dame : presque quatre cents ans de passé connu et attesté par des documents, c’est sous nos latitudes un gisement exceptionnel, un fonds de commerce dont l’inventaire pourrait remplir plusieurs press-books touristiques alléchants !

Reste à savoir si, obélisques, jets d’eau et empoignades oratoires mis à part, il restera, dans quelques années, quelque chose des prestations de ces militants du Saint-Louis éternel. De quelle cause d’ailleurs se sont-ils faits les champions, eux qui ont, à mon humble avis, le grand tort de ne brandir comme signes de ralliement que Faidherbe et les signares, les « Cahiers de doléances »2 et la représentation du Sénégal au Parlement français, et par là même, de cultiver un splendide isolement de « minorité ethnique » portant en bandoulière une inguérissable nostalgie ?

Je commencerai par relater quelques scènes vécues.

Au milieu des années 1970, j’ai commis dans un périodique publié alors à Saint-Louis3 une série d’articles consacrés aux noms de rues dans la vieille cité. Je voulais instruire la population sur les illustres inconnus dont les noms ornaient encore les artères de l’ile4, souligner le caractère quasi-accidentel ou anecdotique de certaines dénominations5, et montrer qu’on pouvait légitimement débaptiser certaines rues et places sans se renier. Si certains de mes lecteurs approuvèrent, plusieurs notables de la ville m’accusèrent de dénigrement et même de crime de lèse-majesté !

Deux ou trois ans plus tard, alors que j’étais convié par le maire à participer à la cérémonie de jumelage retour entre Lille et Saint-Louis, j’assistais à une scène cocasse. Le maire de la ville natale de Faidherbe invitait celui de la ville à laquelle ce dernier devait sa renommée à renoncer à l’éloge qu’il voulait rendre à l’homme qui avait inspiré le jumelage : « Y en a marre de Faidherbe, nous dit-on sans ambages ! Nous sommes une municipalité socialiste et nous ne pouvons pas nous permettre d’encenser un conquérant colonialiste, un sabreur de populations civiles6. Si encore on ne parlait que du général républicain, du vainqueur de Bapaume ! ».

Dix ans après cet évènement, alors que j’accompagnais un ministre de l’Education nationale, militant du réarmement patriotique qui se faisait une fête de donner au vieux lycée Faidherbe le nom d’Oumar Foutiyou Tall, j’assistais, éberlué à la plaidoirie d’une délégation de « cadres saint-louisiens » qui souhaitaient qu’on ne touchât surtout pas au vainqueur de Médine et de Loro…

Pourquoi donc Saint-Louis ne devrait-elle être fière que des marques et des empreintes laissées par le colonisateur ou par son cortège d’explorateurs et de négociants ? Pourquoi tiendrait-elle pour négligeables celles imprimées, au prix souvent de beaucoup de sacrifices, par les hommes et les femmes du cru qui se succédèrent sur son sol pendant plusieurs siècles ?

Pourquoi notre pays ne mettrait-il pas plutôt en exergue cette évidence : Saint-Louis, c’est la matrice où s’est forgé « l’homme sénégalais » ! Elle l’est d’abord parce qu’elle est bâtie à l’entrée du fleuve qui a donné son nom à notre pays, parce que pendant longtemps elle s’est appelée « île du Sénégal », parce que, surtout, c’est sur son sol, sur un ruban de terre d’à peine deux kilomètres de long, que, pour la première fois, se rencontrèrent dans tous les sens du mot, que se mêlèrent, que s’opposèrent quelquefois, que fraternisèrent enfin, le wolof et le manjak, le joola et le pulaar… Il suffit pour s’en convaincre de consulter les registres de recensement général de la population de l’île à la fin du XVIIIe siècle (privilège qui n’appartient qu’à Saint-Louis). Tous les patronymes du Sénégal d’aujourd’hui y figurent : Kan (Kane), Guiouf (Diouf), Guiop (Diop), Gomis, etc. Aujourd’hui encore le « saint-louisien » ne répond, si l’on ne s’en tient qu’au seul nom de famille, à aucun critère ethnique.

Ne nions pas non plus cette évidence : même si par coquetterie ou vantardise nous aimons anticiper la naissance de la « nation sénégalaise », nos frontières modernes sont artificielles, notre pays est une création coloniale dans sa configuration actuelle et c’est à Saint-Louis qu’il y a trois siècles les différences composantes culturelles qui l’habitent ont appris à vivre ensemble. Cela explique sans doute bien des choses et notamment que notre pays ait échappé aux « querelles tribales » qui ont suivi un peu partout la proclamation de l’indépendance. L’île de Ndar était vierge de tout peuplement permanent à l’arrivée du colonisateur, on peut donc dire que tous ses habitants sont, d’une certaine manière, venus d’ailleurs, de gré ou de force. Saint-Louis c’est notre Amérique, le melting- pot où s’est formée une culture neuve, métissée, en rupture avec les ordres anciens.

Toutes ces raisons devraient inciter tout regroupement de saint-louisiens à être, non un cercle fermé, mais une communauté ouverte, sans exclusive, car on appartient à cette ville moins par la naissance que par la culture. C’est pour cela que nous devrions faire de Saint-Louis notre maison familiale, notre patrimoine commun, souhaiter que chaque sénégalais y ait un point d’ancrage, au lieu que l’ancienne capitale ne soit une enclave étrangère, même au sein de la région qu’elle administre et qu’elle est censée animer.

Il y a un autre héritage dont Saint-Louis pourrait aussi s’enorgueillir, c’est l’extraordinaire capacité de résistance dont a fait montre sa population face au colonisateur qui s’était ingénié à la diviser en castes et classes, opposant « hommes de couleur » et « gourmettes », « nègres libres » et « engagés à temps », esclaves et captifs de « case » ou de « traite », « habitants » et étrangers, ces derniers comprenant aussi bien les gens venus du Cayor tout proche que ceux qu’on appelait déjà « Toucouleurs » !

Créée par les Blancs mais peuplée par les Noirs, Saint-Louis a pu ainsi préserver son identité africaine. Au temps de Faidherbe il était interdit aux griots d’y passer la nuit, mais nul n’a jamais réussi à briser la chaine des généalogies dont ils assuraient la survie. On y a organisé des autodafés de gris-gris, pourchassé les marabouts et fermé leurs écoles, mais on n’a pas pu y empêcher la construction d’une mosquée « en dur » dès le milieu du XIXe siècle. C’était une gageure : malgré sa modestie, c’est à la fois le plus ancien monument de ce type et de cette nature construit dans la sous-région avec ce matériau et le premier financé par souscription publique !

Pendant des générations, seule la minorité européenne et métisse avait le droit, à Saint-Louis, de porter l’appellation « d’Habitants », et pourtant il n’y a pas eu de « kriolisation » de la population, c’est-à-dire de constitution d’une oligarchie dominante avec sa langue et ses rites. A Saint-Louis, au contraire, les « signares » tenaient des « sabars » et les métis se mettaient au wolof. Même si aux élections législatives de 1914, qui allaient faire date, la vieille cité ne donna pas ses voix à Blaise Diagne, sans doute parce que le ressentiment contre Dakar qui lui avait ravi le titre de capitale de l’AOF ne s’était pas dissipé, c’est de l’île que partit le mouvement  de jeunes patriotes, formés pourtant, pour la plupart, à l’école coloniale, qui allaient contribuer à faire du Goréen le premier député noir du Sénégal !

Ce sont donc les saint-louisiens qui ont assimilé le colonisateur et non l’inverse et c’est une prouesse que leur cité, porte drapeau de la présence française en Afrique de l’ouest, soit devenue le symbole de la plus médiatique des valeurs sénégalaises : la « téranga » !

Alors, pourquoi, avec tant d’atouts, ne peut-on se permettre de démomifier Saint-Louis ? Pourquoi cette ville ne cesserait-elle pas de toujours donner l’impression d’être une cité recroquevillée dans son passé, frileuse, toute confinée dans une histoire qui, quelquefois la concerne si peu ? Pourquoi ne se muerait-elle pas en une cité conquérante et ne ferait-elle pas plus de place à l’héritage vivant de ceux qui lui ont donné leur sang et leur sueur plutôt qu’au souvenir d’un passé à jamais enfoui ? Pourquoi, pour tout dire, ne pas enterrer Saint-Louis, qui est le nom de plusieurs dizaines de villes dans le monde, et redonner vie à Ndar, nom qui appartient à notre patrimoine et qui a une histoire ?

Oui, nous pouvons déboulonner la statue du général Faidherbe sans que le ciel nous tombe sur la tête, nous pouvons débaptiser la place et le pont qui portent son nom, et qui ne sont pas ses créations, sans attenter à l’histoire et surtout à l’Histoire !

Et puis sachons raison garder : le Saint-Louis hérité de la colonisation française n’est ni la Carthagène des  Indes ni la Quito d’Equateur héritées de l’occupation espagnole7. A l’exception du pont métallique8, il n’y a pas sur l’île de monument qui mérite d’être inscrit à l’inventaire du patrimoine national au point d’être totalement intouchable. Je ne veux pas dire par là qu’on peut mettre à bas tous ses vieux édifices, je veux seulement dire que nous devons reconnaître que, l’âge, le climat, les déboires économiques aidant, plus aucun d’entre eux ne constitue aujourd’hui un modèle achevé et intact des constructions à argamasse de la période faste. L’important, aujourd’hui, c’est de redonner à la vieille cité l’harmonie et la grâce dont avaient peut-être rêvé les plus inspirés de ses bâtisseurs ainsi que cette patine qui est la marque d’une longue existence, de restituer la divine surprise qu’ont dû éprouver ceux qui descendaient le fleuve et venaient d’un monde où dominent la paille et l’argile, et qui au détour d’une courbe, ont vu la ville de Saint-Louis surgir au-dessus de l’eau.

Il faut restituer Saint-Louis à l’histoire et rendre à Ndar ce qui lui appartient et qui non seulement survivra au pic des démolisseurs, mais pourrait encore remplir une enviable corbeille de mariage ou inspirer un risorgimento salvateur.

Ce qui appartient à Ndar, c’est ce site improbable et aujourd’hui menacé, entre mer et rivières, avec vue imprenable sur l’infini, avec, sur plusieurs kilomètres, le fleuve Sénégal qui frôle la côte sans se décider à rejoindre l’Atlantique, faisant sa coquette comme le paon fait la roue. Mais la perfide mer se vengera de ces simagrées en plantant une infranchissable « barre » à son embouchure.

Ce qui appartient à Ndar, c’est aussi cette mince et étroite pellicule de sable et d’argile, à la jonction du désert et de la mangrove, conquise sur les marées et la vase, longtemps hérissée de bâtisses blanches et carrées qui lui donnaient l’air d’une cité méditerranéenne exilée sous les tropiques.

Ce qui appartient à Ndar, c’est cette douceur de vivre qui y ramène les retraités et qui y retient les femmes : nulle part au Sénégal, celles-ci ne sont aussi sûres d’elles-mêmes, et nulle part les mères ne sont autant aimées. C’est cette civilité qui est probablement le fruit du modus vivendi imposé par la rencontre d’hommes et de femmes d’origine sociale et ethnique aussi diverse.

Ce qui appartient à Ndar c’est, enfin, cette nostalgie dont elle aura toujours à revendre…

NOTES
(1) Comité d’Action pour la Rénovation de Saint-Louis.
(2) Probablement l’une des plus tenaces supercheries de l’histoire coloniale du Sénégal, que Senghor a contribué à répandre. Il ne s’agissait en fait que du manifeste d’un négociant qui revendiquait une plus grande liberté de commerce et nullement l’émancipation des esclaves.
(3) Il s’agissait du Bulletin de la Chambre de Commerce.
(4) Qui, même en France, se souvient du Baron Hyde de Neuville dont le nom avait été donné à la principale artère du sud de l’île et qui ne devait ce privilège qu’au fait qu’il était Ministre de la Marine, donc chargé des colonies ?
(5) Comme la rue Navarin, toujours au sud, nom d’une modeste victoire navale française sur les Turcs (1827) qui eut lieu au moment même où  l’on baptisait pour la première fois des rues à Saint-Louis.
(6) A titre d’exemples : en 1857 Faidherbe fait bombarder tous les villages du Fouta situés au bord du fleuve Sénégal, de Nguidjilogne à Dembancané, soit sur 150 km. En mars 1861 il fait incendier 25 villages du Cayor, entre Kelle et Mekhé, etc.
(7) En 1838 il y avait à Saint-Louis 310 maisons de briques, de qualité très inégale, et 3.000 cases dont 2/3 en paille ; en 1870 la ville comptait 500 maisons en briques et encore 4.000 cases !
(8) Rappelons tout de même que le pont d’origine a été remplacé, il y a quelques années, par un pont neuf construit à l’identique.

lundi 22 juin 2020

IL FAUT (AUSSI) DÉBOULONNER LES «TIRAILLEURS SÉNÉGALAIS» !


NB : Publié dans Sud-Quotidien du 22 juin 2020


J’ai bien conscience que, par ces mots, je touche à un tabou, mais notre pays cultive les tabous comme il cultive l’arachide, sans réaliser que c’est quelquefois un produit désuet, dégradé, improductif, exténué ou invendable. Pratiquer la politique de l’autruche ne nous empêchera cependant pas de faire face à ce dilemme : peut-on déboulonner les indéfendables conquérants coloniaux et hisser sur un piédestal ceux qui furent leurs infatigables bras armés, même si ce fut souvent à leur corps défendant ?
« Les statues ne sont qu’une mise en récit... »
Le Sénégal est probablement l’un des rares pays au monde qui, soixante ans après son  émancipation politique, continue à vouer la plus belle place et l’icône de sa plus vieille ville à un homme élevé pratiquement au rang d’un héros national, au point de l’affubler du surnom de « Faidherbe Ndiaye », alors que c’était un autocrate qui a sabré les défenseurs de son intégrité, méprisé ses cultures et ses peuples, semé les premières graines de la balkanisation de la sous-région. Si le Général Faidherbe n’est pas le seul anachronisme de notre paysage urbain, il est la preuve qu’il y a un travail de salubrité mémorielle qui s’impose à nous et qui s’est fait partout dans le monde, et notamment dans les pays africains anglophones.
Emmanuel Macron nous la baille belle lorsqu’il affirme, péremptoirement, que la France  « n’effacera aucune trace ni aucun nom de l’Histoire (et) n’oubliera aucune de ses œuvres » et il est facile de lui rétorquer qu’il se trompe doublement.
Il se trompe parce qu’au cours de sa longue histoire son pays n’a jamais cessé de relifter son panthéon et d’effacer des noms et des symboles. Après 1789 on y a fait plus que déboulonner des statues, on a brulé des édifices, violé des sépultures et piétiné des restes humains. Après  la deuxième guerre mondiale on y a effacé les traces du Maréchal Pétain, héros de la « défense victorieuse »  de 1916, l’homme qui, si l’on en croit Paul Valéry, « avait sauvé l’âme de l’armée française » parce que la bataille de Verdun avait été « une guerre tout entière insérée dans la Grande Guerre ». Cette remise en cause mémorielle, comme celles qui la suivirent, n’est pas une spécificité française, nulle voix officielle ne s’est élevée dans le monde pour s’offusquer que Leningrad soit redevenu Saint-Pétersbourg ou que Stalingrad ait retrouvé son ancien nom de Volgograd !
Macron se trompe aussi parce qu’il mélange histoire, mémoire et patrimoine comme nous le rappelle l’historien Sébastien Ledoux et que les statues « ne sont pas des traces directes de l’Histoire, mais des traces au second degré ». Elles ne sont qu’une « mise en récit de l’Histoire », et, poursuit-il, lorsqu’une autorité en dresse une pour rendre hommage à un personnage, elle « formule publiquement une dette à son égard pour ce qu’il a apporté à la nation… ».
La question est donc de savoir ce que le Général Faidherbe a fait pour le Sénégal pour mériter que sa statue trône encore sur la place de son ancienne capitale ?
Devons-nous pour autant, comme en contrepartie, statufier les « Tirailleurs Sénégalais », élever au rang de héros nationaux les membres d’un corps d’armée qui, nous ne pouvons pas l’ignorer, a été créé pour faire face aux besoins de maintien de l’ordre colonial. Ils ont été d’abord des soldats de fortune, recrutés quelquefois au moyen d’un rapt, un peu dépenaillés, à peine mieux nourris que les chevaux de leurs officiers et qui allaient en campagne les pieds nus, en trainant leurs épouses derrière eux. A défaut de leur assurer une solde convenable, leur employeur les autorisait à s’approprier des femmes comme prises de guerre, se réjouissant surtout qu’ils ne lui coutaient pas cher et qu’ils étaient dociles.
Les plus grands floués de l’histoire coloniale
En un siècle d’existence leur nombre n’a cessé de s’accroitre et leur champ d’action de s’élargir, ils sont devenus une force supplétive, taillable et corvéable à merci, les acteurs de ce qu’on appelait pudiquement la « pacification » des territoires conquis et, à ce titre ils ont laissé de très mauvais souvenirs dans des pays comme l’Algérie ou Madagascar. Ils seront  sur tous les fronts de combat pendant les deux guerres mondiales, mais s’ils ont toujours et partout fait preuve de courage et d’endurance, ils ont été rarement au service des bonnes causes, de la liberté et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme le montrent ces deux exemples.
C’est une troupe dotée d’un armement comme on n’en avait encore jamais vu dans la région, composée à la fois de tirailleurs en exercice et d’anciens tirailleurs rappelés de force après leur démobilisation qui, en 1892, partit à l’assaut de la dernière hégémonie africaine encore en place dans le delta intérieur du Niger. L’opération fut foudroyante, Amadou Tall est chassé de Ségou  en moins de trois mois et  parmi le butin distribué aux tirailleurs il y avait des femmes, les épouses de l’ancien roi ou de ses lieutenants !
Quelques années plus tard, en 1899, ce sont encore des tirailleurs qui seront la charnière de la sanglante expédition menée par deux illuminés, les capitaines Voulet et Chanoine qui brûleront des villages entiers et feront pendre des fillettes sur les arbres. Cette colonne infernale qui a inspiré, indirectement, le film « Apocalypse Now » de Francis Ford Coppola, est une parfaite illustration des violences liées à la conquête coloniale, avec cette particularité que, pour une fois, les tirailleurs feront preuve d’indocilité et massacreront les  deux officiers dont les cruautés inouïes avaient fini par les excéder.
Nous ne pouvons pas traiter en héros le tirailleur Fakunda Tounkara qui, au petit matin du 29 septembre 1898, fut le premier à réaliser que l’homme à la taille haute qui portait un turban et lisait le Coran sur le pas de sa porte, sans se douter que ses poursuivants avaient violé sa dernière retraite, n’était autre que l’Almami Samori Touré.
Nous ne pouvons pas rendre hommage aux tirailleurs Bandya Tounkara et Filifin Keita qui se lancèrent à la poursuite du vieil homme de soixante-dix ans qui aurait donné son empire pour un cheval, tout étonnés par la puissance de sa foulée. Ils  feront le boulot mais l’histoire ne retiendra pas leurs noms et c’est leur commandant qui récoltera la gloire de la capture de Samori. Il en sera toujours ainsi car les tirailleurs furent les plus grands floués de l’histoire coloniale de la France.
Notre combat devrait être d’exiger que leur épopée soit enseignée dans les écoles du pays pour lequel ils s’étaient battus et qu’on y sache que c’est l’un d’eux, un certain Hady Ba, qui fut l’une des premières victimes de la résistance française face à l’occupation allemande. Que leurs tombes soient sauvegardées, connues, visitées et fleuries par leurs familles, comme le sont celles des soldats américains ou canadiens en Normandie ou dans l’Aisne. Qu’on reconnaisse que s’ils ont été quelquefois gavés de décorations, souvent clinquantes, y compris à titre posthume, le « gel » de leurs maigres pensions après la proclamation des indépendances de leurs pays d’origine, ce qui ressemble fort  à une mesure de rétorsion, est d’une mesquinerie et d’une injustice inqualifiables qu’il convient de solder dans la dignité.
En revanche, nous, Africains, ne pouvons  ni glorifier le corps des tirailleurs ni les offrir  en exemples à notre jeunesse. Notre Musée de l’Armée ne doit pas être une annexe  tropicale de celui d’une sous-préfecture française et célébrer les mêmes héros, être un nid de coucou qui reconstruit une histoire que nous avons subie à partir des déboires de notre passé colonial. Ni Wellington ni Bismarck ne sont honorés à Paris et notre Musée manque à sa mission en mettant en  exergue  les manipulateurs des tirailleurs, Faidherbe ou Archinard, plutôt que leurs adversaires, ou en faisant une belle place à Mangin, initiateur de la « Force Noire », que Blaise Diagne lui-même, qui en avait été le pourvoyeur en chef, accusa de mener les soldats africains au « massacre », plutôt que de vanter la lucidité de Van Vollenhoven qui démissionna de son poste de gouverneur parce qu’il estimait que cette saignée condamnerait les populations africaines à la misère.
Les premiers signes d’une révolte
Mais ne pas tresser des couronnes aux tirailleurs ne signifie pas les ignorer, nous devons, bien au contraire, enseigner leur histoire, pas seulement parce que la nation qu’ils avaient servie ne le fait pas, mais surtout pour rétablir la vérité. Le déboulonnement évoqué ici ne peut être qu’allégorique car très peu d’entre eux sont honorés chez nous par des statues, sinon de façon symbolique, en revanche nous pouvons les grandir en démontrant, pièces en mains, que leur épopée est la meilleure preuve  que la colonisation fut une affaire de violence et de duperie
Le massacre de Tiaroye en offre une tragique illustration.
C’est d’abord l’histoire de la rupture unilatérale d’un contrat. Les Tirailleurs qui avaient payé chèrement leur participation à la guerre et  vécu le calvaire des camps nazis, devinrent, dès que l’horizon commença à s’éclaircir, indésirables sur le sol de leur « mère patrie » qui n’avait plus qu’un objectif : « blanchir » les défilés qu’elle préparait pour célébrer la victoire.
C’est l’histoire d’une mesquinerie ordinaire, le refus de payer des droits chèrement acquis (rappel de solde, primes de démobilisation etc.) ou pour le moins, de rogner sur leur montant.
C’est l’histoire d’une opération préméditée destinée à servir d’exemple à tous ceux qui étaient tentés de contester l’autorité de la métropole et de manifester des sentiments anticoloniaux.
C’est l’histoire d’un acharnement, celui qui a fait que le procès de ceux qui n’avaient fait que refuser l’injustice a été conduit uniquement à charge, que les condamnations ont été très lourdes, que tout pardon et tous les recours ont été rejetés, au point que la mention « mort pour la France » a été refusée à tous les soldats impliqués.
C’est l’histoire d’un mensonge d’Etat, puisqu’on n’a jamais livré le nombre exact des victimes, ni la nature des armes utilisées pour les tuer.
C’est enfin, et c’est cela qui nous intéresse le plus ici, l’histoire des tout premiers débuts d’un mouvement irrépressible et légitime, d’une révolte qui allait conduire aux indépendances. En cela, et en cela seulement, nous pouvons célébrer les mutins de Tiaroye comme les initiateurs de notre émancipation !

mercredi 25 mars 2020

« DESORMAIS, ON SE LEVE ET ON SE BARRE ! »


NB : Texte publié dans Sud-Quotidien du 23 mars 2020

Ces mots un peu désinvoltes ont été prononcés dans une toute autre circonstance que celle qui nous occupe ici, mais ils devraient être les mots d’ordre de tous ceux qui voudraient refuser la subjugation et les dictatures. Se lever et se barrer est un acte isolé, une décision individuelle et solitaire, mais cela peut devenir un acte contagieux et cela peut changer le monde.
Ils ont perdu une belle occasion de « se lever et de se barrer » les étudiants, les professeurs, les patriotes, tous ceux qui, le 26 juillet 2007, dans le grand amphithéâtre de l’Université Cheikh Anta Diop, ont subi dans un silence protocolaire, l’affligeant, l’outrageant, discours de Nicolas Sarkozy qui affirmait péremptoirement que « l’homme africain n’est pas entré dans l’Histoire (et que dans son) imaginaire il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès… ». Cette tirade était un déni de notre passé mais surtout un acte de violence contre notre dignité et face à un acte de violence « il n’y a pas de témoins, il n’y a que des participants »…
« Se lever et se barrer » c’est, quelquefois au contraire, rester assis, se cramponner à sa place et éconduire ceux qui vous la contestent. C’est ce que fit, le 1e décembre 1955, une frêle quadragénaire afro-américaine, Rosa Parks, petite couturière et femme de ménage à l’occasion, en refusant d’obéir au conducteur de bus qui lui intimait l’ordre de céder son siège à un passager blanc, conformément à la législation en vigueur.
Se lever et se barrer c’est encore, d’une certaine manière, ce que firent, pendant 381 jours, ses compatriotes noirs de Montgomery en Alabama, en boycottant la compagnie de bus de la ville et en se rendant à leur travail souvent à pied. Pour eux Rosa Parks avait été la femme qui s’était assise pour qu’ils restent debout et celle qui avait ouvert la lutte pour la conquête de leurs droits civiques…
Se lever et partir c’est comme agiter une banderole, c’est proférer une parole silencieuse, ce n’est pas la seule réponse possible mais c’est quelquefois la seule qui nous est laissée et c’est celle qui comporte le moins de risques. On peut interpeller celui qui crie ou perturbe l’ordre, on peut maitriser celui qui se livre à du vandalisme, mais quelle violence peut-on opposer à celui qui, sans mots ni gestes inutiles, quitte une salle ou une assemblée comme s’il était pressé par un besoin naturel urgent  ou s’il y avait nécessité pour lui de prendre de l’air ?
Se lever et partir c’est donner une réponse à ceux qui confondent majorité et totalité, c’est une riposte idéalement opposable aux hommes politiques en général et notamment aux gouvernants, qui ne s’expriment qu’ex cathedra, derrière le paravent des apparatchiks et de l’appareil d’Etat, qui ne peuvent ni être interpellés ni être interrompus. Rien n’est plus désastreux pour leur crédit qu’une salle qui se vide, qu’un meeting qui se désagrège, car leur pouvoir, et c’est leur point faible, n’a que la force que veulent lui attribuer ceux qu’ils gouvernent.
Mais « se lever et se barrer », quitter les sermons, les prêches et tous les happenings religieux, peut aussi être une réponse appropriée face aux féodalités maraboutiques. Lorsque les religieux s’érigent en monarques, qu’ils ouvrent des brèches au lieu de dresser des digues contre les calamités, lorsque c’est notre survie qui est en cause, c’est vers ceux qui savent que nous devons tourner nos regards et c’est précisément ce que nous recommande le Coran, et dans ce qui nous occupe ici, ceux qui savent ce sont les médecins, les virologues, les épidémiologistes, etc.
La foi n’est pas incompatible avec la lucidité et la vérité est que notre pays est une terre d’émigration, que notre diaspora habite les pays où le covid 19 commet le plus de victimes (plus de 800 morts en une seule journée en Italie !), qu’elle est même concentrée dans les régions les plus infectées de ces pays.
La vérité c’est que le covid 19 est un ennemi que l’on connait mal et contre lequel on n’a aucun remède, qu’il n’est pas ségrégationniste comme on l’avait cru, qu’il s’attaque de la même façon à tous les êtres humains, quels que soient leur âge, la couleur de leur peau, leur croyance.
La vérité c'est  que nous sommes un pays pauvre, que nous manquons de personnel et d’infrastructures de santé, en nombre comme en qualité, d’équipements médicaux (la France a besoin de 20 millions de masques par SEMAINE !), que nous dépendons de l’aide et quelquefois de la pitié de nos partenaires. Alors que le seul traitement connu contre le covid 19 reste le confinement, alors que les édifices religieux, les rues, les places sont vides à Paris, à New York, à Rome… les images de milliers de fidèles qui se pressent aux portes d’une grande mosquée sur les pas de l’une des plus éminentes autorités spirituelles de ce pays, elle-même escortée par la deuxième personnalité du gouvernement, brouillent les messages dispensés généreusement sur les ondes et donnent la preuve de notre inconséquence et celle de notre inconscience du danger.
La vérité c’est que, rapporté à sa population, le Sénégal est à ce jour le pays le plus infecté d’Afrique Noire, que notre capacité d’accueil est déjà saturée, que le pic de l’épidémie n’est pas encore atteint, que ce que nous prenons à la légère porte ailleurs le nom de guerre et de plus grande catastrophe sanitaire depuis un siècle.
La vérité c’est que plus d’un milliard de personnes, parmi les plus riches du monde, sont confinées dans leurs résidences, soumises à de sévères sanctions en cas de désobéissance, que leurs activités de production non essentielles sont pour la plupart au point mort, mais que cela n’a pas arrêté totalement la propagation du virus.
La vérité c’est que  la Chine, la Corée du sud ou Taiwan ont donné la preuve que la riposte la plus efficace face à la pandémie c’est la discipline, la rigueur, le sacrifice…
Se lever et se barrer quand le message religieux est équivoque, c’est  peut-être désormais la seule manière d’exprimer ses réserves sans mettre sa vie en danger car notre monde n’est toujours pas venu au bout des fanatismes et que nous vivons dans un pays où trop d’hommes sont jugés infaillibles. Mais les réserves à l’encontre des féodalités maraboutiques ne sont pas une hérésie ni une révolte contre l’Islam, qui est une religion sans clergé, une religion d’individus qui met chaque fidèle face à sa conscience et face à son Seigneur et qui ne fait pas de l’appartenance confrérique un dogme…
Quant à ceux qui nous gouvernent, leur mission fondamentale est de faire l’avenir : le nôtre est aujourd’hui menacé et ceux qui le mettent en danger doivent être leurs premiers adversaires…

mardi 17 mars 2020

LE CORONAVIRUS AURA-T-IL LA PEAU DE DONALD TRUMP ?

NB : Texte publié dans Sud-Quotidien du 17 mars 2020

Ce n’est, bien sûr, qu’une boutade qu’il ne faut évidemment pas prendre à la lettre, elle est peut-être bête et méchante, mais une chose est sûre : le virus venu de Chine n’arrange pas les affaires de l’homme à la moumoute rousse et pourrait même jouer le rôle d’un morbide deux ex machina susceptible de bousculer le rapport des forces entre lui et le candidat démocrate !
Donald Trump a l’habitude d’affubler ses adversaires de surnoms à son image, souvent plus vulgaires que spirituels, traitant de « Crazy Nancy » la présidente de la Chambre des Représentants, ou surnommant Pocahontas l’ancienne candidate à la candidature démocrate, Elisabeth Warren, mais avec le coronavirus, le plus dangereux ennemi qui ait croisé sa route depuis trois ans, il ne trouve pas ses mots. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé et comme on ne change pas une arme à laquelle on doit ses victoires, il avait essayé la désinvolture, la dérision, la fanfaronnade, le mensonge et l’outrance.
Il a d’abord tenté de minimiser les effets du virus, sur la population comme sur l’économie, mais en multipliant les rencontres et en continuant à serrer des mains, dont celles d’élus qui ont été ensuite placés en quarantaine préventive, il a  plutôt donné l’impression de manquer de sens de responsabilité. Même sur un sujet aussi grave, il n’a pas su résister  aux dérapages verbaux, prétendant, entre autres farces de mauvais goût, qu’on peut guérir du virus « en s’asseyant » ou en allant au travail, mais  il n’a fait rire personne en prétendant qu’il n’a pas touché son visage « depuis des semaines ».
Comme à son habitude encore, il a contesté les prévisions des scientifiques pour se référer à sa propre intuition et sans expliquer comment il était arrivé à ces résultats, il a prétendu que contrairement aux estimations des plus grands chercheurs, le taux de létalité du virus était de 1% au lieu de 3,4%. Comme il n’est pas à un paradoxe près, il a flatté les médecins américains, qui, malgré leur savoir, seraient selon lui tombés en pamoison devant ses connaissances médicales, au point qu’il aurait regretté de n’avoir pas choisi une carrière de médecin plutôt que celles d’homme d’affaires ou de chef de la première puissance mondiale !
Il a, d’avance, dégagé toute responsabilité en se livrant à son exercice favori, le mensonge, et en tirant sur sa cible préférée, Barack Obama, accusant celui-ci, à tort évidemment, d’avoir tardé à proclamer l’urgence nationale lors du déclenchement de la grippe H1N1 en 2009, et d’avoir même à l’époque ralenti la production de tests…
Malheureusement pour lui, Trump a plus de ressources pour construire un mur entre son pays et le Mexique et stopper l’afflux de migrants que pour arrêter une épidémie. Le coronavirus, qu’il prenait pour une grippe saisonnière parmi d’autres, un fléau qui ne pouvait toucher que les dictatures et les pays pauvres, a donc fait son entrée sur le territoire américain et infecté déjà des milliers de personnes dans plusieurs dizaines d’Etats. Sa propagation a mis en lumière la fragilité du système sanitaire américain, le manque de tests, leur coût pour des patients dépourvus d’assurance maladie, ont mis à mal la politique menée depuis trois ans pour démanteler l’Obamacare. L’épidémie, si elle perdure, pourrait par ailleurs avoir des effets collatéraux sur la composition du corps électoral américain car le covid 19 infecterait prioritairement les personnes âgées, dont beaucoup pourraient hésiter à se rendre aux urnes, et le moins qu’on puisse dire c’est que Trump n’est pas le candidat favori de la jeunesse !
Mais le plus grave sans doute pour le président américain c’est que ce qu’il appelait grippe est devenu une pandémie qui menace l’embellie que connaissaient les Etats-Unis et pourrait infecter le bien être des Américains, alors que l’arme de séduction massive de Trump avait été jusque-là le dynamisme insufflé à l’économie de son pays et qu’il met à son seul compte.
Il a fallu le « lundi noir » et l’effondrement des places boursières américaines pour que Trump sorte de sa tour d’ivoire. Mais, s’il semble avoir enfin pris conscience du danger, s’il a mis en place un plan de relance de l’économie, s’il s’est décidé à proclamer l’état d’urgence nationale, il n’a pas pour autant changé de méthode ni même vraiment de discours. On l’a vu à nouveau perdre ses nerfs et retrouver ses expressions favorites en s’attaquant à la Banque Centrale américaine et à son chef qu’il traite de «  minables ». Si, pour la deuxième fois depuis son élection, il s’est adressé solennellement à ses concitoyens à partir du Salon ovale, il a, comme à son habitude, balancé entre l’autoglorification et la stigmatisation. Il a annoncé la fermeture du territoire américain aux ressortissants européens (et même aux marchandises semblait-t-il dire, avant de se rétracter, par tweete évidemment !), ce qui est en soi dans l’air du temps, mais cette mesure ne protège pas totalement la population américaine puisque les Etats-Unis sont l’un des pays les plus réfractaires aux tests et que  lui-même s’était refusé de s’y plier. C’est par ailleurs une décision qu’il a prise unilatéralement et sans concertation avec ceux qui sont pourtant ses principaux alliés  dans le monde, mais nous savons depuis la crise syrienne que Donald Trump n’est pas un ami fiable. Enfin, et comme de coutume, il a martelé que son pays, son système de santé, ses concitoyens, étaient les meilleurs du monde, en tout, que pour lui le covid 19 est un « virus étranger » inventé par la Chine et s’il ferme la porte de son pays aux Européens c’est que ce sont ceux-ci qui l’ont introduit aux Etats-Unis…
Quand un dirigeant politique est sur une pente glissante, c’est d’abord sur les visages et dans le comportement de ses amis qu’on en voit les signes annonciateurs et non sur ceux de ses adversaires. On en a encore eu la preuve à la lumière de deux décisions prises par l’un des plus fidèles alliés de Donald Trump, le tout puissant Mohammed ben Salmane dont le pays fut l’un des premiers à le recevoir après son élection. Le prince héritier saoudien a fait chuter le prix du baril de pétrole et même si la mesure visait en premier lieu la Russie, elle pénalise le pétrole américain à base de schiste, dont le coût d’exploitation est très élevé et qui devient peu compétitif. Il a par ailleurs  procédé à l’arrestation de plusieurs membres de la famille royale susceptibles de lui faire de l’ombre si Washington cessait d’être complaisant à son égard.
MBS n’a plus peur de froisser l’Amérique ? Il prend des précautions pour le cas où le pouvoir changerait de mains aux Etats-Unis ? Tout ça c’est un bon signe pour ceux qui espèrent que l’ère de Trump touche à sa fin !