Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 5 juillet 2021

LA VÉNÉNEUSE SOLITUDE DES HOMMES DE POUVOIR

NB : Texte publié dans "Sud Quotidien" du 5 juillet 2021

Le drame des hommes (et des femmes) qui exercent des responsabilités nationales au niveau le plus élevé c’est que, très vite, et quelquefois sans qu’ils s’en rendent compte, ils deviennent sourds aux bruits qui montent de leurs populations et prisonniers de leur entourage. Ils ne sont plus entourés que d’hommes et femmes ouverts à leurs caprices, prêts à faire leurs louanges, à leur répéter chaque matin qu’ils sont infaillibles et irremplaçables. Les experts et les techniciens cèdent la place aux courtisans, la diversité des avis à l’unanimisme, et c’est le début d’un aveuglement aux conséquences souvent imprévisibles.

C’est un phénomène aussi vieux que le monde et plus le pouvoir est absolu, plus la solitude est grande et plus elle est vénéneuse, jusqu’à devenir toxique pour celui qu’elle emprisonne, qui considère désormais que toute critique portée contre ses actes est un affront personnel, sans doute parce qu’il ignore ce proverbe chinois : «Les vérités qu’on aime le moins apprendre, sont celles qu’on a le plus d’intérêt à savoir.»

L’homme de pouvoir (car ce sont souvent des hommes qui accèdent à ce niveau) finit ainsi par se déconnecter de la réalité et par ne voir son pays que sous le visage avenant que sa cour lui présente pour le rassurer. Il n’est pas seulement seul, il est, dans l’hypothèse où il est de bonne foi, manipulé à force d’être aveuglé. Ce phénomène a un nom : c’est celui de « village Potemkine », du nom de ce ministre de l’impératrice de Russie, Catherine II, qui avait la réputation de construire autour des villages des façades luxueuses en carton-pâte pour cacher à la souveraine la misère de son peuple.

Cette lointaine évocation historique n’a d’autre objet que d’introduire notre vrai sujet : un médecin serait, si on en croit la presse, sur le point d’être sanctionné sévèrement parce qu’il a écrit que dans la circonscription médicale où il exerce son sacerdoce, tout n’allait pas comme dans le meilleur des mondes ! Lorsqu’un agent de l’Etat enjambe la voie hiérarchique pour s’adresser à l’opinion, c’est que généralement il est à bout de patience ,ou qu’il ne fait plus confiance à sa hierarchie. On peut le réprimander pour avoir manqué aux convenances administratives, mais on n’a pas le droit de tourner la page qu’il a écrite sans l’avoir lue…

Dans le cas qui nous concerne ici, l’important ce n’est pas, et il le revendique, que ce médecin soit de l’opposition, puisque dans le service public chacun est au service de la communauté et qu’à ce titre, pour paraphraser Mark Twain, il a un devoir de fidélité envers son pays, à toutes les occasions, mais il n’a de devoir de fidélité envers son gouvernement que quand celui-ci a raison. Mettons donc de côté les sorties hors sujet et les envolées corporatistes, inévitables dans ce type d’interpellation, pour ne nous attacher qu’aux faits exposés. Ce qui est dès lors important, c’est d’abord de savoir si ce fonctionnaire est bien ce qu’il prétend être. Est-il, non un agent sans aucune responsabilité et aux informations peu fiables, mais un syndicaliste assumé et surtout le chef d’un service essentiel à la préservation de la vie, celle de la mère comme celle de l’enfant, dans une région longtemps abandonnée à elle-même et démunie des infrastructures sanitaires les plus élémentaires ?

Est-il un fonctionnaire qui exerce son métier depuis six ans dans cet environnement reconnu parmi les plus hostiles du pays, qui y passe 300 nuitées par an, et reste huit mois sans quitter son lieu de travail ? Si ces affirmations s’avèrent exactes, alors cela suffit déjà pour que nous autres qui sommes nés et avons grandi dans cette région, même si le titre foncier que nous y possédons ne se mesure qu’en mètres carrés, lui tirions le chapeau bas, le célébrions comme un héros, voire comme un stakhanoviste du travail. Nous ne savons que trop que notre région a toujours été considérée comme un purgatoire, que les fonctionnaires qui y sont affectés n’y viennent que contraints et forcés, en général au début de leur carrière professionnelle, et qu’ils s’empressent de la quitter à la première occasion.

C’est une affirmation facile à vérifier, et le ministère de la fonction publique peut aisément établir que cette région n’est pas celle où ses agents se font de vieux os ! Ce qui est plus important encore, et tout aussi facile à vérifier, c’est de savoir si les propos qui ont soulevé l’ire des autorités sont conformes à la vérité. Est-il donc exact, dans cette région aussi vaste que la Belgique (ou les trois régions de Thiès, Diourbel et Kaolack réunies, soit trois fois la superficie de la république de Gambie), que l’un des trois départements qui la composent, qui ne fait pas le quart de sa superficie et rassemble moins de la moitié de ses habitants, concentre, à lui seul, les trois hôpitaux qui y sont en activité ?

Ce déséquilibre aurait été sciemment accentué par l’ouverture du dernier né de ces hôpitaux, qui se trouve à quelque 70 km des deux premiers (eux-mêmes distants de 10 km !), mais aussi à 20 km d’une autre structure comparable mais située dans la région voisine. N’est-il pas donc légitime de se poser la question de savoir si le choix du site de cette troisième infrastructure a obéi à des raisons objectives ou si au contraire, il est le reflet du favoritisme dont aurait bénéficié un élu local, connu pour son entregent, mais qui n’a aucune compétence en la matière, ni en rien d’autre d’ailleurs ? Ne serait-ce pas pour cette raison que les autorités sanitaires de la région n’auraient pas été associées au projet et se seraient trouvées devant le fait accompli, comme l’affirme le médecin protestataire ?

Est-il vrai que le personnel de ce joyau est en réalité fantomatique et que rien ne prouve que ceux qui y étaient au moment de son inauguration y seront encore, à temps plein, dans les semaines et les mois à venir ? Est-il vrai que, par contraste, un autre département de la région, qui à lui seul représente la moitié de sa superficie, dispose d’un seul médecin et ne possède que 4 ambulances, dont une seule en bon état ?

Certes ce département ne concentre que 10% de la population de la région, mais la philosophie qui a présidé à sa création n’était-elle pas précisément d’offrir à cette circonscription, peu gâtée par la nature, et à ses habitants, que leurs activités soumettent à des déplacements multiples, l’occasion de trouver les moyens de mieux vivre et de sortir de leur isolement ? Est-il vrai que le grand projet hospitalier annoncé en grande pompe et salué par les populations d’un département dont les privilèges sont ainsi définitivement consacrés, est pour le moment, un éléphant blanc, qui ne repose sur aucune étude technique sérieuse ? Est-il vrai, enfin, que le chef-lieu de la région a été lifté juste pour créer l’illusion d’une ville propre et bien gérée, comme si ses élus et ses administrateurs avaient lu et assimilé les préceptes de Grigori Potemkine ?

Si ces affirmations sont fausses, alors le devoir des autorités est de les démentir, preuves à l’appui et cas par cas, de confondre leur auteur devant l’opinion, ce qui est la plus sévère des sanctions.

Si, au contraire, elles sont fondées, alors ce médecin aura, comme il le dit, « participé à la concrétisation des politiques publiques ». Sa détresse d’être plus souvent amené à signer des certificats de décès qu’à délivrer un certificat d’accouchement devrait émouvoir les plus hautes autorités qui, plutôt que de le sanctionner, devraient saluer sa vigilance et sa bonne volonté. Mais, surtout, elles devraient s’attacher à réparer les injustices qu’il dénonce, car si la justice est, selon le Coran, un acte de piété, elle doit être le premier devoir des gouvernants…