Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 2 janvier 2012

LE VIEILLARD ET LES CHAMBELLANS

NB Ce texte a été publié dans Sud Quotidien (édition du 27 décembre 2011)

« Abus de faiblesse»

Le congrès d’investiture de Me Wade nous aura au moins apporté cette confirmation : il n’y a plus de ministres, de camarades ou de conseillers autour du président de la République. Il ne reste que des chambellans, des hommes et des femmes qui s’occupent à lui plaire, font assaut d’amabilités, de flatteries et quelquefois de surenchère à son endroit. Ce 23 décembre, ils ont manqué à leur devoir de patriotes si, comme le disait Mark Twain, « un patriote, c’est celui qui défend son pays toujours, son gouvernement seulement quand il a raison ». Ils ont, ce faisant, préféré leurs intérêts immédiats et la défense de leurs privilèges, sans aucune garantie car, comme le dit un proverbe, tout ce qui est pourri puera. Car enfin, pourquoi lui cachent-ils, tous, cette évidence que martèlent tous les médias du monde : Abdoulaye Wade est un vieillard, et un nonagénaire n’est tout de même pas la personne la plus indiquée pour diriger un pays dont 50% de la population ont moins de vingt ans, et où les plus de 65 ans ne représentent que 3,5 % des habitants. Si l’on se fie aux sources dignes de foi, le président Wade serait plus âgé que les présidents Bush père, Gorbatchev et Giscard d’Estaing, trois vieux bonzes oubliés qui ont quitté le pouvoir depuis 18, 20 et 30 ans, respectivement.
La vieillesse n’est pourtant pas un péché, mais elle n’est pas non plus un débat philosophique ou juridique. La vieillesse est un problème d’artères et celles de Me Wade avouent 86 ans (hors TVA, insinue une mauvaise langue), tandis que d’autres leur en reconnaissent quatre vingt dix ! On n’y peut rien : que Me Wade puisse se tenir debout des heures durant (par quels artifices ?), qu’il puisse discourir ou voyager sans mesure, n’y change rien. Il peut retrouver la voix avec du citron et du thé, mais il a perdu à jamais la vigueur et la lucidité de ses quarante ans. Il est plus proche du centenaire que d’un fringant jeune homme, et la vieillesse est comme le diabète : c’est tout le corps (physique et mental) qui est miné ! C’est proprement stupéfiant qu’il n’y ait pas une bonne âme, y compris dans sa propre famille, qui prenne le risque de lui dire que ce n’est pas à son âge qu’on entame une carrière de putschiste en violant la Constitution, que ce n’est pas à quatre vingt quinze ans qu’il fera ce qu’il n’a pas pu faire à soixante quatorze ! S’il était au moins à deux doigts de signer la paix en Casamance, on aurait été, peut-être, plus conciliant ; malheureusement jamais la violence n’y a été plus meurtrière. Il n’y a donc personne autour de Me Wade pour lui dire que c’est indécent qu’un Chef d’Etat qui exerce le pouvoir sans partage depuis douze ans n’ait plus pour seule arme pour le conserver que de distribuer à la volée les ressources d’un pays qui figure au 166e rang mondial (sur 182 pays classés) par son IDH. Que personne ne relève cette indignité que, dans un Etat qui se dit de droit, et dans l’enceinte même du palais de la République et face premier magistrat du pays, un homme puisse se vanter, d’avoir volé, triché et violé la loi, et ressortir libre et, mieux, récompensé de quelques millions de francs. « En 2007, s’est vanté un fidèle et ancien Wadiste, nous avons falsifié l’âge des jeunes garçons qui avaient quinze ans pour qu’ils puissent voter ! ». Voila des signes évidents de ce retard d’allumage, de cette « absence de réseau », qui sont les signes mêmes de la vieillesse. Au fond, les Sénégalais qui aiment Abdoulaye Wade, qui apprécient son esprit vif, son opportunisme politique et ses idées originales, qui sont à la fois soucieux de ses intérêts et de ceux du pays, auraient du invoquer un abus de faiblesse et porter plainte contre son entourage et contre tous ceux qui le poussent à aller à la fois au-delà de ses forces et au-delà de la loi. Ses proches, les visiteurs qui se bousculent au Palais, les foules de militants pavlovisés rassemblés sur la VDN et tous ses chambellans se doivent aujourd’hui, à défaut de lui asséner la semonce de Y’en a Marre, « Faux ! Pas Forcé ! », de lui tenir un langage de vérité et lui dire : « Il se fait tard, grand-père, ne soyez pas Banda, soyez Mandela ! ». Demain ils devront rendre compte d’avoir failli à leur devoir.
Etre Mandela ou Kamuzu Banda
Un homme en effet a échappé à cette pression malsaine des courtisans, et c’est Nelson Mandela, qui à l’issue d’un seul mandat, et à 80 ans mais en pleine possession de ses facultés, a rendu son lourd tablier de premier Président de l’Afrique du Sud libérée, de son plein gré, pour se consacrer à sa famille. Quel souvenir nous aurait-il laissé s’il avait terminé sa vie politique en disputant le pouvoir à Jacob Zuma ou à Cyril Ramaphosa et s’il s’était compromis dans des manipulations électorales, s’il avait envoyé des gros bras vandaliser des lieux publics, reçu chez lui des faussaires, arraché les affiches de ses adversaires et payé pour se faire élire ?
L’histoire récente de notre continent nous a montré que d’autres chefs d’Etat qui, eux aussi, avaient été adulés, ont mis en danger la stabilité de leurs pays et en péril leur héritage, parce qu’ils se sont crus indispensables et se sont perdus dans les pièges tissés par leur entourage. Sur tous les continents et à toutes les époques, la vieillesse des chefs d’Etat a été encombrée de médecins, de charlatans, de marchands d’illusions, d’épouses envahissantes, de rejetons pressés, qui tous profitent de leur faiblesse, de leur somnolence, de leurs humeurs instables, de leur mémoire flageolante. « Je ne me souviens pas avoir dit cela ! » aurait été la seule justification du président Wade après la colère provoquée par sa bourde contre l’église catholique. Les vieux chefs d’Etat deviennent irrésistiblement des « bouchons de liège ballottés par les courants » et leur âge canonique, l’atmosphère crépusculaire qui règne autour d’eux, alimentent toujours des guerres de succession et les conduisent à écarter tous leurs lieutenants, vite assimilés à des rivaux, et les conseillers qui s’octroient le droit de leur dire la vérité. Ils ont tous une obsession, leur place dans l’Histoire, ce qui les conduits à préférer les éléphants blancs à l’élimination des inégalités sociales. A des degrés divers, tous ont été victimes d’une « schizonévrose », d’un ego démesuré et croissant, et les crises et révoltes populaires n’ont eu pour effet que d’alimenter leur paranoïa. Le président Bourguiba avait poussé le sien jusqu’à organiser le déroulement de ses propres funérailles, oubliant sans doute qu’on n’est jamais présent aux siennes pour en contrôler l’exécution. Tout le monde connait le mot de Gaulle, déçu par les compromissions de Pétain qu’il avait tant admiré : « La vieillesse est un naufrage ! ». Celle des chefs d’Etat peut constituer un naufrage collectif, générer la guerre et le désordre.
Si Me Wade est réélu en 2012, et si Dieu lui prête assez de vie pour terminer son mandat, il aura été le plus vieux à ce poste de tous les présidents africains depuis les indépendances. Sans vouloir l’inquiéter outre mesure, je lui signalerai que, selon les statistiques officielles, il sera bien seul en 2019 : il n’y aura alors au Sénégal que 524 personnes (dont moins de 200 hommes) qui auront son âge et plus !
L’ancien président tunisien Habib Bourguiba avait été victime d’un putsch médical à 84 ans au moyen d’un certificat médical signé par sept médecins dont presqu’aucun ne l’avait examiné. Il n’avait plus que quelques instants de lucidité par jour, et le coup d’état invisible qui avait mis fin à son mandat était le fruit d’un contrat entre les services secrets étrangers et le Premier Ministre qu’il avait nommé dans l’espoir de mettre fin aux contestations. Triste fin pour celui que l’on appelait le Combattant Suprême, le fondateur de la Tunisie moderne, et qui, pour rester au pouvoir, avait du se résoudre à trafiquer les résultats des élections et donner aux gouverneurs des
instructions pour briser toute résistance. Sans succès et cela devrait servir de leçons à ceux qui prônent les mêmes méthodes au Sénégal.
Félix Houphouët-Boigny avait lui aussi conduit son pays à l’indépendance et en avait fait un Etat prospère et accueillant. Mais à quatre vingt huit ans, il était toujours au pouvoir, il était Nana Houphouet, le père infaillible qui sommeillait quelquefois dans les réunions ministérielles, sans que personne n’ose secouer sa manche. Tous les bookmakers pariaient sur l’imminence de sa mort, mais cela n’empêcha pas ses héritiers putatifs de se disputer le pouvoir et de se lancer des fatwas vengeresses qui allaient plonger la Côte d’Ivoire dans vingt ans d’instabilité, de crimes et de déchirements.
Kamuzu Hastings Banda était de la même trempe que Houphouët-Boigny. Le « Lion du Nyassaland » s’était battu pour arracher son pays à la domination anglaise. Il avait connu l’exil et les cachots. Mais lui aussi n’avait pas compris que le pouvoir use plus qu’il n’instruit, que ce n’est pas en s’y incrustant qu’on est plus apte à déceler la détresse du peuple. Sa fin politique sera encore plus triste que celle de Bourguiba : lui, le héros au passé prestigieux sera battu à plate couture aux élections présidentielles qu’il avait organisées et auxquelles il se présentait contre toute logique, à 88 ans !
Mauvais présage.