NB : Texte publié dans
« Sud Quotidien » du 27 avril 2019
Ce ne sont pas seulement des
Peuls, ce ne sont pas seulement des hommes des femmes, des enfants, qui ont été
tués à Ogossagou, ce sont aussi les espérances des hommes et des femmes de ma
génération qui rêvaient, au moment où nos pays accédaient à l’émancipation
politique il y a près de soixante ans, d’une Afrique réconciliée avec elle-même,
engagée à sortir de la misère et de la dépendance, mais également à panser les
plaies laissées par plusieurs siècles de divisions semées et entretenues par
des puissances étrangères.. Nous avions alors salué l’audace d’un visionnaire
qui avait choisi de donner à son pays, le premier à accéder à l’indépendance
dans notre région, le nom d’un vieil empire disparu dont le foyer se trouvait à
plusieurs centaines de kilomètres. C’était bien la preuve que les frontières
forgées par les colonisateurs étaient abolies et que le patrimoine historique
de l’Afrique était le bien commun de tous ses fils. Cet homme inspiré était en
avance sur son temps puisque près d‘un demi-siècle plus tard la Grèce, plus
chauvine, refusera mesquinement à un des Etats issus du démantèlement de la Yougoslavie
le droit de porter le nom de Macédoine !
C’étaient déjà nos divisions qui,
il y a plusieurs siècles, avaient facilité l’odieuse traite négrière,
provoquant le dépeuplement de notre continent, le privant de la partie la plus
vigoureuse de sa population et brisant son élan. C’étaient les mêmes
difficultés d’unir nos forces qui avaient ouvert la voie aux puissances
coloniales dont la politique avait pour clé de voute cet adage :
« diviser pour régner ». Le massacre de Peuls au Mali a d’ailleurs
ramené à la mémoire de nombreux internautes la profession de foi d’un des plus
zélés sabreurs de leur résistance qui affirmait que c’était un « devoir
national (…), urgent et impératif pour la présence (française) en Afrique de
réussir à les diviser et leur opposer les autres ethnies ». Faidherbe, car
il s’agit évidemment de lui, dont des édifices, des rues et places portent
encore le nom dans notre pays, peut se réjouir depuis sa tombe, lui qui avait
déjà réussi son pari au Sénégal puisque le Fouta est, de toute l’Afrique noire
au sud du Sahara, pratiquement la seule entité politique pré-coloniale qu’un fleuve a partagée entre deux
territoires, devenus deux Etats différents, alors que partout ailleurs le
morcellement s’est effectué d’amont en aval des fleuves, comme ce fut le cas le
long du Niger ou du Zambèze…
Bien après la traite négrière et
après le partage colonial, il y’eut après les indépendances d’autres querelles intestines,
douloureuses et absurdes, jusqu’au génocide des Tutsis. Cette fois, même si la
main étrangère n’était jamais absente, c’était comme on dirait en lingala
« bisso na bisso », c’était
en nous et par nous, et nous avons démontré que nous étions capables du pire.
Mais en réalité, sans avoir l’ampleur de la tragédie rwandaise, partout en
Afrique, les rapports entre les composantes nationales des Etats, créés il est
vrai sur des bases artificielles, ont été tendus et conflictuels. Les paroles
prononcées par Sékou Touré contre ses compatriotes peuls, à une époque qui
heureusement ne connaissait pas les radios FM et surtout Internet, auraient pu
engendrer une tragédie similaire à celle du Rwanda.
Ce qui vient de se passer au Mali
était prévisible parce que dit un proverbe pulaar,
le malheur s’en vient en battant sa queue dans tous les sens. Il y a dans ce
pays des milliers de soldats et policiers déployés sous le drapeau des
Nations-Unies, auxquels il faut ajouter quelques milliers de soldats français,
tous armés et encadrés par les Etats du Nord, mais dont la cible prioritaire
sinon exclusive est constituée par les « jihadistes ». Peu leur chaud
donc les querelles domestiques qui ne menacent pas les intérêts des bailleurs,
car leur priorité ce n’est pas la paix mais la sécurité. Nous avons tendance à
oublier que les pays occidentaux qui nous proposent leur service cherchent
d’abord à assurer leur propre sécurité et que nos ennemis ne sont pas forcément
les leurs. Ni le gouvernement malien ni ses soutiens extérieurs n’ont accordé
la place qu’elle méritait à la résurgence de querelles vieilles comme le monde,
qui de tous temps et dans tous les pays ont opposé agriculteurs et pasteurs et
qui se sont aggravées ici parce qu’on est en situation de rareté de terres. Ils
ont vu la religion là où elle n’était pas toujours, ils ont trop rapidement
considéré que les séditieux étaient l’émanation de tout un peuple, un peu comme
en Europe on fait porter par la communauté musulmane les crimes commis par des
individus qui se réclament d’elle, qu’elle ne reconnait pas et dont elle est
d’ailleurs la principale victime. Ils ont enfin fermé les yeux sur l’existence
d’une force dite d’auto-défense, en réalité une milice qui échappe au contrôle
de l’Etat et qui si elle n’a pas reçu le droit de tuer a été instrumentalisée
par le gouvernement et reçu la liberté de se déployer à sa guise. On semble
oublier qu’avant le massacre du 23 mars, les communautés peules avaient subi 58
attaques en 2018 qui ont fait 195 morts et qu’au début de 2019 une seule
attaque avait fait près de quarante morts.
Nous sommes tous un peu morts à Ogossagou,
parce que cette tuerie signe une fois encore l’échec de ce que Senghor appelait
notre « commun vouloir de vie commune », parce qu’elle est à
notre image et que ses auteurs ont blasphémé le costume qu’ils ont porté pour
cette macabre expédition qui n’a rien d’héroique. Ce sont des pauvres qui ont
tué des pauvres, avec une logique de pauvres d’esprit. C’est une tuerie bête
parce qu’elle ne règle rien, gratuite parce qu’elle ne fait pas de quartier,
cruelle parce qu’elle s’est faite avec des méthodes d’un autre âge. Elle est
monstrueuse par sa dimension puisqu’elle représente en nombre de victimes, la
plus importante tuerie de masse terroriste de ces dix dernières années.
Il y a quatre ans des dirigeants
africains avaient rendu hommage aux douze victimes de Charlie Hebdo aux côtés
de plusieurs de leurs homologues occidentaux. Les quelque 160 hommes femmes et
enfants exécutés encore plus sommairement au Mali n’ont arraché à ces derniers que
quelques mots de compassion et aucun n’a crié « Je suis
Ogossagou ! ». A Paris, la manifestation devant l’ambassade du Mali a
été dispersée par des lacrymogènes. Celle, plus sereine, qui quelques jours
auparavant s‘était tenue à Bruxelles, était très majoritairement une marche
d’Africains et aucun homme politique européen d’envergure n’était dans le
cortège. Pourquoi d’ailleurs feraient-ils du zèle puisque ni l’Union Africaine,
ni la CEDEAO, ni l’UEMOA n’ont mis en branle leurs structures chargées de
veiller à la sécurité de leurs citoyens et que leurs dirigeants s’en sont tenus
à des déclarations de circonstance ?
Il reste enfin le paradoxe du Sénégal.
Si des centaines de personnes, et pas seulement des Peuls, ont défilé à
Nouakchott, dans notre pays, gouvernants, institutions humanitaires, partis et
syndicats, organisations régionales se sont contentés du service minimum. Plus étonnant
encore, les populations de langue ou de culture peules, qui représentent
pourtant la deuxième composante sociologique du pays et dont on pensait
qu’elles seraient le fer de lance des mouvements de soutien, ont brillé par
leur absence, celle de leurs élites et de leurs représentants. Peut-être parce
qu’au Sénégal, comme désormais partout ailleurs dans le monde, il est devenu de
plus en plus impopulaire de défendre sa langue, sa culture, sa croyance ou ses
origines !
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