NB : Texte publié dans « Sud
Quotidien » du 27 avril 2019
Qu’on ne s’y trompe pas : les ânes dont il s’agit ici,
ce ne sont pas les politiciens qui par leur incompétence n’ont pu ni nous
sortir de la misère, ni nous libérer de la dépendance, et ce ne sont pas non
plus les cancres de nos écoles auxquels on mettait jadis, en guise de punition,
un bonnet de papier garni de deux cornes. Ce ne sont même pas nos concitoyens
qui s’échinent à écrire leur nom tantôt Hanne ou Hann, tantôt Anne ou Ann, alors
que de toute évidence la transcription « Âne » est la plus simple et
la plus correcte, même si elle blesse leur orgueil. Les ânes dont nous
parlerons ici, ce sont bel et bien ceux que Littré définit comme des
« bêtes de somme à longues oreilles », en précisant avec perfidie
qu’ils sont « d’un naturel aussi sensible, aussi patient, aussi tranquille
que le cheval est fier, ardent et impétueux ».
Qu’en sait-il, M. Littré, le lexicographe, de la noblesse
des ânes et que pourrait-il répondre aux neuro-scientifiques de renommée
internationale qui en 2012, ont signé la Déclaration de Cambridge par laquelle
ils affirment que l’âne, comme les autres bêtes, est un être conscient ?
3.000 ânes morts ?
Je ne crois pas avoir jamais lu dans la presse sénégalaise
un article appelant à la défense et à la mansuétude à l’endroit des animaux en
général et des ânes en particulier, et si ces derniers font une soudaine
apparition dans nos médias, c’est tout simplement parce qu’ils sont menacés de disparition.
Il a fallu en effet qu’une épidémie de grippe équine sévisse dans le
centre et le nord du Sénégal pour que l’âne soit rappelé à notre souvenir, avec
toujours cette note de mépris puisque ce fléau porte quand même le qualificatif
« d’équin », terme toujours équivoque parce qu’il ne s’applique le
plus souvent qu’aux seuls chevaux, alors que la contagion a surtout tué des
ânes et que les pertes sont chiffrées à plusieurs milliers de têtes selon une
ONG spécialisée.
Il suffirait sans doute de suspendre tous les loumas dans les régions concernées pour
juguler l’épidémie, mais la mesure mettrait en péril toute une forme d’économie
et d’activités, et pas seulement dans le monde rural : l’âne est bien trop
indispensable pour qu’on se paye le luxe de ménager sa santé !
Que deviendrait Touba sans ses ânes ? Voilà une cité
dont on dit qu’elle serait la deuxième agglomération du Sénégal, où palais et
mosquées se côtoient, scintillants de couleurs, qui est le terminus de la seule
autoroute du pays et se trouve donc à moins de deux heures de la capitale, qui
est dotée de tous les outils de la vie moderne au point d’être la première
ville après Dakar à être éligible à la fibre, et où pourtant l’essentiel des
activités de transport, d’hommes ou de marchandises, repose sur le dos des
ânes ! Attelés à deux ou trois, ils trainent des charrettes lourdes de
marchandises ou sur lesquelles trônent jusqu’à dix passagers, voire plus, qui
ne s’émeuvent guère des coups de fouet que leur distribuent les cochers,
souvent sans aucune nécessité. La loi fixe la charge maximale que peut
transporter une voiture automobile, objet mécanique sans vie, mais chez nous
aucune règle ne détermine de façon précise le poids ou la dimension de celle
que peut trainer un âne. Il n’y a pas, hélas, de marabout des ânes !
La vérité nous oblige à reconnaitre que notre culture, nos
traditions ne nous préparent pas à manifester une « humanité »
débordante à l’endroit des animaux en général, les « muets de Dieu »,
comme on les appelle en pulaar, et
nous sommes plus prompts à tendre une main secourable à un mendiant rencontré
dans la rue, même quand il ne présente aucun signe de handicap, qu’à secourir
un chien blessé ou à gourmander le charretier qui maltraite un cheval. Les
animaux domestiques ne sont pour nous qu’une ressource et de tous, l’âne est le
plus mal loti sans doute parce qu’il ne sert pas à la parade comme le cheval et
qu’il n’est pas un produit de consommation comme le mouton. Epidémie ou pas, il
est le grand oublié de nos animaux domestiques, il est le bon à tout faire de
nos villages et on pourrait reprendre à son propos le slogan de la Loterie
Nationale :il ne coûte pas cher et rapporte gros ! Il n’a pas droit
au foirail, se vend à la sauvette à un prix dérisoire au regard de son utilité,
il n’a pas droit aux cajoleries, et doit souvent trouver sa propre pitance.
Alors que le cheval est soigné, dressé, instruit, nul ne prend le soin de
former l’esprit et le corps de l’âne, « s’il n’est pas brillant ce n’est
point de sa faute, il est ce qu’il doit être », dit un de ses défenseurs,
car il a tout de même quelques avocats, même s’ils sont rarement de chez nous.
En remontant le temps, on peut rappeler que le Prophète (PSL) enseignait qu’il
faut le respecter parce qu’il voit ce que nous ne voyons pas, et que nous
devrions apprendre à interpréter son braiement plutôt qu’à le moquer, que
Buffon soulignait que si l’âne n’avait pas un grand fonds de bonnes intentions,
il les perdrait par la manière dont on le traite, et qu’enfin le poète Francis Jammes
rêvait « d’aller au paradis avec les ânes »
Condamner les cruautés
C’est peut-être trop nous demander que d’aller jusque-là,
mais sans succomber à la mode du véganisme qui pourrait conduire à une impasse,
sans verser dans les contradictions des Occidentaux qui ne s’intéressent aux
bêtes sauvages que lorsqu’elles vivent hors de leurs territoires, qui exterminent
leurs loups et s’indignent que nos paysans s’arment contre les lions, traitent les
chiens mieux que les migrants, et restent pour la plupart insensibles à la
grande souffrance des poulets et des cochons transformés en zombies par
l’élevage industriel, nous pourrions pour le moins, rendre justice à l’un des
animaux les plus exploités par l’homme et le protéger des cruautés
structurelles ou culturelles.
Il est du devoir de l’Etat et de ses démembrements de lui
reconnaitre et de faire respecter ses droits…
En attendant vivent les ânes, et il s’agit toujours des
« bêtes de somme à longues oreilles » !