Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

samedi 31 mars 2012

LES VANCUS DU 25 MARS

NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 27 mars 2012

C’est par leur nuque que l’on reconnait les vieillards. Ce 25 mars, la dernière image que l’on gardera de Wade, c’est celle de ce vieil homme distrait (il aurait oublié son bulletin de vote, qui porte sa photographie, dans l’isoloir !), sortant du centre de vote et qui, le dos tourné à la caméra, répondait sans conviction aux vivats de jeunes gens armés de gourdins. Tout était factice et représentation. Wade était un candidat sans légitimité. Le gourdin n’est pas un instrument de vote, et ceux qui le portent n’étaient pas des militants, mais des supplétifs envoyés par un allié encombrant. Et, surtout, ni eux ni celui qu’ils acclament ne croyaient vraiment à la victoire. Il était difficile, dans un pays où plus de la moitié de la population a moins de vingt ans, de vendre cette image catastrophique : la défaite de Wade était inévitable. Le président sortant a néanmoins réussi à sauver les meubles en félicitant son rival, très tôt, et en court-circuitant ceux qui, dans son entourage, seraient tentés par l’aventure. Il a sans doute préservé la paix sociale, mais il ne faut pas pour autant en faire un héros. D’abord ce n’est que du rendu pour du prêté : il a payé sa dette, Diouf avait fait la même chose, et c’était plus difficile en 2000 parce qu’il s’agissait alors de véritable alternance et que le geste était inédit. Ensuite, parce que la défaite du 25 mars est la suite de celle du 23 juin : si Wade avait réussi son coup, il n’aurait pas eu à féliciter Macky Sall, il aurait été élu au premier tour. Enfin parce qu’il n’avait pas d’autre choix pour sauver ce qui lui reste : sa réputation. N’oublions tout de même pas qu’il n’avait rien fait pour empêcher la violence qui a émaillé la campagne électorale, il n’a donc fait qu’arrêter les frais pour sauver sa sortie. Un beau geste n’autorise pas de passer en pertes et profits les martyrs du scrutin ou d’oublier les mots terribles prononcés par le Président de la République. Il y a longtemps qu’il ne nous avait habitués à tant de délicatesse et nous ne savons pas encore ce que nous coûtera son fair-play. C’est vrai que, d’une certaine manière, il a, partiellement, effacé le « wax waxeet », il avait promis qu’il « ne ferait pas moins que Diouf » et il a tenu promesse. Mais cela n’en fait pas un vainqueur : même si sa défaite était logique, elle est cuisante, elle est intime puisque, malgré un bruyant renfort de groupies, sa famille et lui ont été battus dans tous les bureaux de leur centre de vote.

Ceci dit, Abdoulaye Wade n’est pas le seul vaincu du 25 mars. D’autres ont subi ce même jour des revers tout aussi cuisants et encore plus difficiles à réparer, car eux n’ont pas à leur portée un beau geste pour susciter le pardon.

Au premier rang de ces vaincus, il y a les marchands du « ndigel » : ses vendeurs, ses transitaires, ses « cokseurs » et même ses acheteurs. Tous ceux qui nous disaient de ne pas nous servir de notre intelligence, qui voulaient nous imposer de renoncer à nos principes, de sacrifier nos intérêts et de suivre aveuglément leur mot d’ordre. Le 25 mars, les Sénégalais ont échappé à la « panurgisation », ils sont devenus des citoyens. Les guides religieux, ceux qui adaptent leur vie à leur foi, les avaient mis à l’aise en les laissant face à leur conscience. Ils les ont pris au mot et défié les autres. Il est aujourd’hui réconfortant de constater que Wade, dont toute la campagne du deuxième tour avait été honteusement axée sur la pêche au « ndigel », a subi le même revers sur l’ensemble du territoire. Son porte-parole avait dit qu’il ne parlerait qu’aux « kilifeus » et ignorerait le peuple. Il est bon pour l’avenir de la démocratie au Sénégal, que ceux qui avaient proclamé que ce sont eux qui font les rois aient été désavoués par ce même peuple.

Parmi les vaincus du 25 mars, il faut aussi ranger les politiciens fongibles, interchangeables, et tous ceux qui, en caressant toujours Wade dans le sens du poil, ont fini par se l’approprier et le séparer de ses premiers militants. Certains étaient senghoristes sous Senghor et anti-Senghor sous Diouf, d’autres qui étaient des dioufistes convaincus sont devenus des wadistes zélés. Certains qui disaient ne s’en remettre qu’à Diouf, sont devenus les plus virulents défenseurs de Wade. D’autres qui traitaient celui-ci de Fantômas, en ont fait une idole. Ce sont eux qui, contre toute évidence, pronostiquaient une victoire dès le premier tour, avant d’affirmer, avec la même assurance, qu’aucun militant ne respecterait le mot d’ordre des candidats éliminés à ce tour. Ils encerclaient le Président de la République, applaudissaient jusqu’à ses outrances, tiraient sur tous ses contempteurs. Ils étaient aux premières loges durant la campagne électorale, en contrôlaient les moyens et le discours, après avoir bouté du Palais les premiers compagnons.

Sont vaincus aussi les permanents des médias, rivés sur les plateaux des radios et des télévisions et qui ont réponse sur tout. Le Sénégal abonde de tous ces gens en « logues » qui en savent plus que tout le monde et prédisent l’avenir sans trembler. Il abonde de pseudo-journalistes et de sermonneurs qui sont les premiers à fouler aux pieds les règles qu’ils veulent imposer aux autres. Ce serait dérisoire s’ils ne lançaient pas constamment des anathèmes, ne fustigeaient pas ceux qui n’ont ni l’envie ni le temps de les affronter, et ne se livraient pas souvent à de véritables jeux de pyromane. Ils travaillent à découdre la cohésion nationale et à semer des mines. L’un d’entre eux, tient écran comme on tient une table, et déverse sa bile, toujours sur la même cible, quand ce n’est pas sur son propre frère. Un autre, qui nous assurait que Wade ne quitterait pas le Palais, a lancé une énormité que peu de gens ont relevée. L’élection de Macky Sall marquerait, à l’en croire, l’avènement d’un « régime toucouleur(sic) » et pourrait accroitre la tension entre le Sénégal et la Mauritanie ! Depuis quand, au Sénégal et dans le monde, un régime est-il défini par l’ethnie du chef de l’état ? Etions-nous sous « régime sérère » quand Senghor était au pouvoir et wolof sous Diouf ? Quel effet spécifique l’arrivée de Macky Sall au pouvoir peut avoir sur les relations sénégalo-mauritaniennes, si l’on sait qu’il n’y a jamais eu de querelles ethniques entre les deux pays, que le contentieux le plus délicat concerne essentiellement le partage des eaux maritimes, et que c’est Saint-Louis, et non le Fouta, qui en subit les méfaits ?

Enfin le 25 mars, c’est aussi la défaite des Cassandre du Nord, les « experts » de l’Afrique, qui, dans les ministères et les milieux culturels occidentaux, prédisent toujours la catastrophe en Afrique. Pour eux, le continent noir n’est lui-même que quand il dérape. Déjà, en 2000, ils avaient conseillé à leurs ressortissants de quitter le Sénégal avant le chaos, et en 2012, ils prévoyaient le pire. Ils seront déçus, mais au moins la présence des médias du Nord aura eu l’effet bénéfique de pousser le pouvoir en place à calmer son ardeur dans la répression et la fraude. C’est toujours ça !

SANCTION ETHNIQUE

NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 22 mars 2012


A Tivaouone-Peulh, le Président de la République a menacé et usé de chantage contre une composante de la nation. Si Matam et Podor votent contre lui, au second tour, il suspendra les programmes qui y sont en cours, rapatriera les projets qui y étaient prévus vers d’autres lieux, les mettra au pain sec en matière de développement. Bref, même si ces contrées participent du pays et payent les impôts, elles seront exclues de la solidarité nationale.

Me Wade se trompe d’abord de perchoir. S’il veut s’adresser aux populations qu’il incrimine, ce n’est pas à Tivaouone-Peulh qu’il devrait le faire, car malgré le vocable qui lui est accolé, cette localité n’est qu’une des protubérances nées autour de Dakar et le communautarisme n’y a pas sa place. A moins que le président ne considère que partout où il est, le pulaar est indécrottablement un agent au service exclusif d’une seule cause. C’était le reproche que l’on faisait autrefois aux Juifs. Me Wade est sans doute le seul, au Sénégal, à pouvoir débusquer dans une ville nouvelle de cette taille un bloc ethnique représentatif d’une ethnie et susceptible de lui servir à la fois de lobby et de messager vers sa région d’origine. Peut-être que demain, il menacera les populations du Sine depuis Cap Skiring, et celles de Casamance en s’adressant à des Diolas de Saly. S’il avait un tant soit peu de culture pulaar, je lui rappellerai l’objection que les Foutankés avaient opposée au futur Almamy Abdoul Kader lorsqu’il prétendait vouloir les gouverner à partir des confins du Boundou : « Danki Appe hiwataa gese Jongto ! ». Si Me Wade souhaitait être entendu des populations du Fouta, il aurait du leur parler depuis Thilogne ou Dialmath.

Le Président de la République se trompe aussi, doublement, de statistiques et il est inquiétant qu’il soit si mal informé par son pléthorique brain-trust. Il devrait savoir que, quel que soit leur choix, les populations de la région de Matam et du département de Podor réunies pèsent moins de 7% des électeurs, c’est-à-dire moins que le département de Pikine. Par souci d’efficacité, il devrait donc exercer ses menaces sur une autre cible, la ville de Dakar, par exemple. Il devrait surtout savoir que ce n’est pas au Fouta qu’il a obtenu ses pires scores. En effet, au premier tour il avait rassemblé sur son nom plus de 40%des électeurs à Podor (où il est arrivé en tête) et plus de 32% à Matam. C’est bien plus qu’à Mbour ou Thiès (environ 22%), à Dakar (21%) ou Fatick (19%). La capitale sénégalaise, la ville qui a le plus bénéficié des travaux d’infrastructure entrepris sous l’Alternance, serait malgré tout, quel que soit son choix, récompensée par la transformation de Reubeuss en « Manhattan » africain, et Podor et Matam seraient privées des miettes qui leur étaient servies. Wade ne sanctionne donc pas un comportement, il sanctionne une composante nationale à laquelle il ne reconnait pas le droit d’exprimer librement son choix. S’il connaissait un tant soit peu la mentalité de celle-ci, il saurait que sa menace aura l’effet contraire de ce qu’il espérait.

La réalité, c’est que le Président de la République joue à un jeu dangereux, celui du pyromane qui veut se faire passer pour un pompier. Il avait commencé en tentant d’opposer ses concitoyens en fonction de leur appartenance religieuse ou confrérique. Il poursuit en ouvrant la boite de Pandore de l’appartenance ethnique. Il profère des mots que Senghor n’avait pas prononcés, au plus fort de sa querelle avec Mamadou Dia, contre ceux qui, au Fouta, avaient pris le parti de l’ancien Président du Conseil. Pourquoi le Fouta ferait aujourd’hui pour Macky Sall ce qu’il n’a pas fait pour celui-ci il y a cinquante ans ? On mesure les dangers du larbinisme en politique en écoutant des ministres originaires de la région qui, non contents de se taire face à ces dérives, se posent en alibis. De toute façon si le Président de la République a préféré passer par Tivaouone-Peulh pour transmettre son message, c’est qu’il ne leur fait plus confiance.

Mais ce n’est pas seulement la spécificité culturelle du Fouta que Wade ignore ou bafoue. Son discours constitue un déni à l’histoire de notre pays, à l’exception qui a permis au Sénégal d’échapper aux tensions qui, ailleurs, se sont révélées dévastatrices pour l’unité nationale. Le Président de la République passe son temps à chercher à nous convaincre qu’il est sain de corps et d’esprit, ce qui en soi n’est pas rassurant. La santé physique s’entretient, mais on aura remarqué que sa campagne de 20012 est très « aérienne » et ses discours souvent brefs. Pour le reste, on ne peut que s’inquiéter en constatant qu’il semble ignorer la grandeur de sa mission et son serment de préserver la cohésion nationale et de traiter également tous ses concitoyens. Ce serait donc une forfaiture que de stigmatiser une partie d’entre eux. Il oublie que les moyens dont il dispose, l’aide que lui fournit la communauté internationale, ne constituent pas des biens personnels, des joyaux hérités de sa famille, et qu’il se doit de les utiliser avec équité. Le chantage est une arme que doit s’interdire le premier citoyen du pays.

Enfin, par charité, je préfère croire que c’est sa mémoire qui l’a lâché, plutôt que de penser que c’est son imagination fertile qui, à son âge, le transporte vers des mondes imaginaires. Il peut ne pas savoir qu’on ne peut pas, en trois ans (puisque c’est désormais le mandat qu’il s’est fixé), bâtir Manhattan à Reubeus qui est l’un des quartiers de Dakar où le régime foncier est le plus complexe, l’aménagement urbain le plus difficile et le plus coûteux. En revanche, on ne peut qu’éprouver de la compassion pour le vieil homme qui oublie déjà, au bout de quelques semaines, qu’il n’a PAS encore construit de pont à Matam, que les ponts « coloniaux » qu’il décrie sont ceux-là mêmes qu’il a empruntés, ceux qui sont toujours en usage, douze ans après son arrivée au pouvoir, qu’il s’était contenté de faire venir quelques briques et du sable, vite disparus après son passage, et que c’est parler de corde dans la maison du pendu que de rappeler aux Matamois ce qui n’était que promesse et qui, apparemment, le restera ! Ce qu’il a fait à Matam, il y a trois semaines, a un nom : cela s’appelle « un village Potemkine ».

Quant à ceux qui, dans son entourage, ministres, conseillers et gourous, devront aller défendre et surtout justifier au Fouta le discours de Tivaouone-Peulh, je leur souhaite bien du plaisir…

lundi 26 mars 2012

MARS 2000 / MARS 2012 : LE TEMPS DES CHOSES JAMAIS VUES

NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 22 mars 2012

L’Alternance devrait figurer dans le Guiness-Book, non pour ses réalisations, mais pour ses excès, pour ses inédits, pour les phénomènes extraordinaires qui l’ont marquée, dont certains sont dramatiques et qui tous heurtent notre morale ou blessent notre existence. Au cours des douze années qui se sont écoulées depuis l’arrivée au pouvoir de Wade, notre pays a vécu des évènements qu’il n’avait jamais connus pendant les quarante premières années de son indépendance et, comme on le verra plus loin, si certains relèvent de ces « thiakhaneries » que Senghor prêtait à Wade, d’autres constituent une première mondiale en matière de gouvernance politique et sociale.

Grand âge, petit bagage

L’erreur fatale des Sénégalais aura été, peut-être, d’avoir porté au pouvoir un déjà vieil homme qui n’avait aucune expérience de l’administration de l’Etat. Wade avait passé sa vie à gagner de l’argent et à agiter les foules pour se forger une réputation. Il n’avait jamais dirigé, au Sénégal, une entreprise significative, un démembrement institutionnel, un département ministériel, ce qui explique sans doute les bourdes administratives qui ont marqué sa présidence. Le Wade de 2000 était loin d’avoir l’expérience de l’Etat que peuvent revendiquer aujourd’hui un Niasse ou un Macky Sall. Il avait certes été ministre, mais il avait été un ministre sans porte-feuille, plus décoratif qu’utile. Il avait été la danseuse que le président Diouf s’était offerte, pour calmer la rue et acquérir à bon compte la réputation d’un démocrate ouvert au dialogue. Jamais, et c’est la première des choses jamais vues, notre pays n’avait porté à sa tête un si vieil homme avec un si léger bagage en matière de gestion publique. Senghor avait débuté son premier mandat de président à moins de 55 ans, Diouf à moins de 50 ans. Wade avait 74 ans (au moins) en 2000 : c’est très exactement l’âge auquel Senghor avait quitté, volontairement, le pouvoir, s’estimant trop vieux pour poursuivre la lourde fonction de chef d’Etat ! A l’avenir, les Sénégalais devront prendre la précaution de confier leur sort à des mains moins périssables, plus fermes face aux pressions des courtisans.

Chose encore jamais vue au Sénégal : le nouveau président de la République installe aussitôt sa famille, toute sa famille, au cœur même du pouvoir, confie aux siens des responsabilités que ni leur compétence ni leur expérience ne justifient. Mme Wade admoneste les soldats, sa fille a la haute main sur le sport et la culture, son fils est « ministre du ciel et de la terre » et le neveu coupe la tête aux parlementaires récalcitrants, y compris le premier d’entre eux ! Qu’on est loin du temps où personne ne pouvait mettre un visage sur les noms des enfants Diouf et Senghor, et où les premières dames se cantonnaient au social !

Chose encore jamais vue : le Président de la République, entouré des corps constitués, se prosterne devant un guide religieux. Le phénomène en soi serait anodin s’il se déroulait en privé, si c’était un acte de dévotion personnel et intime. Mais il est public, officiel, et s’accompagne des ors de la République et, surtout, de paroles et gestes qui traduisent une hiérarchie entre les citoyens. C’est d’autant plus paradoxal que Wade avait été le premier à dire que le Khalife des Mourides était « un citoyen comme les autres » et que son inscription à la tête de la liste PDS aux élections locales de 2007 était un « geste éminemment républicain ». Partout dans le monde, les présidents de la république ont pour règle d’or, une fois élus, de se proclamer présidents de tous les citoyens, celle de Wade est de s’engager à favoriser ceux qui l’ont élu et à punir ceux qui, à Matam ou à Podor, n’ont pas voté pour lui.

Chose encore jamais vue au Sénégal : en douze ans, le Président de la République fait convoquer par sa police trois des six Premiers Ministres qui l’ont servi, avant de subir l’humiliation de les affronter aux élections. Pourtant l’un d’entre eux avait été le principal artisan de sa victoire en 2000, et les deux autres avaient été les directeurs de ses deux campagnes victorieuses. La traitrise ne vient pas de ses compagnons de la première heure : en douze ans, il les a tous reniés et sa campagne de 2012 est conduite presqu’exclusivement par des hommes et des femmes qui l’avaient brocardé et avaient voté contre lui en 2000.

Choses inouïes et jamais vues, contraires à notre culture et à notre foi, des Sénégalais exaspérés ou trahis, au comble du désespoir, s’immolent par le feu devant la porte même du Président de la République, un autre lance son véhicule contre les grilles du Palais !

Ce ne sont pas des attentats, comme il s’en passe partout dans le monde, ce sont des sacrifices. Pour ajouter au trouble des consciences, un proche conseiller du chef de l’Etat et un baron de son parti sont assassinés, et ce sont des politiques qui sont suspectés des meurtres.

Un GAB ambulant et discriminatoire

Chose encore jamais vue dans le monde : un chef d’Etat est pris la main dans le sac par l’organisme qui est censé moraliser la gestion des fonds publics. En offrant au représentant du FMI, non des « souvenirs », mais de l’argent en devises dont manque cruellement notre pays, le président Wade a commis plus qu’un crime, une faute. L’institution internationale a eu la cruauté de préciser que cet acte s’était déroulé « en tête à tête », et de situer ainsi les responsabilités au plus haut niveau. Mais les dollars et euros offerts à Alex Segura, et piteusement récupérés par nos autorités, ne constituent que la partie émergée de l’iceberg de libéralités distribuées à tous vents. Jamais depuis la proclamation de notre indépendance, même au temps du parti unique, le chef de l’Etat n’avait dilapidé dans cette proportion et avec cette ostentation les deniers publics qui, on l’oublie souvent, sont les fruits de notre sueur. Wade aura eu, au moins, la franchise de nous prévenir : il n’y aura plus rien dans les caisses de l’Etat après le 25 mars, et seul un voltigeur de son rang pourrait assurer notre survie.

Chose jamais vue : le chef de l’Etat, chef des armées, après qu’un de ses ministres se soit vanté d’être le mécène du maquis casamançais, en en finançant les obsèques et les mariages, reconnait que lui aussi a « nourri » les rebelles, ceux-là mêmes contre lesquels se battent et se tuent ses soldats. Pas étonnant que ces rebelles, qui par nature ne bâtissent pas de palais et ne prennent pas des vacances, soient de mieux en mieux armés, de plus en plus audacieux, au point, et c’est encore une chose jamais vue en plus de trente ans de crise casamançaise, de détenir en otages des gendarmes et des soldats et d’attaquer des casernes.

Choses encore jamais vues, à ce niveau, tragiques et douloureuses, par lesquelles nous terminerons cette liste qui est loin d‘être exhaustive : en douze ans, notre pays a vécu deux grandes tragédies. Le « heugg » de 2002 est certes un phénomène naturel, imprévisible, qu’on ne peut imputer à Wade. Mais il a fait près de trente morts, couté la vie à 600 000 bêtes et fait 31 milliards de pertes, et nous serions aussi démunis s’il survenait aujourd’hui que nous l’étions il y a onze ans. Quant au Joola, la plus grande catastrophe maritime en temps de paix de l’Histoire, sa responsabilité incombe totalement à nos gouvernants. C’est parce qu’ils ont porté au plus haut point le manque de rigueur et le favoritisme que le bateau a été maintenu en activité, chargé au-delà de ses capacités, et qu’il n’a pas été secouru. C’est parce qu’ils n’ont jamais cultivé la justice que, dix ans après les faits, aucun procès n’a permis de juger les responsables du naufrage. Sous Diouf, nous avions connu le drame de la Sonacos, sous Wade la fatalité a frappé deux fois et c’est deux fois de trop !

Le 25 mars, par intérêt et par devoir, les Sénégalais devront arrêter la ronde des choses jamais vues et tourner l’amère page de l’Alternance.

lundi 12 mars 2012

LE "QUART D'HEURE DE CELEBRITE" DU SENEGAL...

NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 12 mars 2012

On peut être un vieux routier de la politique, avoir été un très turbulent opposant pendant près d’un quart de siècle, avoir exercé un pouvoir absolu pendant douze ans, et ignorer malgré tout une des lois essentielles de la géopolitique. Abdoulaye Wade – (et c’est sans doute de son âge !) – a oublié celle-ci : l’Occident, sa presse, son opinion publique, ses gouvernants, ne s’intéressent à nous, pays du Sud, que quand nous sommes en transes, quand nous sommes sous la menace de catastrophes naturelles ou de guerres intestines, quand nous inspirons la peur ou la pitié. En ces moments-là, ils braquent sur nous leurs objectifs, ils parachutent leur presse sur nos terres chaotiques, ils illustrent leurs journaux par des images qui reflètent notre désarroi ou notre dénuement. Mais, s’ils nous mettent en première page, ils n’ont que quelques secondes à nous consacrer, ils n’ont donc pas le temps d’aller au fond des choses, ils se contentent du spectaculaire, de l’écume des évènements, de préférence tragiques, qui remplissent notre quotidien, et des élections sénégalaises, ils ne retiendront donc que quelques images-chocs, mais elles seront planétaires.

Le président Wade a comblé leur attente et, par son entêtement et ses bourdes, il a médiatisé à outrance sa dernière tentative de briguer le pouvoir. L’élection présidentielle de 2012 est devenue de ce fait le « quart d’heure de célébrité mondiale » du Sénégal, selon l’expression popularisée par Andy Warhol, l’instant fugace au cours duquel le monde entier portera son regard sur notre pays. Wade a réveillé un regain d’intérêt sur la fragilité de nos institutions en violant l’esprit et la lettre d’une constitution que lui-même avait fait approuver par la quasi-totalité de ses concitoyens. Il a donné raison à ceux qui pensent que, décidément, la démocratie est incompatible avec la pauvreté.

L’Occident s’amuse à observer les contradictions d’un président qui s’est autoproclamé expert en constitution, qui se vantait d’être le seul chef d’Etat africain issu de l’université, qui dirige un pays considéré comme une exception politique dans sa région, et qui, néanmoins, n’hésite pas, par effraction constitutionnelle, à chercher à s’octroyer un mandat auquel il n’a pas droit, au nez et à la barbe de tous les experts nationaux. Cerise sur le gâteau : le président est un nonagénaire, coléreux, réputé pour ses écarts de langage, et son plus vigilent contempteur est un quarteron de jeunes rappeurs impertinents !

La confrontation entre ces deux camps vaut à elle seule le déplacement et peut faire espérer l’éclosion d’une « révolution du bissap » qui fait saliver les spécialistes des dictatures finissantes devenus les principaux usagers des vols sur Dakar.

Comme si cela ne suffisait pas, les médias « people » ont été émoustillés par l’annonce de la candidature à cette élection conflictuelle d’une vedette du show-business. Youssou Ndour est, pour son malheur, plus connu dans le monde que le Président de la République du Sénégal, il fréquente les grands du monde, il est dans le Who’s Who des personnes qui font l’évènement. Sa radiation, restée inexpliquée, de la liste des candidats n’a pas mis fin au branle-bas dans les rédactions des journaux et des télévisions, elle l’a au contraire transformé en martyr de la confusion des pouvoirs, et le moindre de ses gestes, ses mots et sa foulure font toujours le buzz et suscitent la curiosité de la « communauté internationale ».

L’élection présidentielle de 2012 est donc la plus médiatisée de notre histoire politique, et ceci ne peut que nuire au président sortant. Elle est devenue une épreuve de force, et ce n’est plus le bilan de Wade qui est en cause, l’enjeu c’est désormais de savoir comment il survivra à l’affrontement. Il est déjà fragilisé par le fait qu’il ne peut bénéficier de la « compréhension », voire la complicité de l’Occident, celle qui avait permis à Alpha Condé de remporter une victoire inespérée, et de toute façon, les contextes politiques et sociaux guinéen et sénégalais sont très différents, comme l’a démontré le scrutin du 26 février. Il est seul contre tous et n’a, à ce jour, reçu aucun soutien significatif. Il n’inspire pas confiance parce que les stratagèmes imaginés par ses chiens de garde reposent sur des postulats dont aucun ne tient la route. Il clame que l’opposition n’est pas propriétaire des voix qui se sont portées sur elle, mais oublie que cela est aussi valable pour celles qui ont voté FAL 2012, comme le prouve la première transhumance post-Wade : celle d’un ministre d’Etat et de l’ensemble des conseillers ruraux d’une communauté rurale qui, tous, ont basculé dans l’APR. Il croit se rassurer en affirmant pouvoir compter sur les deux millions d’électeurs qui se sont abstenus de voter, mais il n’y a aucune raison pour qu’ils soient majoritairement Wadistes. A priori ce serait plutôt le contraire, parce que ses électeurs ont le monopole de la violence, parce que les moyens consacrés à la campagne électorale par le président sortant, qui sont les moyens de l’Etat, sont sans commune mesure avec ceux de l’opposition. Enfin, hélas, sa botte secrète, les guides religieux, ont décidé de se laver les mains des combinaisons politiciennes et, comble de malheur, les citoyens s’émancipent des « marabouts » et les « ndigel » s’étiolent comme raisins au soleil.

Wade devrait donc savoir que tout est perdu, fors l’honneur, et que, quels que soient les résultats du second tour, le désaveu qu’au premier tour lui ont infligé les électeurs consacre la désaffection de son peuple. Si, comme le rapporte la presse, il a fait le serment de « ne pas partir tête baissée », alors l’honneur pour lui, aujourd’hui, c’est de partir comme il était venu, de préserver la paix, de museler les faucons qui autour de lui sont prêts à la sacrifier pour sauver leurs privilèges et, pour certains, leur liberté. C’est de refuser de cautionner le coup de force que préparent les politiciens « fongibles » de son entourage qui ne comptent plus que sur les voix de ceux qui votent avec des gourdins et des coupe-coupe.

Si demain les gros bras de FAL 2012 sèment la violence, si la corruption, l’achat des consciences et la manipulation restent ses seuls recours, l’opinion, nationale et internationale, témoignera, preuves à l’appui. Wade aura terni à jamais son image et, surtout, car c’est peut-être le plus important pour lui, son cher Karim aura perdu non seulement son titre de dauphin mais aussi son droit, légitime, de prétendre à un destin national au Sénégal.