Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

dimanche 28 avril 2019

NOUS SOMMES TOUS MORTS A OGOSSAGOU



NB : Texte publié dans « Sud Quotidien » du 27 avril 2019

Ce ne sont pas seulement des Peuls, ce ne sont pas seulement des hommes des femmes, des enfants, qui ont été tués à Ogossagou, ce sont aussi les espérances des hommes et des femmes de ma génération qui rêvaient, au moment où nos pays accédaient à l’émancipation politique il y a près de soixante ans, d’une Afrique réconciliée avec elle-même, engagée à sortir de la misère et de la dépendance, mais également à panser les plaies laissées par plusieurs siècles de divisions semées et entretenues par des puissances étrangères.. Nous avions alors salué l’audace d’un visionnaire qui avait choisi de donner à son pays, le premier à accéder à l’indépendance dans notre région, le nom d’un vieil empire disparu dont le foyer se trouvait à plusieurs centaines de kilomètres. C’était bien la preuve que les frontières forgées par les colonisateurs étaient abolies et que le patrimoine historique de l’Afrique était le bien commun de tous ses fils. Cet homme inspiré était en avance sur son temps puisque près d‘un demi-siècle plus tard la Grèce, plus chauvine, refusera mesquinement à un des Etats issus du démantèlement de la Yougoslavie le droit de porter le nom de Macédoine !
C’étaient déjà nos divisions qui, il y a plusieurs siècles, avaient facilité l’odieuse traite négrière, provoquant le dépeuplement de notre continent, le privant de la partie la plus vigoureuse de sa population et brisant son élan. C’étaient les mêmes difficultés d’unir nos forces qui avaient ouvert la voie aux puissances coloniales dont la politique avait pour clé de voute cet adage : « diviser pour régner ». Le massacre de Peuls au Mali a d’ailleurs ramené à la mémoire de nombreux internautes la profession de foi d’un des plus zélés sabreurs de leur résistance qui affirmait que c’était un « devoir national (…), urgent et impératif pour la présence (française) en Afrique de réussir à les diviser et leur opposer les autres ethnies ». Faidherbe, car il s’agit évidemment de lui, dont des édifices, des rues et places portent encore le nom dans notre pays, peut se réjouir depuis sa tombe, lui qui avait déjà réussi son pari au Sénégal puisque le Fouta est, de toute l’Afrique noire au sud du Sahara, pratiquement la seule entité politique pré-coloniale qu’un fleuve a partagée entre deux territoires, devenus deux Etats différents, alors que partout ailleurs le morcellement s’est effectué d’amont en aval des fleuves, comme ce fut le cas le long du Niger ou du Zambèze…
Bien après la traite négrière et après le partage colonial, il y’eut après les indépendances d’autres querelles intestines, douloureuses et absurdes, jusqu’au génocide des Tutsis. Cette fois, même si la main étrangère n’était jamais absente, c’était comme on dirait en lingala « bisso na bisso », c’était en nous et par nous, et nous avons démontré que nous étions capables du pire. Mais en réalité, sans avoir l’ampleur de la tragédie rwandaise, partout en Afrique, les rapports entre les composantes nationales des Etats, créés il est vrai sur des bases artificielles, ont été tendus et conflictuels. Les paroles prononcées par Sékou Touré contre ses compatriotes peuls, à une époque qui heureusement ne connaissait pas les radios FM et surtout Internet, auraient pu engendrer une tragédie similaire à celle du Rwanda.
Ce qui vient de se passer au Mali était prévisible parce que dit un proverbe pulaar, le malheur s’en vient en battant sa queue dans tous les sens. Il y a dans ce pays des milliers de soldats et policiers déployés sous le drapeau des Nations-Unies, auxquels il faut ajouter quelques milliers de soldats français, tous armés et encadrés par les Etats du Nord, mais dont la cible prioritaire sinon exclusive est constituée par les « jihadistes ». Peu leur chaud donc les querelles domestiques qui ne menacent pas les intérêts des bailleurs, car leur priorité ce n’est pas la paix mais la sécurité. Nous avons tendance à oublier que les pays occidentaux qui nous proposent leur service cherchent d’abord à assurer leur propre sécurité et que nos ennemis ne sont pas forcément les leurs. Ni le gouvernement malien ni ses soutiens extérieurs n’ont accordé la place qu’elle méritait à la résurgence de querelles vieilles comme le monde, qui de tous temps et dans tous les pays ont opposé agriculteurs et pasteurs et qui se sont aggravées ici parce qu’on est en situation de rareté de terres. Ils ont vu la religion là où elle n’était pas toujours, ils ont trop rapidement considéré que les séditieux étaient l’émanation de tout un peuple, un peu comme en Europe on fait porter par la communauté musulmane les crimes commis par des individus qui se réclament d’elle, qu’elle ne reconnait pas et dont elle est d’ailleurs la principale victime. Ils ont enfin fermé les yeux sur l’existence d’une force dite d’auto-défense, en réalité une milice qui échappe au contrôle de l’Etat et qui si elle n’a pas reçu le droit de tuer a été instrumentalisée par le gouvernement et reçu la liberté de se déployer à sa guise. On semble oublier qu’avant le massacre du 23 mars, les communautés peules avaient subi 58 attaques en 2018 qui ont fait 195 morts et qu’au début de 2019 une seule attaque avait fait près de quarante morts.
Nous sommes tous un peu morts à Ogossagou, parce que cette tuerie signe une fois encore l’échec de ce que Senghor appelait notre « commun vouloir de vie commune », parce qu’elle est à notre image et que ses auteurs ont blasphémé le costume qu’ils ont porté pour cette macabre expédition qui n’a rien d’héroique. Ce sont des pauvres qui ont tué des pauvres, avec une logique de pauvres d’esprit. C’est une tuerie bête parce qu’elle ne règle rien, gratuite parce qu’elle ne fait pas de quartier, cruelle parce qu’elle s’est faite avec des méthodes d’un autre âge. Elle est monstrueuse par sa dimension puisqu’elle représente en nombre de victimes, la plus importante tuerie de masse terroriste de ces dix dernières années.
Il y a quatre ans des dirigeants africains avaient rendu hommage aux douze victimes de Charlie Hebdo aux côtés de plusieurs de leurs homologues occidentaux. Les quelque 160 hommes femmes et enfants exécutés encore plus sommairement au Mali n’ont arraché à ces derniers que quelques mots de compassion et aucun n’a crié « Je suis Ogossagou ! ». A Paris, la manifestation devant l’ambassade du Mali a été dispersée par des lacrymogènes. Celle, plus sereine, qui quelques jours auparavant s‘était tenue à Bruxelles, était très majoritairement une marche d’Africains et aucun homme politique européen d’envergure n’était dans le cortège. Pourquoi d’ailleurs feraient-ils du zèle puisque ni l’Union Africaine, ni la CEDEAO, ni l’UEMOA n’ont mis en branle leurs structures chargées de veiller à la sécurité de leurs citoyens et que leurs dirigeants s’en sont tenus à des déclarations de circonstance ?
Il reste enfin le paradoxe du Sénégal. Si des centaines de personnes, et pas seulement des Peuls, ont défilé à Nouakchott, dans notre pays, gouvernants, institutions humanitaires, partis et syndicats, organisations régionales se sont contentés du service minimum. Plus étonnant encore, les populations de langue ou de culture peules, qui représentent pourtant la deuxième composante sociologique du pays et dont on pensait qu’elles seraient le fer de lance des mouvements de soutien, ont brillé par leur absence, celle de leurs élites et de leurs représentants. Peut-être parce qu’au Sénégal, comme désormais partout ailleurs dans le monde, il est devenu de plus en plus impopulaire de défendre sa langue, sa culture, sa croyance ou ses origines !

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