Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

jeudi 21 avril 2016

CI-GÎT LA SOLIDARITÉ HUMAINE !

NB : texte publié dans « Sud Quotidien » du 4 avril 2016

Faut-il qu’ils soient bien malheureux, désespérés, désemparés, faut-il qu’ils soient déboussolés, qu’ils n’aient rien à perdre ou qu’ils n’attendent plus rien de la vie, faut-il qu’ils soient ignorants, mal informés ou naïfs, faut-il qu’ils soient téméraires, casse-cou ou irresponsables, pour que ces hommes et femmes venus de Syrie, d’Irak, ou de plus loin encore, sans armes et sans bagages, continuent à se ruer sur les plages des îles grecques, à frapper aux portes éparpillées d’une Europe qui n’est plus qu’un bunker gardé par une armada de gendarmes et de juges dont la seule mission est de les refouler ?

Peut-être ont-ils simplement perdu la raison, parce que la guerre tue et jusqu’à la raison ! Parce que si des actes de guerre sont commis en France ou en Belgique, eux, la guerre, ils l’ont vécue dans le corps et dans la tête, la guerre, la vraie, celle qui détruit les villes et les routes, brise les foyers, qui installe le désordre et rend les lendemains incertains…

Depuis ce lundi, l’Europe se réjouit de se voir débarrassée d’eux, mais n’est-ce pas une victoire à la Pyrrhus et, surtout à quel prix elle a été acquise ? La vérité, c’est que, par sa transaction politique avec la Turquie, l’Europe a, de bas en haut, « marché à pieds joints sur ses principes », ces principes qu’elle aime tant rappeler aux autres…

Au sommet de l’édifice, il y a l’Union Européenne, forte de 28 nations. Non contente de signer avec la Turquie un accord que beaucoup jugent illégal au regard du droit international, elle trahit ses engagements en renvoyant les migrants vers un pays qui n’est pas totalement partie prenante de la convention sur les réfugiés et elle ferme les yeux sur le sort de ceux qui parmi eux ne sont ni syriens ni irakiens. Comme au beau temps du Code Noir, elle traite en marchandises des hommes et des femmes qui, pour la plupart, représentent l’élite politique et sociale de leurs pays et les « vend » à la Turquie pour 3 milliards d’euros !

Au palier suivant, il y a les Etats, et les plus généreux ne sont pas ceux qui, il y a moins de trente ans, vivaient dans l’asservissement et sous des dictatures et rêvaient d’évasion. En Pologne, dans le pays de Lech Walesa, le parti au pouvoir a propagé des propos mensongers sur la charia, poussé la mauvaise foi jusqu’à prétendre que les migrants étaient porteurs de maladies disparues en Europe et qu’ils avaient déjà gangrené les pays du nord de l’Europe qui leur avaient ouvert leurs portes. Il a sans doute oublié qu’en d’autres temps, pendant la deuxième guerre mondiale, des militants polonais avaient trouvé refuge jusqu’en Iran et qu’aujourd’hui, un polonais sur dix est expatrié à l’ouest de l’Europe. En Pologne, la patrie de Jean Paul II, la charité chrétienne est sélective : charité bien ordonnée commence par les Polonais d’Ukraine et des voix ont suggéré que l’on « tue » carrément les migrants musulmans pour éviter le « retour des invasions turques » !

Descendons encore  d’un palier, allons sur le terrain, à la rencontre des citoyens. Nous sommes dans le XVIe arrondissement de Paris, dans l’amphithéâtre d’une université, au milieu de parisiens qui sont parmi les plus privilégiés de la capitale française et les  mots volent bas. « Salope ! Brosse à caca ! » lancent des dames distinguées à l’adresse de la sous-préfète venue leur présenter un projet visant à installer à la lisière du Bois de Boulogne, un campement d’urgence, modulaire, provisoire, pour deux cents sans-abris. Quant à l’architecte chargé d’en délivrer les caractéristiques, il s’est vu traiter de « clown » et surtout de « fauteur de trouble », ce qui est sans doute la pire injure dans ce quartier… Les plus conciliants avaient fait preuve d’une incroyable mauvaise foi, expliquant que les migrants seraient bien malheureux dans un quartier où la baguette de pain coûte 1 euro, que les arbres pourraient les blesser en cas d’orage ou que le spectacle de la faune nocturne du Bois choquerait leurs enfants…

Les étudiants, témoins involontaires de la scène, ont peut-être cru qu’il s’agissait d’un happening, d’un exercice thérapeutique par lequel la bonne bourgeoisie se défoulait à bon compte. 


L’Europe s’émeut à juste raison des actes commis par des criminels sans foi ni loi auxquels elle a donné le nom d’ « islamistes » et qui collent aux musulmans comme la crotte de chien colle aux semelles du promeneur, mais elle semble oublier que les réfugiés qui viennent de Syrie ou d’Irak méritent aussi sa compassion. Ils sont eux aussi les victimes des mêmes assassins, ce sont des résistants qui représentaient la partie la plus hostile à leur propagande, parce que la plus éveillée à la liberté et au progrès, et leur exil achève la ruine de leurs pays. L’Union Européenne (500 millions d’habitants, 2e puissance mondiale) a vu ses fondement ébranlés par l’afflux d’un million de réfugiés politiques, comment peut-elle croire que la Turquie, qui est un pays en guerre, non respectueux des normes démocratiques européennes, pourrait en recevoir le triple, de façon digne et durable ?

LE SÉNÉGAL : UN PAYS EN VOIE DE « DEFRANCOPHONISATION »

NB : texte publié dans « Sud Quotidien » du 19 mars 2016

C’est au Sénégal, il y a juste deux cents ans, qu’est née l’école publique et laïque en langue française en terre africaine. L’établissement n’avait évidemment pas pour vocation de former des élites et il fallut plus d’un siècle pour que l’école française produise son premier bachelier sénégalais. Jusqu’à la deuxième guerre mondiale, l’autorité coloniale n’encouragera pas, c’est le moins qu’on puisse dire, les jeunes africains à accéder à l’université ; comme l’illustrent les parcours chaotiques d’un Mamadou Dia, d’un Assane Seck ou d’un Amadou Mahtar Mbow… Néanmoins le français avait pris racine au Sénégal, il était parlé notamment dans les « Quatre Communes », c’était la langue des assemblées ou des conseils locaux .De David Boilat à Ousmane Socé Diop en passant par Mapathé Diagne, les Sénégalais seront parmi les premiers africains à traduire en langue française leurs rêves ou leur imagination…

C’est au Sénégal que furent implantés le premier lycée assurant l’enseignement en français et le premier établissement à caractère fédéral pour la formation de cadres dans des domaines aussi essentiels que l’enseignement ou la santé…

C’est un Sénégalais qui fut le premier africain agrégé en grammaire française, c’est un Sénégalais qui fut le premier africain titulaire d’un doctorat d’état, en histoire, dans une université française…

C’est un Sénégalais qui « porta en ses mains périssables » le sort de ce qui devait devenir la Francophonie, qui  fut l’artisan le plus engagé et l’avocat le plus constant de l’union des pays ayant le français en partage…

C’est un Sénégalais qui fut le premier africain admis à l’Académie Française…

Enfin on pourrait clore cette énumération des lettres acquises par notre pays dans la défense et l’illustration de la langue française en rappelant que le Sénégal a été le premier pays africain à accueillir un sommet de la Francophonie, et le seul à en avoir abrité deux.

sont les francophones ?

Tout cet héritage semble menacé aujourd’hui, et l’on peut dire que si la langue française ne meurt pas au Sénégal, elle y est en ruines. Notre pays se « défrancophonise » lentement et doublement. Quantitativement, si on peut dire, parce que l’usage de la langue française s’y réduit comme peau de chagrin, qu’elle déserte la rue, et qu’en  matière d’alphabétisation nous sommes à la traine par rapport aux autre pays francophones d’Afrique de l’Ouest et surtout du Centre. Qualitativement parce qu’une partie des élites sénégalaises ne se soucie plus de la parler avec l’harmonie, la clarté et la rigueur que cultivait Senghor, qui doit se retourner dans sa tombe de Bel Air.

Le voyageur qui débarque à l’aéroport qui porte le nom de l’ancien président est frappé par le fait qu’une fois franchi le contrôle de police, il doit affronter une faune de cokseurs et d’intermédiaires en tous genres dont aucun ne maîtrise ce qui reste pourtant la langue officielle du pays dont il foule le sol.

Le touriste qui fréquente nos hôtels, fait ses courses dans nos taxis, visite nos marchés, rencontre les mêmes difficultés, et à Sandaga il a plus de chance de trouver des interlocuteurs qui parlent italien, voire russe, que de croiser des partenaires qui maîtrisent la langue de Molière.

La vérité, c’est qu’aujourd’hui nos étudiants, nos hommes politiques, un bon nombre de nos enseignants, quelquefois à un niveau très élevé, s’expriment en français avec moins d’aisance que les balayeuses de rues d’Abidjan ! La réalité c’est que, souvent, nos « libraires par terre », qui n’ont jamais été à l’école, ont plus de culture française que beaucoup parmi nos bacheliers.

Comment expliquer que RFI, autoproclamée « radio mondiale », puisse interroger les poissonnières du marché de Libreville, les marchandes de cacahuètes de Grand-Bassam, les camionneurs du Burkina, les paysans camerounais ou les réfugiés centrafricains et qu’elle obtienne d’eux des réponses dans un français fluide, alors qu’à chaque fois qu’elle se livre au même exercice dans les rues de Dakar, elle doit se résoudre à user des services d’un interprète ! Ce n’est donc pas un hasard si les festivals africains du rire, en langue française, se tiennent à Abidjan ou Libreville plutôt qu’à Dakar…

Assis entre deux langues

Si la rue ivoirienne s’est faite inventive, si elle s’est appropriée la langue française comme on prend possession d’un « butin de guerre », si elle l’ a enrichie d’images et d’expressions dont l’Académie Française devra bien tenir compte un jour ou l’autre, au Sénégal le greffon s’étiole au point qu’on ne semble même plus savoir quelle place accorder à un instrument dont on use depuis deux siècles. Les Sénégalais donnent l’impression d’être assis entre deux langues, ce qui n’est jamais confortable, et s’expriment en ignorant le génie de l’une et de l’autre. On passe de l’une, ou des unes, à l’autre dans les instances les plus officielles, le discours tourne au charivari, il s’allonge mais il se disperse, s’abâtardit et se dissout.

Mais le plus grave, ce n’est pas que le français soit chassé des cours de nos écoles, de nos bureaux, de nos réunions, y compris souvent au niveau le plus élevé. Le plus grave, c’est que ceux qui s’en servent, non contents de l’écorcher (après tout on peut pardonner des fautes d’orthographe !), n’en comprennent pas le sens au point de ne pouvoir exposer clairement leurs idées ou de saisir le sens des discours qu’on leur tient. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » et ce qui est mal compris s’exprime avec difficulté, c’est donc faute de bien comprendre la langue dans laquelle ils sont formulés que les mots manquent à nos élèves pour disserter sur un sujet de philosophie ou résoudre une équation mathématique.

Tout  le dilemme se résume en quelques mots.

Tant qu’il restera notre langue officielle, et même lorsqu’il ne sera plus que notre langue de communication internationale, nous devons faire mieux qu’enseigner le français. Nous devons apprendre à le comprendre et nous évertuer à le parler, dans sa richesse et dans ses nuances.

Mais nous pouvons estimer que notre pays ne peut se contenter de reposer son système éducatif sur une langue dont l’état-civil même est sous le contrôle exclusif d’une puissance étrangère. On ne peut toutefois pas la jeter par-dessus l’Atlantique sans avoir pris la précaution de combler le vide, sans armer nos langues dites nationales, sans les rendre utiles et efficaces, sans forger des outils didactiques, former des maîtres, entreprendre un vrai travail de recherche et de modernisation.


Ce chantier là est presque vierge. En tout cas, il dépasse largement la seule « codification » de nos langues qui semble être la seule préoccupation de nos  services éducatifs. Mais, au-delà de l’enjeu scientifique, il y a un choix politique qui doit être conduit avec exigence et justice.