Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

dimanche 31 janvier 2010

WADE : CUVEE 2009

Sus aux jeunes !

Le Président de la République ne gardera pas certainement un bon souvenir de l’année qui vient de s’achever. L’homme politique, le seul qui nous concerne ici, a connu en effet des déboires et vu sa crédibilité et sa réputation connaître plus qu’une félure, un effondrement, qui a franchi nos frontières. Le tribun populaire qui tenait les Sénégalais sous son charme s’essouffle, le « Président spécial » qui séduisait ou amusait l’opinion internationale lasse et inquiète même.

Est-ce la fin d’une phase ? Wade serait-il frappé par le syndrome du chiffre neuf qui, selon les Mayas, veut qu’après la « neuvième circonvolution » surviennent toujours des changements qui transforment la conscience collective de telle manière que le monde apparait sous une lumière totalement différente ? Si les prévisions du calendrier maya sont exactes, il faudrait pour quelles se réalisent que la classe politique sénégalaise se décide à « œuvrer en réseaux et à centrer ses intentions afin qu’elles convergent vers la naissance d’un nouveau monde ».

Pour le moment, on peut dire que Wade est entré dans une phase de désaffection sans doute irréversible. L’année 2009 est peut-être celle de la rupture entre lui et cette jeunesse qui avait contribué à le porter au pouvoir, l’avait acclamé et veillé le 19 mars 2000, et qu’il s’était promis de ne jamais mater par la force. Le 9 janvier, 17 jeunes de Kédougou qui avaient manifesté pour réclamer des emplois étaient condamnés à des peines de cinq à dix ans, après que deux d’entre eux aient perdu la vie. Ils seront graciés quelques mois plus tard pour des raisons surtout électorales, mais les responsables de la bavure resteront impunis. En décembre, la garde rapprochée du Président est envoyée « casser » une petite dizaine de jeunes manifestants rassemblés devant les grilles de la résidence du Sénégal à Paris : le visage ensanglanté de l’un d’eux fera la couverture de tous les journaux.

Du rififi dans la famille !

La baraka semble avoir abandonné le Chef de l’Etat et désormais il perd à tous les jeux. Son jeu favori avait été d’opposer ses « fils » entre eux, d’exécuter l’un pendant qu’il encense l’autre. En 2009, il a perdu Macky Sall, sans être sûr d’avoir reconquis Idrissa Seck, a tenté de récupérer le premier sans renoncer au second. A ce jeu-là il a perdu des plumes et à son âge ce n’est guère rassurant. Le 12 janvier, l’ex « 2e numéro 1 » était sorti euphorique de son bureau et avait annoncé la fin des hostilités. Mais avant de remettre son arme dans le fourreau, Isrissa Seck avait tiré sur l’ambulance : un coup sur ceux qui avaient pris sa place, accusés de félonie, un coup sur Wade lui-même dont il avait raillé l’acculturation. Le Président l’avait accusé de vouloir lui ravir « son plat » (car pour Wade la dignité de Chef de l’Etat est comparable à un plat), il lui rappellera que dans la tradition africaine, tenir le plat de l’aîné, c’est lui témoigner du respect. Quelque chose lui était restée dans la gorge au point qu’il s’abstiendra de paraître aux obsèques publiques de Karine Wade, trois mois plus tard. Mais le Président, qui croyait l’avoir maîtrisé, était déjà passé à une autre étape : ferrer Macky Sall, qui se verra accuser, le 26 janvier, d’un crime inédit au Sénégal, à ce niveau au moins : « blanchiment d’argent » ! Double échec : Macky Sall sera disculpé au moment même où I. Seck était totalement blanchi du scandale des Chantiers de Thiès (4 mai). Il restait à boire la lie : à Thiès encore, le 4 novembre, alors que I. Seck proclame sa soumission, Wade fait un appel du pied à Macky. Voila comment l’année 2009 s’est achevée dans la confusion familiale : le cadet n’a pas accepté l’offre et l’aîné n’est pas tout à fait revenu dans « la maison du père » ! Un poste a été pourtant créé dans la précipitation, qui pourrait l’accueillir, celui de vice-président, mais il pourrit dans les tiroirs parce que les suspicions demeurent et qu’elles sont des deux côtés. Décidément, en 2009, le Président a eu la main lourde avec ses « fils » : il avait aussi joué le cheval Dadis Camara et le massacre du 28 septembre l’a écarté de toutes les médiations africaines. La Maison Sénégal n’a plus bonne presse et notre pays sera écarté de la première tournée du Secrétaire d’Etat américain en Afrique, au grand désespoir de Wade. Le 16 septembre Obama confirmera le discrédit en le snobant à la cérémonie de signature du MCA, et l’évènement du jour, ce sera l’anniversaire de son ministre des Affaires Etrangères, qui en payera le prix. Du coup, le Président voyageur en perdra l’envie de voyager et ratera les sommets de l’OCI et de Chine–Afrique.

Les caves se rebiffent !

La brèche ouverte par l’ancien Premier Ministre Macky Sall est devenue un passage très fréquenté, comme si la rébellion était devenue contagieuse, et on y rencontre des gens qu’on n’attendait pas. Le 30 avril Soumaré, le Premier Ministre que Wade avait tiré du bas de l’échelle pour le porter au sommet et qu’il croyait donc corvéable à merci, décline son offre insistante et sa reconduction en invoquant – quelle audace ! – des « convenances personnelles ». Le Chef de l’Etat est si désarçonné par cette rebuffade qu’il remaniera son gouvernement improvisé à trois reprises en dix jours. Le 10 juin Mamadou A. Sow rend son tablier de ministre du Budget, pour ne pas porter atteinte à ses convictions. Voila que les ministres ont des états d’âme ! On n’avait jamais vu ça de mémoire de wadiste : renoncer à des privilèges sans y être contraint. Instruit par l’expérience, le Président va désormais prendre les devants pour sauver ce qui lui reste de prérogatives, par exemple en politisant les postes les plus sensibles de l’Etat, en renvoyant le plus ancien de ses ministres(1e octobre) et en poussant à la démission le président de la CENA, qui est pourtant inamovible. Ces gestes impulsifs ne sont, peut-être, que les séquelles d’une colère rentrée, née de deux frustrations. Wade avait été persona non grata à l’hommage rendu à Mamadou Dia, décédé le 25 janvier, à près de cent ans, ce qui était une dure sanction. car cet homme était le parangon de nos valeurs et lui au moins est dans l’Histoire. Malgré les menaces, le chantage, les vociférations de ses lieutenants, il n’avait pas pu empêcher, le 24 mai, la conclusion des Assisses Nationales, tenue sans le flonflon cher au PDS, et qui fut un grand moment de communion : 77 parties prenantes en avaient avalisé la Charte.

La mère des batailles perdue !

Mais 2009 c’est d’abord l’année de la débâcle des élections locales du 22 mars, la première gifle reçue depuis le début de l’Alternance. Débâcle personnelle d’abord car, contrairement aux usages, le Président de la République s’était investi personnellement dans la campagne électorale, avait rechaussé ses bottes de 2000, pour parcourir, deux semaines durant, le pays profond qui ne le voyait plus, et promis monts et merveilles, au point d’en oublier de commémorer le 19 mars, date de son arrivée au pouvoir. Débâcle familiale même puisque son fils faisait son baptême du feu. Escorté de ses « traducteurs » et de porte-parole, Karim faisait les mosquées, les places publiques et les salles de réunion, paradait en avion dans les campagnes et osait son premier mot wolof en public : « Ca kanaam ! » L’incantation n’a pas suffi et sa déception a été grande, car on savait bien que son objectif ce n’était pas seulement d’être conseiller municipal à Dakar, mais de se ménager un tremplin pour un grand destin. Débâcle tout court : Wade et ses alliés n’ont peut-être pas perdu la guerre, mais ils ont perdu une bataille, la « mère des batailles » : Dakar. Pour la première fois depuis l’indépendance, la capitale (et d’autres grandes villes, dont Saint-Louis : un ministre d’Etat pour 50 000 habitants !) passe à l’opposition. Dakar c’est un budget de 39 milliards CFA, la vache à lait des gouvernements, un Mécène incontrôlable, une réserve d’emplois fictifs inépuisable, et le maire sortant était plus attaché à ce poste qu’à celui de deuxième personnalité de l’Etat.

Le Président avait, dit-il, pris acte et compris la leçon, mais il s’était contenté d’un petit toilettage de sa maison, renvoyant quelques dizaines de ministres-conseillers et de chargés de mission, sans aller au-delà des sinécures. Il avait au moins retenu quelque chose car, au retour de ses longues vacances (8 aout / 7 septembre), plutôt que d’aller patauger dans les rues inondées de la banlieue, comme il l’avait fait en 2008, il est rentré sagement à son palais. Ses services de renseignements l’avaient briefé sur le mécontentement et les frustrations populaires et quelques semaines plus tard, le 6 novembre, ils pourront en évaluer la dimension : des milliers de militants de l’opposition et de la société civile défileront boulevard De Gaulle, comme on en avait rarement vu depuis neuf ans. Wade ressortira son arme de destruction massive, une nouvelle coalition baptisée Alliance Sopi pour Demain, mais c’est du réchauffé et ça sent le boucané (20 novembre).

Comme si ce n’était pas assez, il voit aussi s’écrouler deux rêves, les deux évènements qui auraient du constituer son apothéose en 2009 : la tenue du Festival Mondial des Arts Nègres et l’inauguration du Monument de la Renaissance Africaine, deux cérémonies renvoyées aux calendes sénégalaises, encore plus aléatoires que les grecques. Rien ne lui sera épargné et le 27 octobre, il procède à l’enterrement d’une autre idée mirifique : le Fonds Mondial de Solidarité Numérique dont la dissolution est entamée, après une perte sèche de 7,8 millions d’euros !

Du grisbi au Palais !

C’est alors que se produisent deux faits majeurs qui peut-être comptent le plus aux yeux de l’opinion internationale dont il avait tant cherché à se concilier la grâce. Au moment même où en conseil des ministres, il stigmatisait la corruption, éclate l’ « affaire Segura ». Une mallette de devises, l’équivalent de près de 100 millions CFA, juste ce qu’il faut pour sauver les victimes du plomb de Thiaroye, offerts en cadeau à un fonctionnaire international en fin de mission et de surcroît « ennemi » du Sénégal. Corruption or not corruption ? Le 7 décembre, la victime a tranché : corruption, faite en aparté, par le plus haut personnage d’un pays qui est le plus assisté du monde ! Le Président appelle au secours les maires de France pour donner la preuve qu’au moins, là-bas, il n’a pas de propriétés et c’est le moment que choisit la presse pour révéler que Sindiély Wade, miraculeusement préservée des scandales, possédait deux sociétés immobilières dans l’Hexagone. L’autre évènement qui inquiète « la communauté internationale » est l’affirmation par le Président de la République que l’accès au pouvoir suprême n’est plus décidé au Sénégal par la volonté populaire et qu’il est l’apanage exclusif d’un seul homme : c’est tout le crédit de l’Alternance qui est ruiné en quelques mots.

L’année s’est terminée comme elle avait commencé : dans la condamnation et les invectives, mais cette fois c’est le Chef de l’Etat qui est sur la sellette. L’Eglise et les mosquées sont à l’unisson pour décrier sa « boulimie des louanges » et son penchant à s’ériger en donneur de leçons dans des domaines qui ne sont pas de sa compétence.

Si les jeunes, les religieux et les banlieues l’abandonnent qui pourra sauver Wade ?

Pour couronner le tout, une dernière catastrophe : Abdoulaye Wade est terrassé en 12 secondes, par un « un coup de hanche très habile » administré par Forza. Ce n’était que de la lutte, mais quel symbole !

« IL FAUT DETRUIRE CARTHAGE ! »

NB Ce texte a été publié dans le Nouvel Horizon en novembre 2009

« Plus on se désintéresse de la corruption, plus elle prospère »

« Il faut détruire Carthage ! ». Plus qu’une formule, c’est une ponctuation, que Caton utilisait pour commencer ou terminer ses discours, quel qu’en soit le sujet. Il voulait par cette incantation rappeler aux Romains qu’une menace pesait sur leurs têtes et qu’il fallait la lever, toutes affaires cessantes. Aujourd’hui chaque Sénégalais, citoyen ou élu, chaque militant d’une cause humanitaire, chaque média soucieux de bonne gouvernance, devrait, à toutes les occasions, ponctuer ses exposés, ses analyses par ces mots : « Segura c’est trop ! Halte aux mallettes ! ». Il ne faut pas laisser la corruption impunie, elle est comme les herbes folles : plus on s’en désintéresse, plus elle se développe et vous étouffe la vie. Il faut arrêter les « mallettes », les distributeurs et les convoyeurs de mallettes et ceux qui en profitent.

Depuis neuf ans, chaque jour qui passe nous apporte son lot de désagréments, le dernier nous fait oublier le précédent, et puis par fatalisme ou lassitude, nous faisons comme si rien ne s’était passé ! En voici quelques uns parmi les plus insupportables.

Nous avons déjà connu et accepté la trahison. Nous avions voté pour l’Alternance dans l’espoir qu’on allait créer une autre société dans le même Sénégal, transformer le comportement des Sénégalais, promouvoir une autre culture de gouvernance, bref mettre en branle des changements à valeur essentiellement spirituelle. La politique menée par Wade n’est, au contraire, qu’ « une invention d’expédients ». Son gouvernement n’est ni plus respectueux de la loi et du droit que les précédents, ni plus déterminé à servir plutôt que de se servir, ni plus économe des moyens de l’Etat. Nous sommes revenus au temps du pouvoir autocratique et du mythe du guide infaillible, avec en prime l’avènement d’une dynastie.

Nous avons connu et accepté la douleur extrême. Le Joola n’a pas seulement tué des hommes et des femmes : il a aussi tué l’espérance puisque la plupart de ses victimes étaient des enfants et des adolescents à peine engagés à défricher le futur. C’est une plaie qui ne se refermera jamais parce qu’ici tout est de notre faute. C’est l’irresponsabilité des politiques et des décideurs, l’incompétence ou la désinvolture des techniciens civils et militaires, nos mauvaises habitudes qui en sont la cause. C’est une douleur qui, pour les familles des victimes, ne sera jamais assouvie parce qu’il n’y a pas eu de justice. Elles n’auront la consolation ni de prier sur les vraies tombes des disparus ,ni de savoir que les responsables du drame dorment en prison.

Il nous restait à connaître la honte !

Il nous restait à connaître la honte : elle est venue et elle est planétaire. De Rio à Pékin mais surtout d’Abidjan à Kinshasa, on se rit de nous, de notre prétention à nous présenter en donneurs de leçons de démocratie et de bonne gouvernance, de notre propension à exhiber nos diplômes et nos décorations. Nous avons été pris la main dans le sac et, comble de malheur, c’est le premier d’entre nous qui est pris en faute et qui le reconnait ! Pire encore, la victime, c’est le gendarme mondial de la bonne gouvernance : dans la vie quotidienne, cela s’appelle outrage à agent de l’ordre et cela peut couter très cher. L’ « Affaire Segura » est symptomatique de la décrépitude de nos mœurs politiques et de notre méthode de gouvernement. Chaque mot prononcé par l’une des trois personnalités qui se sont exprimées sur le sujet (par ordre d’entrée en scène : le porte parole du gouvernement, le Premier Ministre et le Président de la République) est un coup porté à notre dignité et une atteinte à la morale et à l’éthique. Incompétence, mensonge, dissimulation et cacophonie, manque d’élégance, mépris du peuple et des hommes, méconnaissance de nos cultures, indignité, prévarication… tels sont les mots qui nous viennent à l’esprit.

Incompétence : il est inconcevable que le Chef de L’Etat et ses conseillers ignorent les règles et l’éthique qui gouvernent la représentation d’une institution aussi exposée que le FMI. Qu’ils se soient fourvoyés dans une aventure aussi risquée au moment même où ils servaient au peuple un discours axé sur la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption.

« Le gouvernement n’est ni de près ni de loin mêlé à cette affaire » avait dit en substance son porte parole. C’est plus qu’un mensonge, c’est le signe d’une mal-gouvernance puisqu’un mois après les faits, le ministre en principe le mieux informé en ignorait l’existence. Pour moins que cela, d’autres auraient démissionné pour protester contre ce mépris. « Je ne peux pas confirmer le montant », surenchérit le Premier Ministre : même s’il contredit son porte parole, il n’est pas plus éclairé sur ce qu’il appelle un « non évènement » et qui pourtant vaudra au Président de la République de s’expliquer devant un haut fonctionnaire.

« Une broutille ! Ca ne vaut même pas un appartement en France ! ». Quel mépris pour les populations de la banlieue qui vivent dans des abris provisoires depuis des mois et pour les élèves qui n’ont pas encore fait leur rentrée. Peut-être même que le Premier Ministre ignore que Segura n’est pas Français et que si tous les trois ans (durée moyenne du séjour d’un diplomate), notre pays offrait un appartement à chaque ambassadeur en fin de mission, ce serait plusieurs écoles et postes de santé qui devraient être fermées ! Re-cacophonie enfin puisque ce que le Premier Ministre juge dérisoire est reconnu excessif par le Chef de l’Etat.

Illogique : pourquoi récompenser (et avec une quelle générosité !) quelqu’un dont on avoue qu’il n’a pas été un ami du Sénégal, qu’il a même été un ennemi, et que pour l’avenir, il ne peut être d’aucune utilité ?

Mépris culturel : non M. le Premier Ministre, non M. le Président de La République, il n’existe aucune tradition sénégalaise, dans aucune des ethnies de notre nation, qui prescrit qu’il faut donner de l’argent à un homme de son rang, à un hôte dont ces espèces sonnantes et trébuchantes ne constituent pas le besoin prioritaire, surtout si c’est pour acheter son silence et non mériter son estime. C’est la « téranga » qui est dévoyée, c’est un crime de lèse-dignité ! Quel mépris des hommes que de croire que tous ceux qui défilent au Palais ne sollicitent que la générosité de leur hôte, au point d’ériger en « habitude » ce qui n’aurait dû être qu’une exception circonstanciée…

Manque d’élégance : on ne livre pas aux chiens un homme qui vous a servi loyalement pendant neuf ans, surtout lorsque le délit ne lui profite pas et que son « crime » aurait consisté non à distraire frauduleusement une somme, mais tout simplement à se tromper d’enveloppe, faute peut-être de directives claires et transparentes. On s’interroge d’ailleurs sur cette caverne d’Ali Baba où l’officier va puiser ces « mallettes » de devises, plusieurs fois par jour peut-être, sur un simple signe du maître des lieux, et qui crée du rififi au sein même du Palais.

Prévarication. La question de fond est en effet : y a-t-il eu corruption ? Il suffit de s’en référer à Littré : la corruption est « le moyen qu’on emploie pour gagner quelqu’un et le déterminer à agir contre son devoir et la justice ». Si Alex Segura avait gardé le somptueux présent du Président de la République, il est évident qu’il aurait agi contre son devoir de lutter pour la bonne gouvernance et le bon usage des ressources publiques.

Indignité. A la fin de sa douloureuse explication le Président de la République a dit piteusement aux journalistes : « Vous pouvez vérifier (mes affirmations) auprès de M. Dominique Strauss-Kahn ! ». Le mot est lâché, le Chef de l’Etat a perdu toute assurance, il sait donc que personne ne lui fait plus confiance, il a besoin de garanties pour accréditer ses paroles, d’un témoin plus crédible pour confirmer ses dires. Or tout pouvoir même le plus brutal, est fondé sur cette propriété psychologique qu’est la confiance. Lorsque dans une démocratie le président a perdu la confiance de ceux qui l’ont élu, il est sous la menace de perdre sa légitimité.

« Segura c’est trop ! Halte aux mallettes ! »

TABOUS : IL N’Y A PAS DE FOI SANS INTELLIGENCE

NB Ce texte a été publié dans "le Nouvel Horizon" en septembre 2009

Autrefois, en Polynésie, des chefs religieux prononçaient des interdits sur des lieux, des objets, des personnes ou des événements. Cela s’appelait « tabous ». Au Sénégal on n’a pas attendu le diktat des chefs. Ce sont les Sénégalais eux-mêmes qui, avec une belle unanimité, tabouisent en pleine connivence. C’est ainsi qu’ils s’interdisent tous d’évoquer, de quelque manière que ce soit, le péril confrérique qui pèse sur notre pays comme une épée de Damoclès, cet abandon contagieux qui les pousse à s’en remettre, non à leur conscience ou même à Dieu, mais à un homme, à un guide dit « religieux » mais dont le domaine de compétence s’étend en réalité à tous les actes de la vie… y compris ceux que la société condamne.

Au nom de la foi donc les Sénégalais se sont donnés des guides à tout va. Peut-être ignorent-ils qu’en Islam, il n’y a pas de foi sans intelligence et que les fous et les demeurés sont en quelque sorte dispensés des pratiques religieuses de base. Que leur religion ne reconnaît aucun intercesseur entre Dieu et Sa créature, que la notion même de « marabout » est inconnue dans la majeure partie de la Umma islamique.

On assiste donc depuis quelques années à ce paradoxe : les Sénégalais qui avaient échappé aux guerres tribales et ethniques, plaies encore mal fermées dans beaucoup de pays africains au sud du Sahara, sont aujourd’hui près de succomber à des fléaux d’un autre type : la querelle religieuse ou sectaire et l’impérialisme confrérique. Eux si prompts à dénoncer le « vote ethnique », pour peu qu’un habitant de Matam ou de Bignona accorde sa voix à Macky Sall ou à Robert Sagna, gardent le silence sur les « votes confrériques », autrement plus pernicieux puisqu’ils peuvent aboutir tout simplement à l’absence de toute compétition électorale – donc de la démocratie – comme on l’a vu à l’occasion des dernières élections régionales.

Tirer sur le responsable mais ménager le coupable

Pourtant tous, nous avons vu venir le danger. Les signes avant-coureurs ont atteint leur paroxysme il y a neuf ans lorsque nous avons assisté, pour la première fois depuis l’indépendance, au spectacle du Président de la République, tout fraichement élu, se prosternant, s’écroulant littéralement, aux pieds d’un autre homme. Entendons-nous bien : ce n’est pas le geste, c’est la mise en scène qui est ici en cause. Ce n’est pas la qualité de l’homme qui reçoit cet hommage ni le droit de Me Wade de rendre grâce à son marabout que nous mettons en débat. C’est l’exploitation politique et la publicité de l’évènement, probablement au corps défendant du marabout, qui nous interpellent. C’est l’éclat public, outrageusement propagé par la télévision nationale, et qui peut laisser à penser, d’une part, que l’accroupi aurait eu dans cette épreuve, le monopole des prières du guide et, d’autre part, qu’il remettait les prérogatives que le peuple, sans distinctions religieuses, lui avait démocratiquement confiées entre les mains d’un homme dont le domaine de compétence était ailleurs. Les hommes politiques ont une fâcheuse tendance à épuiser ou abîmer tout ce qu’ils touchent, y compris les symboles, d’instrumentaliser les choses les plus sacrées, mais lorsque l’on prétend au titre de « père de la nation », on doit faire le sacrifice de renoncer aux servitudes du groupie.

La représentation de Me Wade a fait jurisprudence puisque depuis mars 2000, les fauteuils et les poufs de la salle de réception du marabout n’ont plus accueilli le postérieur d’un ministre de la République, alors que s’ils sont là, ce n’est pas seulement pour le décor, mais parce que le maître des lieux souhaite honorer ses visiteurs et les mettre à l’aise. Depuis lors, on ne s’émeut plus des quotas de ministres, de chefs de service, de riz ou de sucre, distribués selon une clé de répartition calculée en fonction de la capacité de « nuisance » de certains récipiendaires ,de la rentabilité de la mise ou de l’investissement. On ne s’étonnera donc pas si la plupart des bénéficiaires de ces faveurs tapent du poing plus souvent pour réclamer leur part que pour défendre la violation des droits les plus élémentaires ou le déni de justice. Tout récemment aucune grande voix ne s’est élevée pour décrier les pérégrinations d’un ministre (chrétien et qui a du rire sous cape) distribuant du « suukaru koor» et autres douceurs à des chefs religieux dont aucun n’est dans le besoin, tandis que la banlieue manque de l’essentiel et se noie sous les eaux de pluie. Qu’on ne me dise pas que les marabouts sont des « assistants sociaux » qui redistribuent ce qu’ils reçoivent, car, lorsqu’ils le font, c’est d’abord au profit de leurs propres talibés. En somme un pauvre qui ne bénéficie pas de couverture maraboutique est condamné au dénuement et à la mort. Ce qui revient dire que l’appartenance confrérique devient une nécessité, un pari, et non un libre choix.

Les incidents survenus le 26 septembre dans les locaux de Walfadjri ne doivent pas nous surprendre, ils étaient même prévisibles sinon inévitables. Même ceux qui les dénoncent participent au tabou, car, on l’aura sans doute remarqué, la cohorte de personnalités venues s’épancher au micro de la chaîne a, presque sans aucune fausse note, préféré stigmatiser le « responsable », mais sans jamais pointer du doigt le « coupable ». On a donc tiré sur le gouvernement, ce qui est toujours facile, mais personne n’a pris le risque de s’en prendre directement à celui dont les vandales prétendaient défendre la réputation, Serigne Modou Kara. C’est que tous ces visiteurs éplorés avaient eux-mêmes effectué leur « jebbelu » auprès de quelque serigne, s’étaient munis d’un airbag de prières, assurés une couverture religieuse pour les mauvais jours et il leur était donc plus facile d’accabler Wade que de vilipender un chef religieux. La conspiration du silence est si forte que les Assises Nationales elles mêmes, ce grand moment de refondation et de remise en ordre, sont restées très discrètes sur ce particularisme bien sénégalais d’un pouvoir bipolaire.

« La force d’être libre et la volonté d’être égal »

Pourtant la menace se précise et le 26 septembre, parmi les voix qui se sont exprimées sur le plateau de Walf-TV, une voix a sonné l’alarme et tiré le premier coup – à blanc – de la guerre. Cette voix c’est celle d’un représentant d’une famille religieuse qui a clamé que si l’Etat n’était pas en mesure de faire observer la loi et de rendre justice à un de ses membres, alors l’explication se ferait de talibés à talibés et que chacun devra compter les siens.

Cette semonce sera-t-elle entendue ? En tout cas le temps travaille contre l’unité nationale.

Quand à l’Université, à la Mosquée, dans les partis et dans les administrations, on ne se détermine plus qu’en fonction de son appartenance confrérique et que les chefs religieux sont érigés en assurances tous risques et en boucliers contre les poursuites judiciaires…

Quand des maisons, des villes ou villages échappent à toute autorité de l’Etat, sont transformés en zones franches, en lieux de non droit, que la police, la gendarmerie, la douane y sont exclues, que l’école, pourtant obligatoire, n’y est pas tolérée…

Quand un cortège de plusieurs milliers de personnes peut traverser la capitale, au mépris de toutes les règles de la circulation urbaine, et s’engouffrer dans le Palais de la République, sans filtre ni tri, sans respect du protocole et de la sécurité élémentaire…

Quand des chefs religieux disposent de gardes rapprochées, de milices en uniformes, et s’arrogent des titres et des tenues empruntés à l’armée ; qu’ils peuvent barrer des avenues, organiser des raves dans les quartiers résidentiels, égorger des bœufs et tenir des pique-niques dans la rue, au mépris de la sécurité et de l’hygiène des riverains…

Quand une notabilité peut, sans aucune base légale ou scientifique, affirmer qu’il tient sous sa coupe 9 Sénégalais sur 10, et proclamer péremptoirement, sans soulever des vagues d’indignation, que désormais le Sénégal ne devra plus être dirigé que par des hommes de sa confrérie…

Quand tout ceci nous paraît anodin ou excusable, c’est qu’alors on est tout prêt de la démission de l’Etat et aux portes des règlements de comptes, on s’éloigne de « la force d’être libre et de la volonté d’être égal » qui sont le ciment des vieilles nations.

Le Joola ne nous a pas rendus plus disciplinés ou plus prévoyants. Il n’est pas sûr que le saccage de Walfadjri nous rende plus vigilants contre les dérives sectaires.