Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

mercredi 16 décembre 2020

POURQUOI LA FRANCE NOUS INQUIÈTE ?


NB : Publié dans Sud-Quotidien du 01 décembre 2020


L’interpellation adressée à Emmanuel Macron par les chefs des deux confréries musulmanes du Sénégal, la prise de position exprimée à Paris  par le président sénégalais contre l’arrogance et l’intolérance de son homologue français (dans des termes évidemment plus retenus), la manifestation populaire tenue sur la Place de la Nation, les prises de positions personnelles véhiculées par la presse, ne sont que les signes révélateurs du fossé qui se creuse entre la France et notre pays qui passait pour être son fils aîné en Afrique subsaharienne.

La France nous inquiète, celle de Nicolas Sarkozy, de Manuel Vals… de tous eux qui, plutôt que de s’attaquer au mal par la racine, donnent de mauvaises  réponses à de mauvaises questions, usent d’agressions verbales souvent violentes (karcher, apartheid), jouent à coups de néologismes au quizz le plus stigmatisant pour qualifier une des composantes de sa population. « Séparatisme islamique » ? Comment désigner alors les nationalistes corses ! « Communautarisme » ? Pourquoi ce qui est un droit à Toronto et à Miami est un crime à Paris ? « Ensauvageonnement » ? N’est-ce pas tout simplement la forme politiquement correcte pour dire que les immigrés sont des primitifs qui retournent tôt ou tard à la barbarie !

La caricature de Mohamed érigée en dogme républicain !

La France nous inquiète, celle d’Elisabeth Lévy, de Christian Estrosi… de tous ceux pour lesquels le musulman d’aujourd’hui n’est que le fellagha d’hier, « l’ennemi qui va fédérer la nation », selon les mots de Pascal Blanchard. Celle de ceux qui contribuent à l’isoler (« Macron alone ! », écrit la presse américaine) ou à faire sourire ses voisins en ressassant l’antienne éculée de « l’exception française ». En exaltant les droits de l’homme, les révolutionnaires de 89 n’ont fait que se mettre à l’école des Insurgents américains, qui eux-mêmes ont puisé dans le passé de leur ancienne métropole. La  laïcité de la France d’aujourd’hui n’est pas celle de ses voisins, ni même celle établie par la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. La France, qui est classée au 34e mondial pour la liberté de la presse, ne peut pas défendre la liberté d’expression et, en même temps, réduire la liberté d’informer par sa loi sur la sécurité globale !

La France nous inquiète parce qu’elle est le seul pays dont le président a érigé les caricatures de Mohamed en dogme républicain, sans doute parce qu’il ignore qu’elles signent d’abord le mépris d’une culture. Mohamed n’est pas qu’un simple facteur et au-delà de l’homme incarné et mortel, il y a pour les musulmans une réalité métaphysique qui fait du  Prophète une spiritualité vivante, présente parmi eux et en germe dans chacun d’entre eux ! Les caricatures blessent en réalité moins profondément ceux qu’on appelle « djihadistes » que leurs principales victimes : la masse de musulmans attachés au verset selon lequel « celui qui tue un être humain tue toute l’humanité ». De toute façon quelle logique voudrait que l’on traitât de raciste, d’antisémite et de sexiste celui qui insulte les Noirs, les Juifs et les femmes, et de citoyen qui ne fait qu’exercer son droit à l’expression celui qui insulte les musulmans ?

La France nous inquiète, celle de Caroline Fourest, de Philippe Val… de tous ceux que Pascal Boniface avait appelé « les intellectuels faussaires », celle de tous ceux qui veulent « créer des monstres pour conjurer les monstres », qui croient que leur nation est sous le coup de « s’effondrer  sur elle-même parce que quelques-uns de ses enfants prient et croient en Dieu » ! Le président de la République participe lui-même « à construire le problème musulman en visant les fidèles et leur foi », et son ministre de l’Intérieur, Gérald Moussa Darmanin, qui sans doute est de ceux qui croient qu’il faut choisir entre ses ancêtres, préconise l’arme administrative plutôt qu’un débat devant la justice, applique une politique du soupçon et de surveillance des fonctionnaires… et même des musées, parle d’une guerre de civilisations qui engage « tout l’Occident ». La droite et l’extrême droite à laquelle elle fait la courte échelle l’incitent à aller plus loin, « s’exonérer des lois de la paix », banaliser les mesures restrictives de liberté, remettre en cause les droits d’association et d’asile ! Ce matamorisme débridé, qui a mis en évidence l’amateurisme du pouvoir, se désintègre face au débat sur la « loi de sécurité globale » et à la miraculeuse révélation d’une bavure policière, au point que le président de la République en est réduit à rabibocher le président du Parlement et le Premier Ministre, accusé de trahison, et à désavouer son ministre de l’Intérieur !  

La France nous inquiète parce que ce sont désormais les « experts en mensonges » et en attaques ciblées qui occupent les plateaux audiovisuels, où l’on a peu de chance d’écouter des voix qui rappellent celle de Stéphane Hessel, parce que beaucoup sont devenues inaudibles à force d’être montrées du doigt.

Le meurtre d’un enseignant, dont le rôle est de rendre l’être humain meilleur, a choqué les musulmans encore plus que les autres parce que l’assassin se réclame de leur foi, mais il ne doit pas faire l’objet d’une exploitation politique. Ce n’est pas attenter à la mémoire de la victime que de se demander si, en ne dispensant son cours d’éducation civique qu’à ceux de ses élèves « qui le veulent bien », cet enseignant a bien respecté la mission de l’école républicaine, égalitaire et non discriminatoire et, si dans la foulée il aurait invité ses élèves juifs à s’éclipser s’ils le souhaitent pour ne pas entendre un cours sur les droits des peuples illustré par la situation en Palestine. Si le ministre de l’éducation nationale, pour ne pas « contredire ses idéologies », a pu falsifier la lettre de Jaurès qu’il a fait lire aux élèves, un simple professeur peut bien avoir la faiblesse de manquer à son devoir de réserve ! De toute façon il n’est pas obligé  d’insulter une communauté pour dispenser un cours sur la liberté d’expression et son meilleur outil pédagogique n’est pas une « caricature à la limite pornographique », extraite d’un journal qui avait renvoyé une de ses belles plumes, Sempé, en l’accusant d’avoir « ridiculisé le judaïsme » ?

La France nous inquiète, celle d’Alain Finkielkraut, de Pascal Bruckner, d’Éric Zemmour. Le premier fait un lien entre l’hommage populaire rendu à Johny Halliday et la question identitaire et les deux autres s’acharnent  sur les rares françaises d’origine africaine qui prennent le risque de s’investir dans le débat public : l’une Rockhaya Diallo, est accusée d’être à l’origine du massacre du Bataclan, l’autre, Hapsatou Sy, porterait un prénom qui serait une « insulte à la  France » ! 

Après Jupiter, Tarzan et César !

La France nous inquiète, celle d’Emmanuel Macron parce depuis qu’il a affronté Donald Trump dans une partie de bras de fer, le président français ne se retient plus et épuise ses forces en jouant la mouche du coche. Déjà Jupiter en France, il se veut Tarzan au Liban, César au Caucase et fait une offre de service à l’Union Africaine pour mettre fin au dilemme des présidents en fin de mandat. Mais la grande œuvre de ce Savonarole moderne c’est de réformer l’Islam, non pas seulement labelliser bleu blanc rouge les imams de France, mais  changer la religion elle-même car, dit-il, l’islam est en crise. Il se vante d’être un homme politique postcolonial, mais ne peut s’empêcher de sommer les présidents du G5 Sahel de paraitre devant lui et de s’expliquer, ou de tourner en dérision le président burkinabé en le comparant à un frigoriste. Il a ses préférences parmi les chefs d’état africains et cela ne répond à aucune logique : Condé et Ouattara, du fait de leur acharnement à solliciter un 3e mandat, sont à l’origine d’une centaine de morts dans leurs pays respectifs, mais il absout le second et accable le premier. Il pardonne au président algérien, qui détient dans ses geôles le correspondant de plusieurs médias français, et à celui du Rwanda, qui a kidnappé un opposant, et dans les deux cas, c’est sans doute pour ne pas rouvrir des dossiers gênants.

Le lien qui attachait le plus solidement notre pays à la France, sa langue, s’effrite inexorablement et les générations de Sénégalais à venir seront bien moins francophiles et francophones que celles qui les ont précédées. La langue française n’est plus parlée dans nos rues, notre jeunesse qui se jette à corps perdu dans le gouffre de l’immigration clandestine vise l’Espagne ou l’Italie, nos étudiants ne rêvent plus que d’aller étudier dans les universités d’Amérique du Nord !

La France nous inquiète, mais y va-t-il encore une autorité qui soit prête à entendre ce que nous murmurons à ses oreilles ?

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