NB : Texte publié dans « Sud-Quotidien »
du 14 septembre 2018
Dans l’Iliade, Homère nous conte une scène orageuse au
cours de laquelle Zeus, au comble de la colère, sermonne vertement les dieux et
les déesses réunis par ses soins et les somme de se conformer à sa décision sur
le conflit opposant Troie aux Achéens, sous peine de le jeter dans les tréfonds
de la Terre. Maïs le courroux du maître des dieux dissimule mal son malaise.
D’abord parce que sa décision était incompréhensible
aussi bien des dieux que des hommes, elle est même contraire à l’ordre qu’il
est censé garantir et elle va semer la zizanie et susciter des rébellions.
Ensuite parce que sa position est quelque peu ambiguë : il veut la chèvre et le
chou, il a bien un objectif principal, mais il en a un second, il a une
intention cachée peu compatible avec son premier choix. Enfin sa décision fait
fi de la répartition des pouvoirs au sein de l’Olympe : il exige des dieux et
déesses qu’ils restent dans les limites strictes de leurs compétences, alors
que lui-même est tenté d’aller bien au-delà de l’autorité qui lui est reconnue.
A près de 3.000 ans d’écart, Wade fait face au même
dilemne.
Son objectif principal, prioritaire entre tous, c’est
d’imposer la candidature de son fils à ses lieutenants (les dieux), à son parti
(le peuple) et au pouvoir, afin de le porter à la tête de l’État et de lui
donner ainsi l’occasion de parachever l’œuvre que le vote populaire avait
brutalement interrompue.
Mais l’acharnement, voire l’aveuglement, qu’il met pour
arriver à ses fins met en danger la cohésion et l’existence même du parti qu’il avait fondé il y a près de 45
ans, alors qu’il cherche en même temps à arrêter l’hémorragie qui le mine. Il
n’a pas fait le choix, plus radical, de le saborder et de rebâtir sur ses
cendres une formation vouée exclusivement à la cause de son fils. Comme Zeus,
il fait un double choix qui, dans son cas, accorde peu de place aux ambitions
légitimes et aux prétentions politiques des hommes et femmes susceptibles de
mener, à la place du candidat in absentia
qu’il a choisi, le combat du parrainage, et plus tard celui de la campagne
électorale.
Mais la comparaison avec Zeus ne s’arrête pas là.
Zeus avait bâti sa
force sur la maîtrise du tonnerre et de la foudre, Wade avait une autorité sans
limites parce qu’il était à la tête du pouvoir exécutif et qu’il contrôlait
tous les moyens de l’État. Force est de reconnaître qu’il n’exerce plus le premier
et qu’il n’a pas non plus la main sur les instruments susceptibles de trancher
en sa faveur, le Parlement, la Cour Suprême ou la CENI. Il est donc,
légalement, dans l’impossibilité de venir à bout du principal obstacle qui
s’oppose à la candidature de son fils. Recourir à la rue ce serait renier les
fonctions qu’il a assumées en tant que défenseur des institutions de la
République. Quant à l’autre ressource, l’argent, il en a peut-être encore, mais
il n’est sans doute pas prêt à en faire le même usage que quand il était aux
affaires, avec la même prodigalité et sans le risque de banqueroute.
Tout comme Zeus, il a présumé de ses forces en se
prévalant d’une autorité qu’il n’a plus, car, la nature ayant horreur du vide,
ses lieutenants n’espèrent plus grand-chose de lui et ont, en son absence,
étendu leurs champs d’influence et gagné
en indépendance. Depuis l’avènement de ce que quelqu’un a appelé justement la «
Régence », ce sont eux qui affrontent le pouvoir au quotidien, dans la rue, au
Parlement et par la parole, qui tentent de séduire l’opinion, de lui faire
oublier les erreurs du passé, de la rallier à la cause du parti. Contrairement
au dauphin présomptif, beaucoup d’entre eux revendiquent des décennies de
militantisme, certains ont acquis un électorat, voire un bastion. Pas plus que
l’engueulade de Zeus n’avait arrêté la
sédition des dieux, celle de Wade, la menace ou l’humiliation, ne peuvent
suffire pour ramener la sérénité dans les rangs de son parti et étouffer les
ambitions personnelles de ses lieutenants.
Que risque Wade ?
L’Iliade laisse entendre que Troie avait été vaincue, ce
qui était sans doute l’objectif premier de Zeus, mais la guerre avait laissé un
champ de ruines et dans le camp de ses
protégés, les Achéens, la victoire avait un gout bien amer. Leur plus
grand, plus vaillant soldat, Achille, avait été tué, un peu bêtement, par un
adversaire que beaucoup considéraient comme une poule mouillée. Le guerrier le
plus fort, Ajax, s’était suicidé de honte. Les rescapés étaient repartis en
ordre dispersé et tandis que celui qui avait la réputation d’être le plus rusé,
Ulysse, se perdait dans les labyrinthes marins, Agamemnon, le capitaine en
chef, se faisait assassiner dès son retour par l’amant de sa femme…
Le coup de poker de Wade pourrait aboutir au même
désastre.
Dans l’état actuel de notre connaissance du dossier et
des lois en vigueur, à moins d’un extraordinaire retournement de situation, à
moins que son fils en se « déclarant », au sens où l’entendait Jean Giraudoux,
c’est-à-dire en nous livrant, par exemple, des secrets de son exil forcé qui
seraient compromettants pour son adversaire, l’unique et exclusif plan de son
père a peu de chance d’aboutir. Quant au deuxième pari de Wade, celui de
conserver derrière son fils un parti fort, uni et solidaire, on peut d’ores et
déjà prédire qu’il l’a perdu. Son dernier rétropédalage ne grandit pas le
personnage parce qu’il donne l’impression, au mieux qu’il perd ses nerfs, au
pire qu’il est sous influence, voire manipulé, ce qui avait été déjà le cas de
Zeus, victime de la subornation d’une déesse. Wade, qui avait été l’homme
politique le plus trahi de notre histoire contemporaine, a en quelque sorte
jeté une mine dans son parti et il en restera des plaies et des ressentiments.
Deux paris tentés, deux paris perdus : en wolof cela
s’appelle : «Ñakk 10, Ñakk lesteg » !