Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

vendredi 9 novembre 2007

POST SCRIPTUM A ADAMA BA KONARE : POUR UNE LECON D'HISTOIRE OU POUR UNE RIPOSTE POLITIQUE ?

C’est une femme, Adama BA KONARE, historienne engagée, qui a pris le risque de « défier » Nicolas Sarkozy et de proclamer la nécessité, l’urgence même, de lui donner une leçon d’histoire «par devoir scientifique et militant », et de « défendre la mémoire de l’Afrique ». Certes une leçon n’est jamais perdue surtout en ces temps où la tentation est grande d’instrumentaliser l’histoire comme le montre « l’affaire Guy Mocquet, mais après le coup de colère bien compréhensible des historiens (africains et français) il est temps, me semble t-il de lever un malentendu : ce n’est pas aux historiens de donner une leçon à Sarkozy, ce devoir revient aux politiques et c’est en cela que leur silence est si pesant.
Le Président français ne s’exprimait pas en effet devant une Académie des Sciences ni devant un symposium d’érudits. S’il a décliné son « message à la jeunesse d’Afrique » dans l’amphithéâtre d’une université, c’est devant un aéropape de notables, de corps constitués, devant des invités BCBG, tous respectueux du protocole et il le savait. Il n’a aucune compétence pour parler de l’histoire ou de la culture africaines et n’a d’ailleurs jamais manifesté un intérêt quelconque pour notre continent au cours de sa déjà longue carrière politique. Le conseiller qui a rédigé le discours de Dakar, et que Sarkozy lui même traite de « fêlé », n’est pas connu dans le cercle des africanistes avertis, et le serait-il que cela n’y changerait rien. En effet, Nicolas Sarkozy demande à ses « nègres » non d’exprimer leurs pensées mais tout simplement de traduire en mots, de préférence provocants, ses propres convictions. Il a été élu pour cela, nous répète-t-il à l’envi…. Alors à quoi cela servirait –il de lui donner, à lui et à tous ceux qui ressassent des théories éculées et des affirmations gratuites, des matériaux dont ils n’ont nul besoin et qui ne présentent aucun intérêt à leurs yeux ? Des matériaux déjà disponibles puisqu’en la matière il existe des ouvrages, des références, des spécialistes, souvent prestigieux, qui peuvent attester du rôle de l’Afrique et de sa place dans l’histoire. Il n’y a pas grand chose à ajouter à ce patrimoine, sinon peut-être à le vulgariser et on sait ce que ce mot implique de sacrifices et quelquefois de déformations….
C’est en vérité un discours politique que le Président français a tenu à Dakar, une allocution qui exprime une vision politique, qui poursuit des objectifs politiques. C’est aux politiques de lui donner la réplique.
Nous les invitons donc à sortir de leur réserve, sans même tirer sur la corde sensible. Qu’ils oublient, pour une fois, la colonisation ou l’esclavage que nous évoquons trop souvent pour justifier nos malheurs présents. Qu’ils acceptent même l’opprobre de reconnaître que l’Afrique n’a inventé ni la roue ni l’écriture et que nos états ont été plus souvent des anarchies que de grands empires. Encore que … car Sarkozy a bien parlé de « l’Afrique » et comme beaucoup d’autres il en exclut l’Egypte et fait semblant d’ignorer ce que celle-ci doit à sa périphérie. C’est plus facile car qui comprendrait que l’homme qui vient d’une ville dont la plus belle place se glorifie d’un authentique obélisque égyptien vieux de plusieurs millénaires accuse le pays des Pharaons d’être « hors de l’histoire » ?
Mais oublions toutes ces arguties. En ne s’en tenant qu’aux cinquante dernières années, que nos politiques posent à l’opinion occidentale en général et à Mr Sarkozy en particulier cette embarrassante question : qu’avez-vous donc fait depuis un demi siècle pour nous sortir de ce malheureux sort, de ce retard économique et culturel que vous stigmatisez aujourd’hui.
Qu’avez-vous fait, lorsque nos pays ont accédé aux indépendances pour que ne s’installe pas entre vous et nous cette « liaison incestueuse » qui a fait que vos gouvernements « pilotaient des guerres civiles en Afrique » des conflits qui nous ont coûté autant que l’aide que nous recevons de vous ? Pour que vos pays n’attisent pas chez nous des querelles ethniques (« tribales » dites-vous ), ne « déversent pas des armes sur des régions déjà à feu et à sang », ne s’appuient pas sur des « réseaux maffieux ou ne couvrent même, carrément, des assassinats ».
Qu’avez-vous fait pour prévenir la balkanisation, pour que l’Afrique ne soit pas plus morcelée encore – donc plus affaiblie – qu’elle ne l’était sous la période coloniale ? Pourquoi avoir dynamité la fédération du Mali, tenté de sortir le Biafra du Nigéria, le Katanga du Congo et avoir exfiltré Mayotte des Comores ?
N’est-ce pas vous qui, au lendemain des indépendances, avez imposé à la tête de nos jeunes nations des hommes qui foulaient aux pieds les droits humains et manifestaient peu d’enthousiasme à transformer leurs sujets en citoyens libres ?
N’avez-vous pas longtemps flirté avec Botha et le Maréchal Mobutu, accepté les diamants de l’Empereur Bokassa, châtié Lumumba, Nkrumah et Sankara ?
N’est-ce pas vous qui affirmiez que nous n’étions pas mûrs pour la démocratie et qu’au fond, nos gouvernements avaient assez fait s’ils parvenaient seulement à assurer notre survie alimentaire ?
Qu’avez-vous donc fait pour que les richesses de notre sol et de notre sous sol profitent d’abord à nos populations, pour que vos multinationales ne les pillent pas, sans se préoccuper de notre avenir, en semant la mort et les luttes intestines sur leur passage et pour que les termes de nos échanges soient équitables ?
Avez-vous tenu toutes les promesses que vous aviez faites comme celle qui consistait à porter votre aide aux pays pauvres à 1% de vos revenus ?
A défaut de rendre à l’Afrique ce qu’elle a reçu d’elle, pourquoi l’Europe, si proche géographiquement et historiquement, n’a t-elle pas uni ses forces pour nous faire bénéficier d’une aide comparable à celle que les Etats Unis d’Amérique lui ont fournie au lendemain de la 2ème guerre mondiale ? Pour mettre en place un nouveau Plan Marshall généreux et cohérent et promouvoir ainsi la coopération interafricaine, au lieu de disperser ses aides en privilégiant souvent une générosité intéressée ?
Car, faut-il le rappeler, c’est un autre NEPAD qui il y a soixante ans, vous a sortis du marasme et de la désorganisation provoqués par la guerre, et la leçon aurait du vous servir.
Entre 1948 et 1952 c’est l’équivalent de 170 milliards de dollars d’aujourd’hui (soit 85 000 milliards de francs CFA), en argent et en nature que les Etats Unis avaient mis à la disposition de 16 pays d’Europe.
C’était à 85 % des dons, la participation était volontaire et la France était la mieux servie (après la Grande Bretagne) avec 35 milliards de dollars dont 90 % en dons. La gestion des fonds était à la charge des bénéficiaires eux-mêmes par le canal d’une coordination régionale Ce sont ces mêmes bénéficiaires qui ont déterminé leurs priorités et comme il fallait si attendre, un tiers des moyens est allé à l’agro-alimentaire. Voilà bien des règles que la coopération internationale n’a pas appliquées à l’Afrique.
Le Plan Marshall n’était pas une simple opération humanitaire. Il avait des objectifs politiques (contenir le communisme) mais surtout économiques. Les Américains avaient compris que la misère européenne déferlerait sur eux (comme ce fut le cas au XIXème siècle) si on le l’éteignait pas à sa source et qu’il fallait faire de l’Europe un partenaire crédible. C’est encore une leçon pour tous ceux qui cherchent à freiner l’immigration africaine vers l’Europe : la solution c’est tout simplement de créer des emplois dans les zones de départ et non pas de construire un mur génétique.
Le Plan Marshall a donné la preuve que des crédits et dons massifs pouvaient aider à assurer un décollage économique. Il a aussi démontré que démocratie et développement vont de pair puisque c’est dans les pays européens où les droits étaient respectés, les libertés reconnues, qu’il a eu les effets les plus immédiats.
Le NEPAD, on l’a raté il y a cinquante ans !
Vous avez raison Mr Sarkozy : nous ne nous sommes guère développés depuis cinquante ans, mais êtes-vous les mieux placés pour nous le reprocher ? Comment dès lors pouvez-vous, vous arroger le droit de remontrance, celui de vous mêler de nos affaires à notre corps défendant, et tancer Abdoulaye WADE qui s’exprimait sur l’immigration en France en lui rappelant qu’il n’appartenait pas à un chef d’Etat étranger de définir la politique française en la matière. A Dakar pourtant, vous vous êtes accordé le droit d’ingérence dans notre vie et jusque dans notre conception du monde.
Osez !osez donc politiques africains, osez répondre à ce contempteur !

mercredi 3 octobre 2007

LE JOOLA : UNE LEÇON POUR L’ETERNITE

Des milliers de bateaux relient tous les jours la Grèce et ses îles éparpillées dans la mer Egee, Java et les autres îles de la Sonde… alors que le Sénégal ne possédait qu’une seule ligne maritime régulière. Pendant des siècles, des navires de tous genres ont sillonné l’Atlantique entre l’Europe et les Amériques. Pourtant aucun de ces vaisseaux n’a fait autant de victimes que le Joola qui en une seule nuit a emporté dans ses cales près (plus ?) de 2000 corps, 2000 vies dont beaucoup fauchées à la fleur de l’age. Même le Titanic qui était un paquebot géant capable de naviguer sur plusieurs milliers de kilomètres n’a fait « que » 1500 disparus et a sauvé plus de 2000 vies.
Le naufrage du Joola n’est pas seulement une immense douleur, c’est aussi un scandale cosmique, vertigineux, une terrible leçon pour un pays qui depuis des années cultive le laisser-aller, la négligence, la fatalisme et l’irresponsabilité. Il y a dans cette épreuve tous les ingrédients qui font la « sénégalainiaiserie », du pain bénit pour tous ceux qui répètent à l’envi que les Africains sont décidément hors du temps, inaptes au progrès, plombés par les habitudes rétrogrades.
Rappelez-vous bien.
Le Joola a fait 1863 victimes annoncées (plus de 2000 selon certaines sources) : comment est-ce possible puisque le navire n’avait qu’une capacité de moins de 600 places ? Comment est-il concevable qu’un tel outil de transport qui nécessite autant de vigilance, par un voyage aussi long dans un océan jamais sûr, puisse accueillir trois (quatre ?) fois plus de passagers qu’il n’est censé en recevoir ? Les marges d’erreur s’évaluent en général par une note à un chiffre, mais pas à 300 ou 400%.
Cette seule monstruosité aurait dû faire de la recherche des responsabilités le premier objectif de l’Etat. « L’Etat est responsable », avait avoué le président Wade. Mais l’Etat ce n’est pas seulement une abstraction froide et irresponsable, c’est aussi des hommes et des femmes qui sont à l’origine de cette faute préjudicielle.
On sait pourtant comment cela se passe dans notre pays : il y a ceux qui paient leurs billets et il y a ceux qui sont « recommandés », imposés quelquefois par l’autorité. Il y a la règle et il y a les usages, les connivences et les compromissions. A-t-on jamais cherché à remonter le fil de ces donneurs d’ordre qui inconsciemment ont accru le taux de morbidité du convoi ?
Cette faute est d’autant plus lourde que, reconnaît-on, le Joola avait de graves insuffisances techniques connues des autorités et dont la solution était à la portée de l’Etat. Qui a, malgré tout, pris le risque, ou plutôt a laissé les passagers prendre – sans le savoir – le risque de voyager dans un esquif mutilé et mal outillé pour les coups durs.
Voila un navire en danger qui ne donne pas signe de vie au moment où il le fallait, qui chavire et se disloque dans la nuit noire et les secours mettent des heures et des heures à s’ébranler. Quand ils sont mis en place, ils se révèlent insuffisants, tardifs, inappropriés et pour tout dire superfétatoires, alors qu’il y a des services entiers et des hommes dont la mission et la raison d’être sont de les assurer en tous temps et en tous lieux.
Le drame du Joola aurait dû d’abord s’ouvrir, une fois le constat fait, l’irréparable attesté, sur ces interrogations : qui sont les responsables ? où se situent les responsabilités ?
C’est dès le lendemain du naufrage du Titanic que le gouvernement américain avait mis en place une commission d’enquête avec une mission incluant à la fois l’état du navire, les dispositions du sauvetage, les consignes de navigation et de secours et toute la chaîne de commandement.
Le naufrage du Joola a donné lieu à un rapport désavoué par le Chef de l’Etat et donc jamais validé. Aucune mission parlementaire, aucune saisine directe de la justice, aucun ordre du Parquet ne sont venus troubler la quiétude des responsables supposés. Presque tous ceux qui pouvaient être considérés, pour peu ou prou, comme impliqués dans l’origine ou la gestion du drame, ont conservé leurs responsabilités, ont été recasés ou promus à des fonctions dont certaines sont de véritables sinécures. Paradoxalement, ce sont les proches des victimes étrangères – une petite minorité – qui sont les seuls à avoir réussi à sensibiliser leur gouvernement à la recherche de la vérité et à entreprendre une action judiciaire à l’endroit des autorités de tutelle.
Au Sénégal, le débat, la passion, les querelles aussi, se sont focalisés sur l’indemnisation. De même qu’il avait tenté de nier l’évidence, sur la base d’une chaîne de communication défaillante (on a du mal à réentendre les premiers mots de Mame Madior Boye), de même le gouvernement fera montre de petites mesquineries avant d’assumer cette part de responsabilité (on se souvient du ton provocateur de Idrissa Seck). Aujourd’hui, c’est son seul bilan : 14 milliards, nous dit-on, dispersés dans les familles des victimes, en petites coupures qui souvent ont semé la zizanie. Des milliards pour solde de tous comptes. En revanche la journée du 26 septembre n’est déjà plus la journée du recueillement, les nécropoles dispersées à Mbao, Ziguinchor et en Gambie sont envahies par les herbes, l’épave est oubliée, les orphelins trahis par de fausses promesses et la division balaie toujours les rangs des associations des victimes. Mais surtout les Sénégalais n’ont pas retenu la leçon du Joola. Ils ont oublié le pari fait il y a cinq ans de ne plus tolérer l’anarchie et l’indiscipline et qui avait conduit les « cars rapides » à refuser la surcharge. Ils ont répété les mêmes dénégations, les mêmes mensonges puisqu’il y a quelques semaines, on nous jurait que le Willis n’avait aucun problème technique avant de se résoudre à l’immobiliser pour une durée indéterminée.
En cinq ans, on n’a rien fait pour désenclaver la Casamance et pour échapper au diktat de la liaison maritime, et ce n’est pas le cortège, improvisé et disparate, de minibus et de camions imaginé par Farba Senghor qui mettra un terme aux doléances des commerçantes du marché Elisabeth Diouf. Mais pire que cela : des ouvrages s’écroulent, des crimes sont commis, les détournements se répètent, mais nous ne sommes toujours pas prêts à prendre des sanctions ou à assumer nos responsabilités.

vendredi 24 août 2007

LETTRE OUVERTE AUX SOUS TRAITANTS DE L'ALTERNANCE ET A TOUS LES CHEFS DE CLAQUE DE LA PENSEE UNIQUE...

« Quand la vérité est remplacée par le silence, le silence est un mensonge »
(Evtouchenko)

Nous sommes des milliers de Sénégalaises et de Sénégalais à avoir fait notre choix le 19 mars 2000, non par attrait pour l’un des deux candidats restants, mais tout simplement parce que l’un d’entre vous nous avait persuadés, qu’à cette étape de la confrontation, l’un des postulants était meilleur – ou « moins mauvais » - que l’autre et était plus porteur d’espérances. Nous nous sommes fiés à votre parole comme on se fie à la fermeté du sol, convaincus qu’avec vous, nous ne serions pas « les suppôts de spéculations et de manœuvres de la politique ». Nous avons donc voté par respect de vos consignes, par sympathie pour vos idées, et malgré ce que nous savions ou subodorions du candidat. Notre suffrage était en fait une expression par procuration.
Certains parmi nous s’honoraient d’être de vos amis ou de votre famille, ou avaient été vos collaborateurs, vos collègues, ou avaient milité dans les mêmes mouvements que vous. D’autres, la plupart, ne vous connaissaient pas personnellement, ou ne vous avaient jamais rencontrés. Mais, tous, nous avions été séduits par votre discours, votre parcours politique, par l’engagement que vous mettiez à défendre des principes que nous partagions. Nous étions convaincus que ce que nous savions de vous suffisait pour donner notre parole et apaiser nos craintes… Bref, c’est plus à vous qu’à celui qui allait être élu que nous avons confié nos fonds de pension faits de rêves de changement. Vous avez fait le roi, mais c’est nous qui avons fait de vous des princes, des lieutenants crédibles. A moins d’un an des élections, c’est-à-dire du moment où, à nouveau, nos voix vous sont indispensables, nous avons donc le droit de vous poser cette question :
« Qu’avez-vous fait de nos espérances » ?
Au tout début de l’Alternance, nous avons, tout naturellement, pardonné les premiers couacs : le bafouillement des chargés de communication ou du protocole, les erreurs de casting illustrées, notamment, par cette ministre au profil flou qui eut la sagesse de jeter le manche après la cognée au bout d’une semaine… Même plus tard, nous avons accepté de passer en pertes et profits ces projets mal mûris ou simplement improvisés, comme cette Brasilia au site mouvant, l’aéroport ultramoderne ou le jet présidentiel qui ne devaient pas coûter un sou aux finances publiques, cette fête des moissons étouffée dans l’œuf ou ce tramway à l’échéancier incroyablement optimiste…
Tout cela, nous l’avons pardonné. Diantre, on n’apprend pas à gouverner dans les bains de foule et les « marches bleues » qui étaient le terrain privilégié du nouvel élu… Encore que, tout de même, quand on s’est autoproclamé chef de l’opposition pendant un quart de siècle et créé même ce « shadow-cabinet » à l’anglaise, on est censé savoir que c’est à l’hymne national que l’on doit sacrifier lorsqu’on prête serment et non à une sonatine de son cru…
Nous avons quand même fermé les yeux, nous étions tout indulgence, prêts à concéder des mois, que dis-je une année ou plus, de grâce.
La première année de l’Alternance s’est achevée avec les premières ruptures, les premières excommuniations. Le plus important – le plus pesant ? – des alliés d’hier a été défénestré après avoir trop longtemps avalé des couleuvres sans oser prendre l’initiative du divorce. Mais vous, qui aviez été notre référence, vous êtes restés, vous avez resserré les rangs autour du nouveau pouvoir. Nous avons eu la naïveté de penser que grâce à votre vigilance et au rôle accru que vous alliez jouer, le Chef de l’Etat, délesté de son principal rival, allait enfin tenir les promesses pour lesquelles nous l’avions choisi.
Nous avons été, très vite, tirés du doute et nous attendions que vous soyez les premiers à sonner l’alerte. Au lieu de cela, nous avons fait le constat, qu’au contraire, votre mansuétude croissait comme en proportion des honneurs et privilèges qui vous étaient accordés. D’ailleurs, d’alliés vos partis devenaient des annexes, des excroissances, voire de simples tendances au sein du parti dominant, vous privant ainsi de ce qui avait fait que la valeur de vos arguments compensait largement le nombre restreint de vos suffrages : « la force d’être libre et la volonté d’être égal ».
Voilà-t-il pas, par exemple, que vous restez sans réaction devant ce blanchiment politique qui voit ceux que naguère nous avions tous combattus et dont les excès ou la fatuité avaient constitué le lit de notre colère, se précipiter dans les rangs du nouveau pouvoir, se prosterner sous les lambris de ses palais. Nous ne vous avons guère entendus ruer dans les brancards ou exprimer votre sarcasme devant la pauvreté, l’indigence des arguments qu’ils nous ont servis pour exprimer leur revirement.
Celui-ci avait, disait-il « transhumé » (mot impropre ici pour exprimer un mouvement si peu naturel) sur injonction de son guide religieux.
Tel autre avait eu une sorte d’illumination qui lui révélait, disait-il, la vraie nature de l’élu qu’il avait pourtant voué aux gémonies quelques mois auparavant.
Celui-ci évoquait des liens de famille jusque-là inavoués. Celle-là répétait sans sourciller qu’elle avait rejoint le PDS parce que de petits chefs de son ancien parti avaient échangé des coups dans son salon et manqué de briser ses bibelots.
On oubliait que ce « transhumant » avait interdit l’entrée de son village au cortège du nouvel élu en prétendant qu’il n’y avait aucun militant, ou que celle-là l’avait traité de « Fantômas » !
Tous ces repentis, désormais réinstallés dans les centres de décision qu’ils avaient longtemps monopolisés, étaient unanimes à louer les qualités du vainqueur, avec les mêmes mots dont ils s’étaient servis pour vanter son prédécesseur…
Le résultat de ces reniements, c’est qu’aujourd’hui, ce sont des femmes et des hommes qui en 2000 avaient voté contre l’Alternance et appelé à la différer, qui tiennent dans le Gouvernement des départements aussi symboliques que l’Intérieur et l’Emploi, la Famille et la Culture, les Langues Nationales et l’Aménagement du Territoire, la Pêche et l’Urbanisme…
Me WADE – puisqu’il faut dire son nom – nous avait assuré le 11 septembre 2000 : « Le PDS ne sera pas le refuge des détourneurs ».
C’était quelques semaines après le lancement des audits de 20 sociétés et institutions et vous aviez applaudi avec nous, vous qui réclamiez depuis longtemps que l’enrichissement illicite soit condamné par la loi.
Les audits sont restés sans suite et tous ceux qu’ils visaient et qu’ils avaient conduits, pour un court terme, en prison, sont aujourd’hui dans le saint des saints du PDS ou à la tête des principaux rouages de l’Etat. Ils sont devenus des hommes courtisés par le nouveau pouvoir, les sauveurs du parti, le bouclier que l’on dresse contre les amis d’hier et les ennemis d’aujourd’hui. Ils sont devenus vos amis et vos complices.
Comment dès lors s’étonner que les déclarations de patrimoine soient tombées dans les oubliettes et, surtout, que toutes les faillites économiques et sociales survenues dans notre pays sous l’Alternance (Chantiers de Thiès, ICS, SONACOS, SENELEC… et même le naufrage du Joola) aient pour fondements des fautes de gestion ? Les fautes de gestion se payent toujours très chers !
Me WADE avait proclamé solennellement : « L’ère de l’exercice solitaire du pouvoir est terminée. Commence la République des citoyens ».
C’était le 1er Avril 2000 dans un stade en transe et face à l’opinion nationale émue et le monde admiratif.
Quel est le bilan de six ans d’exercice du pouvoir ?
Lisez le communiqué du conseil des Ministres : les 3/4 de son contenu sont consacrés aux seules activités du Chef de l’Etat et le reste est constitué de félicitations des participants à son endroit.
Que fait donc le gouvernement ? Les ministres se bousculent à propager l’image d’un Chef omniscient et infaillible et si, comme l’a écrit J. Audibert, « le ministre représente le degré le plus élevé du domestique », nous avons atteint le fond de l’abîme car on n’avait jamais vu au Sénégal de ministres courant devant le cortège présidentiel parmi les badauds ou dansant le sabar dans un stade.
Regardez notre Télévision Nationale, elle n’attire plus que les accros de novela latino-américaines ; elle a exclu de son programme tout débat contradictoire et son journal n’est plus qu’un carnet mondain dont l’animateur principal tient ses quartiers au Palais. D’ailleurs, le Chef de l’Etat a affirmé haut et fort qu’il n’autorisera aucune chaîne de télévision susceptible de brouiller son image.
Ouvrez notre « Quotidien national », dont Wade avait dit aux premiers jours de son mandat qu’il n’avait plus de raison d’être : jamais sans doute, comme aujourd’hui, le « Soleil » n’a répandu dans ses éditoriaux quotidiens le culte de la pensée unique ni exhibé à sa Une l’image du Chef de l’Etat !
Regardez ces foules qui accueillent et accompagnent le Président de la République : toutes arborent non l’emblème national, mais le fanion du parti, comme si le Chef de l’Etat ne visitait plus son peuple mais ses militants. Aujourd’hui comme hier, il est devenu l’otage de Sénégalais qui ont plus d’entregent que de mémoire, embrigadés dans des cénacles dont les sigles déjà nous rappellent de mauvais souvenirs.
Comment comprendre votre silence, messieurs, vous qui autrefois reprochiez au parti dominant de réunir ses instances dans l’enceinte du Parlement, devant l’image, presque quotidienne, de la salle des banquets de la Présidence transformée en lieu de spectacle, devant ces happenings de « coxeurs » néo-libéraux conduisant des cohortes de repentis ? Pourquoi n’exprimez-vous pas votre désapprobation face à ses rabatteurs de suffrages, ces démonstrations de fidélité qui se concluent généralement par une distribution d’argent ? Pourquoi ne pas marquer votre réserve quand les ministres renoncent à toute responsabilité et que toutes les crises sociales se dénouent à la Présidence dans l’ignorance de la tutelle ?
Pour tout dire, rarement nous avons été gouvernés de manière aussi personnelle et autocratique. Rarement au Sénégal un Chef d’Etat a fait autant usage « de crayon et de gomme », décidant seul de la destination des moyens de l’Etat, scellant seul le sort des citoyens, selon son humeur, offrant ou retirant prébendes et sinécures, sans jamais solliciter l’aval du Parlement et de l’opinion.
Le Président WADE avait dit le 6 juillet 2000 : « Plus de répression violente dans les manifestations ! »
Mais six mois plus tard, le 31 Janvier 2001, un étudiant était tué dans une manifestation et dans des circonstances non encore élucidées.
Depuis lors d’autres étudiants ont été gravement blessés, marqués à vie pour certains délits, en dépit de soins coûteux dispensés à l’étranger.
Dans ces cas aussi, les coupables courent toujours !
Car le scandale n’est pas seulement qu’il y ait eu des morts et des blessés, c’est aussi que désormais les crimes sont impunis ou que leurs auteurs sont rarement appréhendés. De l’incendie de la bourse du Travail au matraquage de Talla Sylla, en passant par les violences contre les journalistes, les « affaires » s’accumulent et s’entassent, au grand désespoir des victimes ou de leurs familles.
Me WADE avait dit le 7 janvier 2001 : « Je ne modifierai pas seul le code électoral »
C’était un engagement fort parce que le code électoral était, en quarante ans de régime socialiste, le seul texte élaboré et entériné par consensus national. Le Chef de l’Etat en a déjà changé le socle, seul, puisque le fichier électoral a été refondu contre l’avis d’une partie importante de l’opposition. Il a modifié, tout seul, la durée du mandat des députés en faisant reporter d’un an les élections législatives au moyen d’une séance houleuse à l’Assemblée nationale, boycottée par l’opposition. Il se propose de réinstituer le Sénat qui avait été pourtant supprimé par référendum constitutionnel. Il a mis en branle la procédure visant à accorder le droit de vote aux militaires et assimilés, sans que le projet ait fait l’objet d’un débat national et que les risques politiques aient été évalués…
Voilà enfin que le bruit court que le deuxième tour allait être réformé ou supprimé aux élections présidentielles, voire que celles-ci allaient être, à leur tour, reportées. Certes, ce n’est encore qu’une rumeur, mais c’est ainsi qu’avait commencé la loi Ezzan. Les idées nocives doivent être tuées dans l’œuf et nous aurions apprécié que, dès les premiers susurrements, vous affirmiez sans ambiguïté et publiquement, qu’il y a des pas que l’on ne peut pas franchir et que l’on ne peut pas toujours compter sur vous pour jouer les chefs de claque et les Romains du parterre. Car le fond du problème est bien là : on vous entend souvent, et plus qu’à votre tour, défendre le bilan de l’Alternance, on vous entend plus rarement exprimer vos réserves quand, de toute évidence, le nouveau pouvoir bafoue les principes que vous défendiez il y a six ans. Certes, certains d’entre vous répètent à l’envi que ces réserves, ils les expriment quelquefois, mais en aparté et face à l’autorité suprême. Ces confidences, apparemment sans effet, ne nous suffisent plus et c’est d’abord à nous, qui vous donnons nos voix, que vous devez des comptes. Et c’est très précisément parce que vous êtes des alliés du Chef de l’Etat et que votre fidélité ne fait pas de doute que vous lui devez cette vérité, au nom du principe selon lequel, c’est votre frère ou votre sœur qui peut vous dire que votre haleine est mauvaise. Il ne s’agit pas de tout critiquer et nous-mêmes savons que tout n’est pas négatif dans l’Alternance, que la mauvaise foi fait partie de la boîte à outils de toute opposition, que la presse a besoin pour se vendre de titres accrocheurs et d’affirmations excessives ou péremptoires. Mais il est trop facile, quand on a bâti ses succès sur les slogans qui vantent le changement, de dire qu’autrefois on faisait pire.
Oui, on ne peut pas toujours cacher la déconfiture des plus grandes entreprises de l’Etat, les libéralités excessives du Président de la République, la multiplication des dérives politiques qui ruinent le crédit du Sénégal à l’extérieur, la puérilité ou l’incompétence de certains acteurs de l’Alternance trop vite propulsés à des postes de responsabilité.
Oui, lorsqu’on a rejeté longtemps l’entrisme et refusé les compromissions, lorsqu’on a été à l’initiative d’un rassemblement qui prétend que « deuggeuy mujj », on ne peut pas rester silencieux quand un obscur député, inconnu des combattants pour la justice, impose à une Assemblée courbée le vote d’une loi scélérate qui n’a fait que raviver des plaies jamais fermées et dont les principaux pourfendeurs sont justement, ceux-là mêmes qu’elle prétendait défendre.
Oui, on ne doit pas se taire lorsqu’un livre paraît qui parle de complot, de crime et d’assassinat, et que l’accusé principal, nommément cité, n’entreprend aucune action ni pour en démentir le contenu, ni pour contraindre l’auteur à reconnaître ses torts devant la Justice.
NB Cet article a été publié dans le Nouvel Horizon de la semaine du 02 AU 08 juin 2007.


vendredi 10 août 2007

SEPT BOULETS DE L'ALTERNANCE

« En termes d'art dramatique, la présidence (de la République) est, avant tout, un rôle héroïque. S'il veut être crédible, l'homme qui joue le Président doit comporter en lui-même une suggestion de danger potentiel ».

Cette observation d'un politologue étranger s'applique parfaitement au Sénégal et à son si « spécial » Président. En sept (7) ans d'Alternance notre pays a vécu sur le fil du rasoir. Dans la crainte qu'un mot, un geste du Chef de l'Etat ne mettent le feu aux poudres et ne brisent le fragile équilibre sur lequel reposent de jeunes nations comme la nôtre. Ne nous brouillent avec nos voisins et nos partenaires. Ne mettent en péril notre survie économique même, à la merci de promesses hasardeuses, de libéralités excessives, de dépenses inconsidérées, de projets faramineux... Ne provoquent des fêlures irréparables consécutives à des actions marquées par l'amateurisme ou l'improvisation. Dans la crainte, enfin, que les compromissions ou les reniements de la classe politique, déboussolée par ces menaces, n'accréditent davantage l'idée, solidement ancrée à l'extérieur, que le Sénégalais est le symbole de l'opportunisme, de l'esbroufe et de la flagornerie. Après sept ans de pouvoir « impérial » (selon le mot d'Amadou Toumani Touré), malgré sa victoire flagrante, même si elle reste incompréhensible, Me Wade n'a pas éloigné, bien au contraire, ces orages qui brouillent notre horizon, ni guéri les maux qu'il s'était promis de cicatriser. En réalité, si l'on soumet l'Alternance au sérum de vérité, ce que l'on observe d'abord, c'est qu'elle traîne des boulets aussi lourds qu'encombrants, et qu'en toute logique, la priorité du Président réélu devrait être, non de tirer de nouveaux plans sur la comète, mais de fermer ces plaies béantes qui entachent son premier mandat. Nous avons recensé 7 boulets plus ou moins visibles et la liste n'est pas exhaustive.
1- LE BOULET LE PLUS ATTENDU : INCOMPETENCES ET INSTABILITE OU LA VALSE DES PROMUS

On le savait depuis bien longtemps : Me Wade est le roi de la chalandise, il sait comme personne, remplir la rue et exalter les foules, mais jusqu'en 2000, son armée était surtout faite de fantassins et il était le seul propriétaire des biens matériels et immatériels de son parti. Bref s'il pouvait faire un opposant teigneux, on savait que pour gouverner, il lui faudrait nécessairement sortir de sa basse-cour, apparier les apparatchiks du PDS avec des compétences et des talents extérieurs. Encore fallait-il avoir la main heureuse !
Hélas ! Me Wade s'est arrêté au rayon des fans et des ralliés, tous subjugués par son charisme et sa prodigalité, il a souvent ignoré le stand des grands commis de l'Etat et des hommes libres. Pas étonnant donc qu'il ait changé très souvent, trop souvent, de collaborateurs, au point de nous donner le tournis.
Il n'a pas créé le changement : il a installé l'instabilité.
Plus de 100 nominations de ministres en 7 ans, quand Senghor n'en a installé que 78 en vingt ans ! Plus de 50 renvois de ministres, dont une dizaine en moins de cent jours d'exercice et une dizaine d'autres nommés, renvoyés, rétablis avec la même désinvolture. C'est vrai que la durée n'est pas nécessairement signe d'efficacité, mais un département ministériel qui, comme celui de la Culture, a changé de titulaire tous les dix mois, en moyenne, ne peut prétendre mener une politique cohérente et harmonieuse.
Instabilité aussi à la tête des services de l'Etat comme le montre cette illustration franchement rocambolesque. L'homme qui dirigeait la RTS en 2000, celui-là même qui avait banni de ses antennes le retour triomphal du Chef du PDS, en 1999, et qui passait alors pour un groupie de la famille Diouf, est sept ans et trois directeurs plus tard, après avoir été sabré puis réhabilité, l'artisan de la promotion électorale du candidat Wade en 2007.
Avec l'Alternance changer c'est tourner en rond.

2- LE BOULET LE PLUS IMPREVISIBLE : SCANDALES FINANCIERS ET PREVARICATION OU L'ARGENT NEBULEUX DES CHANTIERS ET DES COMBINES

Qui eût cru que Me Wade, le seul président sénégalais à avoir publié sa déclaration de patrimoine, serait aussi celui dont le gouvernement serait entaché des bruits de corruption les plus retentissants et qui n'épargnent ni les plus hauts dirigeants de l'Etat, ni même les membres de son entourage, voire de sa famille.
De l'avion présidentiel aux chantiers de Thiès et de la Corniche, des fonds secrets de la présidence aux nébuleux fonds de la Chine-Taïwan, ils sont nombreux les scandales financiers qui ont émaillé les sept ans de l'Alternance, avec cette particularité que désormais au Sénégal les prévarications supposées se calculent en milliards de francs et que les comptes se règlent, non devant le prétoire, mais par cassettes ou conférences de presse interposées. Avec des mots, des aveux, des incongruités jamais entendues !
Un ancien Premier Ministre qui affirme, droit sur ses bottes, avoir soutiré des fonds publics pour servir ses intérêts et sa gloire ...
Un Premier Ministre, en exercice celui-là, qui avoue avoir redistribué des fonds dont il ne connaît pas l'origine et dont il n'est pas sûr de la légalité et qui dit que cela ne l'intéresse pas...
Un Président de la République qui exhibe devant l'opinion nationale et étrangère, un contrat par lequel un homme qu'il accuse de vol, s'engage à lui restituer, à lui personnellement et non à l'Etat, contre une promesse de blanchiment politique, des fonds illégalement puisés dans les ressources publiques...
« Les scandales financiers ne sont pas une "spécificité sénégalaise" » nous assure Me Wade. Certes, mais quand on a accédé au pouvoir avec la promesse de nettoyer les écuries d'Augias, l'explication est un peu courte que de répéter toujours « je n'étais pas aux marchés ! ».

3- LE BOULET LE PLUS SURREALISTE : EMPHASE ET GASPILLAGE OU LES FASTES DE L'EMPIRE

Ce n'est pas dénigrer notre pays que de rappeler qu'il est l'un des plus petits Etats d'Afrique (33e sur 53), l'un des moins peuplés (30e rang), l'un des plus pauvres en ressources naturelles et même l'un des moins scolarisés, que son Revenu National Brut( RNB) n'est que la moitié de celui de la Côte d'ivoire, le vingtième de celui du micro-Etat de Singapour (620 km2) ou le soixantième de celui de la Suisse qui compte 7 millions d'habitants... et, qu'enfin, en qualité de vie, le Sénégal se classe au 154eme rang mondial pour l'Indice de Développement Humain (IDH).
La logique, le bons sens, la morale même voudraient donc que nos gouvernants tiennent compte de cette réalité têtue, qu'ils adaptent leurs ambitions à nos moyens et consacrent l'essentiel de nos ressources au développement harmonieux et durable des populations sénégalaises. Au lieu de cela, le Président Wade – Buur Saalum – mène un train de vie de chef de pétromonarchie et affiche des ambitions de super puissance. Un cabinet obèse qui, à la veille des élections comptait près de 50 ministres (dont plus de 10 ministres d'Etat !) ; des dizaines (?) de ministres-conseillers, oisifs et repus ; des ambassades et des consulats à faire pâlir la France ; des chambres qui compteront bientôt près de 400 parlementaires et assimilés, contre tous les engagements précédents. Ajouter à cela les fastueux voyages tous azimuts du Chef de l'Etat (absent du Sénégal pratiquement 120 jours par an), les « enveloppes » distribuées à la pelle, les hausses de salaires sauvages et clientélistes, le bradage du patrimoine immobilier de l'Etat, la cession de véhicules de fonction à des dignitaires en fin de mandat. Rien d'étonnant donc si les budgets de la Présidence et de la Primature (plus de 70 milliards) dépassent, en chiffres absolus celui de la Présidence de la République de l'opulente France (60 milliards, fonds secrets inclus).
A côté de cette mégalomanie, ruineuse pour le budget de l'Etat, il y a celle, tout aussi ruineuse pour notre crédibilité et notre réputation. Telle cette prétention de penser que l'entregent sénégalais peut venir à bout de la plus longue crise politique de notre temps en voulant convoquer à Dakar un sommet israélo-palestinien, ou qu'il peut être un entremetteur convaincant dans la querelle irano-américaine. Pendant ce temps des conflits à notre portée, à nos frontières, comme la question ivoirienne, échappent à notre diplomatie.
Et nous observons, tout marris, qu'il a suffi d'un froncement de sourcils - peut-être un peu bitumeux - de Khadafi pour déprogrammer un sommet Tchad-Soudan que le Président Wade croyait avoir conquis de haute lutte.

4- LE BOULET LE PLUS SOURNOIS : IMPROVISATION ET AMATEURISME OU L'INQUIETANTE EPEE DE DAMOCLES QUI PESE SUR SAINT-LOUIS

Ce boulet, dont on parle si peu, est peut-être celui devant lequel nous sommes le plus impuissants car il met en jeu des forces qui nous dépassent : c'est le canal de délestage de la Langue de Barbarie.
Il a une histoire et elle est révélatrice des méthodes de l'Alternance. En Octobre 2003, la ville de Saint-Louis est partiellement inondée, menacée par les lâchers d'eau en provenance du barrage de Manantali. C'est un phénomène récurrent mais ce qui est nouveau c'est la solution imaginée et promptement exécutée par le Gouvernement de Wade. A partir d'une étude bâclée et avec le concours d'une expertise étrangère, il décide tout bonnement d'ouvrir une brèche, un canal de délestage, une nouvelle embouchure en fait, à 7 km au Sud de Saint-Louis, comme s'il ne s'agissait que d'un boulot de terrassier.
Le résultat est effrayant : la largeur du canal passe de 4 m à sa création à 200 m vingt quatre heures plus tard, elle dépasse désormais le kilomètre, et ce n'est pas fini. Sans compter les dégâts collatéraux : le barrage de Diama, en amont, perturbé, les îles situées en aval, menacées de disparition, leurs champs inondés, les Niayes du Gandiolais rendues stériles par l'eau salée, l'ancienne embouchure qui risque de se colmater ... plus encore la Langue de Barbarie elle-même, la ville de Saint-louis peut-être, menacées de disparition, tout cela parce que l'on a voulu forcer la main à la nature. A cause de l'improvisation et de l'amateurisme.

5- LE BOULET LE PLUS DEPRIMANT : LES ERREURS DE GESTION OU LA DECONFITURE DU TISSU INDUSTRIEL

Quelques années d'Alternance ont suffi pour accélérer la décrépitude ou mettre à genoux les deux fleurons de l'industrie sénégalaise : la SAR et les ICS. Le Gouvernement accuse le régime précédent et pointe du doigt le dérèglement des termes de l'échange. Parade classique mais facile : la hausse du prix du pétrole ne frappe pas que le Sénégal et la récente chute du cours de l'or noir n'a pas rétabli la santé de nos entreprises.
Selon les observateurs les plus qualifiés (la BCEAO entre autres) l'industrie sénégalaise a dégringolé de 19% en 2006, du fait, principalement, de l'effondrement des ICS, dont dépendaient de multiples PME, et du fait de la baisse de la production agricole. Idrissa SECK, acteur bien averti de l'Alternance, affirme quant à lui que la SENELEC et la SAR traînent des ardoises de plus de 250 milliards de F CFA. En tout cas, de mémoire de sénégalais indépendants, on n'avait encore jamais vécu, comme ce fut le cas à la fin de 2006, de pénurie générale de gasoil et d'essence, ou un mois de rupture totale de distribution de gaz domestique. Le Gouvernement qui avait promis de ramener le prix du riz à 100 F le kg a laissé tripler celui du gaz en moins de deux ans et fait grimper ceux de l'huile, de l'eau ou de l'électricité à des niveaux jamais atteints.
Instabilité des directoires, incompétence des responsables, choisis souvent sur la base de leur appartenance au parti dominant, politisation à outrance des promotions, incohérence des politiques et des choix stratégiques : la gestion des entreprises publiques n'est que le reflet de celle de l'Etat.

6- LE BOULET LE PLUS DOULOUREUX : L'IMPUNITE OU LE DRAME DU JOOLA

Le Sénégal détient un seul record du monde, et il s'en passerait volontiers, c'est celui de la catastrophe maritime la plus meurtrière de l'histoire.
Mais le drame du Joola reste un crime impuni. Les acteurs, les complices, continuent à vaquer à leurs affaires, quand ils n'ont pas été promus à de nouvelles et hautes responsabilités. Pourtant des gens savaient que le bateau n'était pas apte à la navigation, qui auraient dû s'abstenir de le mettre en circulation, ou pour le moins, avertir l'opinion.
D'autres ont vendu des billets au-delà de la capacité du navire, ou imposé à l'équipage des passagers sans titre de voyage. D'autres encore qui étaient commis à la surveillance du Joola n'ont pas sonné l'alarme quand il était en perdition, ou ont pris des vacances au lieu de mettre en branle le dispositif de secours prévu. D'autres, enfin, ont nié l'évidence, ou fourni des informations inexactes, ou tenté de manipuler l'opinion... Aucun d'entre eux n'a été inquiété réellement par la Justice, pourtant si prompte à ouvrir les portes de Reubeuss, et le dossier du Joola a été clos sans avoir été ouvert. Il a fallu une semonce de la justice française, alertée par la colère de parents de victimes étrangères, pour rappeler notre pays à l'ordre et lui signifier qu'il n'y a pas de prescription pour ce crime. Il est vrai que depuis deux ans d'autres Joola occupent les médias et dont la responsabilité est plus diffuse : ces dizaines de naufrages éparpillés entre les côtes mauritaniennes ou marocaines et les Iles Canaries et dont le nombre de victimes se sera peut-être jamais connu.

7- LE BOULET LE PLUS DESTRUCTEUR : CONFRERISATION ET RETOURNEMENT OU LE TEMPS DE LA DIVISION ET DE LA TORTUOSITE

Si le Sénégal indépendant a échappé aux vicissitudes qui ont secoué la plupart des nations africaines c'est qu'il avait choisi, dès le départ, de se doter d'institutions et de gouvernements indépendants des ethnies, des cultes et des régions. Cette laïcité, cette équidistance qui font les nations modernes fondent comme beurre au soleil. Elles sont mises en péril par l'outrance de la médiatisation des accointances et des choix religieux du Chef de l'Etat et de ses ministres. Elles sont niées par cette affirmation d'un « guide » religieux, réputé proche de Me Wade, qui affirme publiquement que le Sénégal ne sera plus gouverné que par un membre de sa confrérie. Sans compter ces manifestations de villes, de régions, de collectivités ethniques ou religieuses qui revendiquent des quotas, des parts de gâteau qui ne sont ni équitables ni justifiées et dont les meilleures vont aux plus bruyants et aux plus opportunistes.
Au démon de la division et de la parcellisation s'ajoute le mal insidieux des volte-face arrachées à coups de promesses.
Jamais le retournement n'a été mieux porté, la tortuosité est devenue le symbole même de notre classe politique qui ne peut plus revendiquer l'héritage des femmes de Nder, d'Aline Sitoe ou de Souleymane Bal, de tous ceux qui avaient préféré la mort ou l'exil à l'asservissement et à la honte. Aujourd'hui, près de la moitié des ministres de Wade est composée d'hommes et de femmes qui avaient voté contre l'Alternance, comme si celle-ci n'avait fait que des enfants illégitimes.
Après les élections présidentielles de Février 2007 c'est un nouveau « mercato » qui s'ouvre puisque, désormais, la tendance est d'exploiter ce qui est de plus bas dans l'homme sénégalais, et nul ne saurait dire ce qu'il restera de l'opposition dans un mois, dans un an...

CONCLUSION

Pourquoi un gouvernement qui traîne autant de boulets est-il sorti vainqueur des consultations électorales et pourquoi le vote des sénégalais est-il allé aussi massivement à Me Wade malgré tous ces griefs ? Ces boulets ne seraient-ils que fétus de paille, infiniment dérisoires au regard des réalisations de l'Alternance : les chantiers « pharaoniques » de la Corniche et de l'Autoroute, le plan Jaxaay, les bassins de rétention, etc. ? L'adhésion populaire ne met-elle pas en évidence l'aveuglement et la mauvaise foi de l'opposition, le parti pris de la presse et de la Société Civile ?
En réalité les succès de Wade découlent d'abord de la mauvaise stratégie de ses contempteurs. On remarquera qu'au cours de la campagne électorale aucun des boulets que nous avons énumérés n'a été exploité pour combattre la gestion de l'Alternance, à une ou deux exceptions près (dont le Joola qui était un thème difficile à manier). Les plus productifs ont été carrément ignorés. Me Wade exhibait les pans les plus réussis et les plus concrets de son bilan, quand d'autres, qui avaient partagé avec lui le pouvoir pendant un, cinq ou sept ans, sans jamais émettre des réserves, tentaient de nous faire croire qu'on pouvait fréquenter assidûment les voleurs et rester pur. Wade invitait ceux qui n'étaient pas rassasiés, et ceux qui n'avaient pas encore participé au festin, à persévérer avec lui, car « le meilleur est à venir », quand d'autres fondaient leur campagne sur cette incroyable assertion : « Cet homme est sûr », alors que la réalité quotidienne nous révèle qu'un homme politique n'est jamais sûr ! La grande erreur de Niasse, Bathily, Tanor et autres candidats au changement, c'et d'avoir ignoré ce précepte : « la gloire ne dépend pas de l'effort, lequel est généralement invisible, elle ne dépend que de la mise en scène » (P. Valéry).
Et en matière de mise en scène, Abdoulaye Wade reste inégalable.

dimanche 5 août 2007

INTRODUCTION "A MES CHERS PARENTS GAULOIS", Les Arènes, janvier 2007, 336 pages

J'ai publié il y a de cela quelques mois un essai consacré aux relations franco-africaines intitulé "A mes chers parents gaulois" (Editions Les Arènes, janvier 2007, 336 pages). Vous pouvez consulter la fiche du livre et accéder à diverses autres informations (revue de presse, etc.) en allant sur le site de la maison d'édition http://www.arenes.fr/livres/fiche-livre.php?numero_livre=166.
Vous trouverez ci-dessous le premier chapitre de mon essai.




« Ce n’est pas en raccompagnant son hôte avec déférence jusqu’à la sortie du village qu’on peut lui faire oublier l’accueil discourtois qui lui a été réservé »
Nous avons si souvent l’habitude de vous lire, de lire vos livres, vos journaux, vos sentences, vos ordres et vos lois, vos admonestations, vos critiques ou vos satires, de vous écouter nous parler de vous, nous parler aussi de nous, que nous ne savons plus très bien comment nous adresser à vous, comment vous demander des comptes...
Depuis des siècles que vous nous visitez, vous comportant chez nous comme si vous étiez chez vous, depuis des années que nous sommes tolérés chez vous, nous efforçant le plus souvent de passer inaperçus, nous avons toujours été, bon gré, mal gré, l’auditeur, le lecteur, le spectateur... et vous l’orateur, le préposé aux discours et aux ordres, l’officiant, le commettant pour tout dire.
Vous, Français, hommes et femmes de ce Nord opulent, qui symbolisez pour nous le monde des « peaux allumées », selon l’expression de Amadou Hampâté Bâ, au point que dans nos langues toubab désigne indifféremment le Français, l’Européen, le Blanc... Nous, Sénégalais, et plus généralement peuples de votre ancien empire colonial, issus de ce Sud dont on ne voit souvent que le délabrement et les excès et que le monde entier déchiffre à travers vos yeux puisque trop souvent, ce qu’il sait de nous, il l’a appris en se fiant à vos écrits et à vos dires. Ne sommes-nous pas le « pré-carré » de la France, expression inconnue de Littré et de Larousse et qui semble avoir été forgée spécialement pour servir de placebo à ce mot désormais honni : colonie.
Voilà plus de cinq siècles que nous nous sommes « découverts », plus de trois siècles que nous nous fréquentons. Pendant ce long côtoiement imposé, nous avons toujours balancé entre la tentation de vous imiter et la folle envie de vous combattre, tant il est vrai que « la racine de tous les conflits, c’est la rivalité mimétique entre les êtres [
2] ». De votre côté, et tout au long de votre domination, l’idée que vous avez voulu nous donner de vous, l’idée que vous avez voulu nous imposer s’il y avait quelque réticence de notre part, a toujours été celle du « maître », au double sens de celui qui détient l’autorité et le savoir. Vos représentants portaient des titres d’autorité : gouverneurs, commandants, chefs de subdivision ou de poste... Tous, y compris ceux qui étaient administrateurs, juges, prêtres ou soldats prétendaient nous éduquer : au progrès, à vos manières, à la « civilisation », à la soumission et au respect de votre exemple et de vos intérêts. Et cela, disiez-vous, dans notre propre intérêt, dont le vôtre ne serait que la conséquence : la colonisation était émancipatrice.
De ce jeu de cache-cache est né ce paradoxe : après plusieurs siècles de relations intenses, nous ne nous connaissons guère. Vous avez conquis et dominé nos pays, exploré nos contrées les plus reculées, exploité nos richesses, écrit des milliers de livres sur nos sociétés... Pourtant il reste encore des Français, la grande majorité, qui sont impuissants à s’ouvrir à nos cultures, qui portent sur nous, qui cultivent même, des jugements pleins de préjugés et d’idées reçues.
C’est la première découverte que j’ai faite lorsque, jeune étudiant, j’ai débarqué dans ce pays que les livres m’avaient rendu si familier que je croyais l’avoir déjà vu. Je constatai que si l’entrée en France était - alors - pour nous libre et gratuite, la famille française nous restait inaccessible et ce sevrage familial pesait plus sur mon esprit et mes nerfs que le froid ou le rythme infernal des études. Je m’en ouvris donc auprès de l’institution internationale qui parrainait ma formation et grâce à son entregent, je reçus l’invitation d’une famille française. J’espérais plus qu’un dîner (deux heures de train, une heure de mangeotte !), mieux que la lointaine banlieue. Mais comme le soulignaient mes parrains, on ne pouvait tout de même pas imposer une invitation aux habitants du Ve arrondissement de Paris ni exiger un week-end dans la vallée de Chevreuse. Je n’étais pas content non plus que l’on ait déterminé à l’avance mes heures de départ et de retour par le train, ou suggéré que je me munisse d’un cadeau. Mais j’avais suffisamment l’expérience du commerce avec les Blancs pour savoir que c’est toujours eux qui fixent les règles et imposent les rites. J’allai donc à mon rendez-vous, à Sartrouville, avec l’idée qu’un bain familial valait bien quelques sacrifices...
Mes hôtes étaient des croisés du volontariat et j’étais peut-être leur première B.A. Ils avaient l’intention non de m’instruire mais de me faire parler pour qu’à l’issue de ce dîner, personne autour d’eux ne puisse leur en remontrer sur « les Africains ». Ils étaient vierges d’africanité, comme cela apparut dès leurs premiers mots :
- « Ah ! monsieur, vous parlez bien français !
Ils savaient pourtant que je venais d’une ancienne colonie française et que j’étais étudiant de troisième cycle. Je résistai à l’envie de leur servir un pastiche de Senghor :
- Moi y en a être pour rien, moi y en a licencié ès lettres !
- Mais vous parlez quand même sénégalais ? insistèrent-ils. Et c’est comment le sénégalais ?
- Euh, c’est comme le belge...
- Le belge ? Ça n’existe pas, monsieur ! En Belgique, chaque communauté parle sa propre langue.
- Eh bien, c’est comme chez nous, à cette différence près qu’aucun de nos parlers n’a un statut de langue officielle.
- Ah ! Ah ! C’est de l’esprit français, ça ! »
Mes hôtes avaient admis que j’étais un être doué de raison et même du sens de la dérision, fût-elle française. Allaient-ils reconnaître que, comme eux, j’appartenais à la même espèce animale ? Je tentai quelques explorations et très vite me rendis compte qu’ils s’attendaient d’abord à ce que je sois différent. Je me laissai donc aller et, comme l’ivrogne va de verre en verre, j’allai d’exagération en exagération au risque de perdre l’équilibre. Je me replongeai dans mes souvenirs de l’école française, puisai sans vergogne chez Hérodote (Ve siècle avant J.-C.), Pline (Ier siècle après J.-C.), le périple d’Hannon (500 avant J.-C.) qui tous avaient chanté la « monstrueuse Afrique ». Bien sûr, nous mangions des bêtes sauvages, à commencer par le gorille (pouah !) et c’est bien pour cela que nous aiguisions les dents des enfants et avions recours à d’autres sévices corporels, mais nous mangions aussi les singes (frissons) et les chiens (Oh !). Nous sommes encore sous l’emprise des fétiches et nos villes ne sont que des ramassis de cases. Nos sociétés demeurent barbares et permissives : tenez, chez nous, il n’y a pas de mariage, les femmes sont communes... Tout cela est passé comme lettre à la poste française !
Je n’étais pas fier de moi. J’étais convaincu que cette invitation ne se renouvellerait pas et c’était mieux ainsi. Quelle fut donc ma surprise - et mon désarroi - quand, au moment de la séparation, mon hôtesse susurra :
- « Pourriez-vous revenir dans quinze jours ? Nous avons des amis qui seraient heureux de vous entendre... »
C’était il y a quelques décennies.
J’ai eu l’occasion de retourner en France et je constate toujours que si les Français ont beaucoup oublié, ils n’ont souvent rien appris, rien en tout cas qui puisse les rapprocher de nous. La situation s’est même dégradée, d’une certaine façon, du fait de « l’autocensure des citoyens doublée de la censure des gouvernements », comme l’observe Marc Ferro. Même ce que l’école coloniale enseignait sans fausse honte - sous forme « euphémisée », il est vrai - est aujourd’hui nié ou occulté, et nos politiciens, les vôtres comme les nôtres, vantent les trois siècles d’amitié qui nous ont unis.
D’amitié ? N’exagérons pas ! D’abord, vous savez, les politiciens sont des hommes qui se trompent - et trompent - dans toutes les règles. D’ailleurs, ils ne parlent d’amitié que depuis que nos liens se sont distendus, comme s’il suffisait de se séparer pour s’aimer ! Mais surtout, l’amitié n’est pas précisément le sentiment dominant qui a gouverné nos relations depuis ce jour de 1659 où, selon vous, la France prit pied sur une île spongieuse de l’embouchure du fleuve Sénégal. Étaient-ce bien des signes d’amitié, ces trafics d’hommes et de femmes, cet échange inégal, l’incendie de nos villages, les décapitations à coups de sabre, celle du marabout Mamadou Lamine Dramé [
3] ou celle du fantassin Baïdy Katié [4], l’exécution de dizaines de chefs traditionnels, de Lat Dior [5] à Djignabo [6], le pillage de leurs États, l’exil d’une petite paysanne casamançaise, Aline Sitoe Diatta [7], à 2 000 km de son village ou celui d’Ahmadou Bamba [8] au Gabon ? Nul sentiment d’amitié ou de respect dans les diatribes du plus illustre des gouverneurs français au Sénégal, le général Faidherbe [9], qui fit régner sa loi pendant près de quinze ans. Il y a une trentaine d’années, Pierre Fougeyrollas, alors professeur à l’Université de Dakar, entra en disgrâce avant d’être banni du Sénégal pour avoir rappelé, et violé par ce fait un vieux tabou, que « dans ce soi-disant couple d’amis, l’un était le colonisateur et l’autre le colonisé ». Nous-mêmes avons succombé à cet abus de mémoire et malgré les crispations et le désenchantement, beaucoup de Sénégalais restent magnanimes à l’égard de la France - de la France, pas des Français ! -, sans doute parce qu’il y a plus fort que l’amour : l’habitude.
Si l’indépendance a été proclamée au Sénégal, l’héritage colonial soldé ou presque, beaucoup parmi nous continuent à chercher leurs références en France. Il n’est pour eux de consécration que celle acquise chez vous : notre plus célèbre chanteur, Youssou Ndour, fait son « Bal » annuel à Paris et nos lutteurs rêvent de se mettre en vedette à Bercy. Nous cultivons les mêmes passions que vous, y compris les plus inattendues, comme celle du rap.
Nos élites lisent avec ostentation Le Monde ou Libé, même si chaque numéro leur coûte l’équivalent d’un Smic quotidien, si l’on peut dire.
Le Sénégalais ne prend une information au sérieux que si elle est relayée par RFI, « la radio mondiale » qui a planté ses relais dans plusieurs de nos cités.
Les seules télévisions que nous pouvons regarder sans interruption et sans bourse délier sont des chaînes françaises ou francophones, ce qui est un peu la même chose pour nous. CFI, TV5, vitrines françaises jamais éteintes : télés publiques, télés offertes, télés imposées, télés inévitables, tout nous est donné par vous mais vous ne prenez rien de ce que nous pouvons offrir en échange. Nous ne pouvons pas vous ignorer : ce n’est pas nous qui allons au-devant de vous, c’est vous qui nous imposez votre présence. Nous savons tout de vous ou presque sans même avoir besoin de nous rendre chez vous et en dépit de l’obstination que vous mettez à nous fermer vos portes.
Nous connaissons votre Grand Chef. Nous le voyons si souvent, sur les marches de son palais, donner l’accolade à nos présidents ! Même celui que nos odeurs incommodent se plie au rite : peut-être que si près du faubourg Saint- Honoré, toutes les odeurs sont masquées par les parfums. D’ailleurs, seul le parfum des classes pauvres s’appelle odeur et, Dieu merci, nos présidents ne sont point pauvres.
L’histoire de France continue à faire irruption dans notre quotidien, quelquefois de manière saugrenue. Ainsi, dans les « cars rapides », ces véhicules déglingués qui n’ont plus aucune pièce d’origine et qui assurent le transport public à Dakar, le strapontin incommode que l’on déplie pour le passager de dernière minute s’appelle... Versailles. Ce n’est pas que nous nous emmêlions les pinceaux, c’est le signe de notre penchant à vous traiter par la « parenté à plaisanterie », ce qui est chez nous une preuve d’affection.
Des dizaines de Sénégalais récitent dans l’ordre les noms des stations du métro parisien, de Porte d’Orléans à Porte de Clignancourt ou de Château de Vincennes à la Grande Arche de la Défense.
Notre télévision nationale passe et repasse, y compris dans nos langues nationales, les petites péripéties de votre vie quotidienne, même si souvent nos populations n’en comprennent pas le sens. C’est par elle que nous avons ainsi vécu, jadis, la solitude de Simone Veil ou, plus récemment, subi les larmes de Christine Boutin.
Nous avons appris Camille Desmoulins à l’école et nous connaissons aujourd’hui José Bové et Ségolène Royal. Nous ne prenons pas La Ciotat pour un boxeur ni Le Corbusier pour un insecte.
Nous connaissons Raimu et Colette, Carné et Prévert, la Champmeslé et Arletty, MC Solaar et Zizou, bien sûr...
Je ne prétends pas que le Sénégalais moyen connaît tout ce beau monde, mais quel est le Français cultivé, informé, ouvert aux autres qui pourrait se vanter de connaître Lat-Soucabe Fall [
10] et Souleymane Bal [11], Aline Sitoe Diatta et Yandé Codou Sène [12], Fodé Kaba [13] et Battling Siki [14] ? Les illustres Sénégalais sont pour vous d’illustres inconnus : ils ne sont ni dans vos journaux ni dans vos dictionnaires ou vos encyclopédies. Il n’y a personne pour vous enseigner notre histoire : elle est absente, totalement, de vos manuels et de vos programmes scolaires.
Bref, nous, citoyens de ce qui était votre plus ancienne colonie en Afrique noire, nous avons beaucoup à vous dire. Alors, comme on l’avait dit naguère à Freud, « taisez-vous et laissez-moi parler » ! Pour une fois, voulez-vous, on parlera de nous, de nos certitudes, de nos illusions... de nous, quoi. Secondairement on parlera de vous, mais seulement tels que nous vous voyons. Après tout, et malgré les apparences, nous vous connaissons bien mieux que vous ne nous connaissez. Il suffit de lire la presse sénégalaise : on y parle de « coup de Jarnac » ou de « landerneau politique », comme si cela coulait de source, et d’ailleurs notre premier quotidien s’appelait Paris-Dakar...
Cessez donc de nous dire : « Ah, vous êtes de Dakar ? Vous devez connaître mon cousin Bernard : il habite Bangui. » Non, nous ne connaissons pas Bernard ! Mais en revanche, nous connaissons la France et les Français bien mieux que vous ne pouvez imaginer.
Oui, nous avons beaucoup à vous dire. N’est-il pas temps que vous nous laissiez la parole ?
Nos choix, nos mots, notre ton peut-être ne vous plairont pas toujours. Mais souffrez qu’après vous avoir si souvent caressés dans le sens du poil, nous venions vous tintouiner les oreilles avec nos récriminations.
Nous tenterons de dire ce que les Français ne disent pas aux Français. Ce que ne disent ni vos radios, ni vos télévisions, ni vos journaux qui ne s’intéressent à nous que lorsque nous allons mal et qu’ils croient que nous n’avons besoin que de pain et de compassion. Ce que ne disent pas vos politiciens qui ne commémorent souvent que les lieux de mémoire ou les événements nostalgiques et dont certains s’égarent à accréditer une mémoire officielle expurgée de toute faute. Nous ne dirons pas tout parce que, vous nous l’avez trop souvent martelé pour que nous l’oubliions, votre temps est précieux, et c’est même votre principale richesse.
Je tâcherai donc d’être bref. Prenez la peine de me lire. Prenez, un court instant, le temps d’écouter une de ces petites voix timides qui, par milliers, tentent vainement depuis des siècles de parvenir jusqu’à vos « oreilles rouges »...

Notes
[
1] De remontrances, ou de conseils paternalistes bien trop souvent
[
2] René Girard, in Le Monde, 11/11/2000.
[
3] Mamadou Lamine Dramé est un marabout originaire de l’Est du Sénégal (1835-1887) qui combattit la présence française à partir de 1885 et jusqu’à sa mort.
[
4] Recruté de force pour servir dans les troupes françaises, Baïdy Katié eut, en septembre 1890, une altercation avec le commandant de cette force, l’administrateur Abel Jeandet, qu’il abattit d’un coup de fusil. Il fut exécuté quelques jours plus tard à Podor, sans procès ni jugement.
[
5] Lat Dior Ngoné Latir Diop (1842-1886) est le vingt-neuvième et le plus populaire des Damels du Cayor, et le seul à porter le patronyme de Diop. Il oscilla toute sa vie entre l’alliance avec les Français et la lutte armée. À partir de 1882, il s’illustra par son opposition à la construction du chemin de fer Saint-Louis-Dakar à travers le Cayor et trouva la mort à Dekhlé, dans un affrontement avec les troupes françaises.
[
6] Valeureux guerrier casamançais, surnommé « Bigolo » (éléphant), Djignabo fut l’âme de la résistance contre les Français à Séleki (nord-ouest de la Casamance) et du refus du paiement de l’impôt. Il est abattu en mai 1906 alors qu’il tentait d’attaquer un camp français.
[
7] Appelée aussi la « Jeanne d’Arc » ou la « prophétesse casamançaise », Aline Sitoe Diatta est à l’origine de la résistance pacifique contre les Français, contre notamment le paiement de l’impôt, l’enrôlement dans l’armée coloniale ou l’abandon des cultures vivrières au profit de l’arachide. Déportée à Tombouctou en 1943, elle y mourut en 1944.
[
8] Chef religieux sénégalais (1850-1927), déporté à plusieurs reprises par les autorités françaises, Ahmadou Bamba fut le fondateur du mouridisme, l’une des plus importantes confréries religieuses du Sénégal.
[
9] Général français (1818-1889), Louis Faidherbe est le fondateur de la colonie du Sénégal dont il fut gouverneur à deux reprises (1854-1861 et 1863-1865). Il fut aussi à l’origine des débuts de la colonisation du Soudan et du premier bataillon de tirailleurs sénégalais.
[
10] Quinzième Damel du Cayor (1697 à 1719), Lat-Soucabe Fall réunit cet État avec celui du Baol, situé au sud et également issu de l’éclatement de l’empire du Djoloff. Ses descendants gouverneront le Cayor jusqu’en 1887.
[
11] Réformateur religieux, Souleymane Bal prit la tête de la révolte contre l’hégémonie maure sur le Fouta et contre la dynastie païenne des Peuls Denianké. Il proclama en 1776 une République théocratique.
[
12] Célèbre cantatrice traditionnelle contemporaine du Sénégal, Yandé Codou Sène a souvent chanté Senghor qui appartenait à la même ethnie qu’elle.
[
13] Résistant originaire de Casamance, Fodé Kaba s’opposa à la fois aux Français (au Sénégal) et aux Anglais (en Gambie).
[
14] De son vrai nom Louis Mbarick Fall (1897-1925), Battling Siki, boxeur sénégalais né à Saint-Louis, est le premier Africain à avoir remporté le titre de champion du monde de boxe professionnelle. Le 24 septembre 1922, il bat en effet par KO, à la sixième reprise, l’idole des Français, Georges Carpentier, et devient par la même occasion champion du monde mi-lourd. Il sera assassiné à New York en 1925 et sa dépouille a été transférée à Saint-Louis en 1993.

samedi 4 août 2007

SARKOZY A DAKAR : LES PROMESSES ET LES PONCIFS

Dieu, que c’est donc difficile de changer, de renoncer aux vieilles habitudes, de sacrifier les amis des temps révolus, de promouvoir des réformes qui ne sont pas qu’esthétiques ! Comme cela peut être laborieux pour une vieille nation, imbue de son prestige, attachée à ses privilèges de tourner la page, de réexaminer ses relations avec des pays qu’elle a jadis dominés, qui sont sa cour de parade et dont les voix lui sont pourtant nécessaires pour faire entendre la sienne !
Nicolas Sarkozy nous en a donné la preuve à Dakar.
Il avait bâti sa réputation sur sa volonté de sabrer toutes les pratiques gaulliennes et leurs avatars. Désormais, disait-il, rien ne serait fait comme avant et les premiers à s’en rendre compte seraient les Chefs d’Etats africains, figurines sacrées de la Françafrique auxquels n’était exigé jusqu’alors que le serment de fidélité à l’endroit de la France. Désormais, promettait-il, les relations entre Paris et les pays d’Afrique seraient fondées sur des principes simples et universels : le respect des droits de l’homme et de la bonne gouvernance, la pratique de la démocratie, notamment. « Je refuse de transiger sur ces valeurs », avait-il proclamé solennellement à Cotonou en mai 2006. On s’attendait donc à un clash diplomatique, à un renversement des valeurs et des cotations, à un bouleversement de l’indice des amitiés franco-africaines. Et voila que pour ouvrir ce vaste chantier, N. Sarkozy annonce une tournée en Afrique.
Et quels pays choisit-il pour ce voyage inaugural ? L’Algérie, la Tunisie, la Libye, le Sénégal et le Gabon.
L’Algérie ? Des milliers de personnes, de tous ages et de tous sexes y ont disparu, enlevés par les forces de sécurité, évanouis dans la nature et certainement morts et enterrés pour la plupart. L’Etat se refuse à rechercher et à punir les coupables et a fait la sourde oreille face à la détresse des parents…
La Tunisie ? Le seul pays d’Afrique où le Président est encore élu selon des scores de l’époque stalinienne, un pays où il n’y a pratiquement plus d’opposition et où les avocats, les journalistes… sont pourchassés comme de dangereux terroristes…
La Libye ? Son régime n’entre dans aucune catégorie juridique connue, elle est pratiquement sans aucune institution démocratique, sous la coupe d’un guide suprême infaillible qui fêtera bientôt ses quarante ans au pouvoir et dont la chance est d’être assis sur un moelleux matelas de bitume.
Ni à Alger, ni à Tunis, ni à Tripoli on n’a débattu des Droits de l’homme.
Le Sénégal ? Sarkozy dit avoir hésité entre Dakar et Libreville d’une part, Accra, Pretoria voire Kinshasa d’autre part et qu’il lui a paru que les deux premières destinations étaient « incontournables ». Pourtant le Sénégal n’est plus la vitrine de la démocratie et du suffrage populaire qu’il avait été en 2000, l’opposition y a été défénestrée du débat politique et il n’y a plus aucun contre pouvoir à la volonté du Chef de l’Etat. Cela ne choque pas le président français qui a annoncé qu’il ne recevrait l’opposition (20 minutes !) que si Wade donnait son accord.
Et le Gabon ? Bongo a l’habitude des chefs d’Etat français : Sarkozy est le 6e qu’il rencontre et peut-être pas le dernier. Il est depuis 40 ans au pouvoir et a déjà annoncé sa candidature pour 2012. Au moment où Sarkozy foule le sol gabonais, des manifestants font, à Paris, le tour des propriétés de Bongo qui, par ailleurs, fait l’objet en France d’une enquête pour recel de détournements de biens publics. Le président français va à Libreville en connaissance de cause : depuis un an il n’a cessé de « draguer ce vieil ami de la chiraquie », l’a chaleureusement félicité après sa réélection en 2005 et c’est le seul président africain qu’il a appelé au téléphone après sa propre élection en 2007.
Ce n’est donc pas dans l’itinéraire de Sarkozy qu’il faut chercher les innovations et les audaces. Les Chefs d’Etat africains du « pré-carré » (il ne suffit pas de récuser un mot pour supprimer le concept) peuvent donc dormir sur leurs deux oreilles. Contrairement à l’Amérique qui est en perpétuelle mutation, la France a du mal à changer la tradition. C’est précisément pour cela que les « immigrés et les pauvres ont du mal à y changer leur vie ». Mais ceci est une autre histoire.
Ce n’est pas non plus dans le message de N. Sarkozy à la Jeunesse africaine, dans cette adresse annoncée comme un texte refondateur des relations France-Afrique, qu’il faut chercher les innovations et les audaces. Le président français n’a pas seulement emprunté les chemins balisés par ses prédécesseurs, il a embouché aussi les mêmes trompettes à cette différence près que si Chirac paraissait quelquefois mal à l’aise avec les valeurs de la droite, Sarkozy n’a pas honte de tenir à Dakar un discours qui est à son image : un exercice de condescendance.
Dans sa forme comme dans son fond, l’allocution prononcée à Dakar n’est qu’un élément du rituel franco-africain, un recueil d’affirmations péremptoires qui démontrent que la France n’est pas encore prête à la déconstruction des images et des stéréotypes hérités de la colonisation. Ceux qui s’attendaient à ce que la France nous assure qu’elle manifestera plus de respect pour les immigrés, mêmes irréguliers, plus d’équité pour les Anciens combattants africains, qu’elle s’engagera à défendre l’agriculture africaine contre les autres puissances, si nécessaire, qu’elle va inviter ses entreprises installées en Afrique à faire preuve de plus d’audace et à faire une plus grande part aux cadres africains… tous en sont pour leurs frais. Le message de Sarkozy se résume à ceci : « Ne demandez pas à la France ce qu’elle peut faire pour vous, demandez moi de quelles tares congénitales vous devez vous débarrasser pour que la France accepte de vous écouter… ».

I- DES RITES IMMUABLES ET ANACHRONIQUES

Commençons donc par la forme.
I-1 L’occasion :
C’est une tradition en France que les présidents, dès leur élection, se précipitent pour effectuer au pas de charge une tournée en Afrique dans ce qu’on appelle les « pays du champ », brève, coûteuse et dérangeante pour les pays d’accueil. Ce que ne font jamais les Premiers Ministres britanniques ou portugais dont les pays contrôlaient aussi d’un vaste empire colonial africain. Sans doute n’ont-ils pas comme les Français le culte du tour du propriétaire. Il est vrai aussi que les Chefs d’Etat africains francophones font, dès leur élection, l’inévitable voyage à Paris pour chercher l’onction du président de la République française: « l’examen a lieu en Afrique, mais le diplôme est délivré à Paris ! ».
Mais le plus étonnant, le plus récursif, c’est que la tournée des présidents français est aussi un révélateur des préférences de Paris. Chirac avait placé la Cote d’Ivoire en tête du hit parade, Sarkozy choisit le Sénégal et le Gabon et à chaque fois, on crée des frustrés et des coqs du village, selon qu’on est oublié ou promu.
L’enjeu reste le même.
I-2 L’exercice :
C’est aussi une autre tradition française que de faire la leçon aux Africains, sans en avoir l’air : « Je ne suis pas venu te donner des leçons. Je ne suis pas venu te faire la morale » annonce Sarkozy alors que tout son discours le contredit. Ce n’est donc pas par hasard qu’il a choisi le cadre de l’Université pour dispenser ce qu’il faut bien appeler un cours magistral. Mais la leçon est délivrée sans risque : si on est dans l’enceinte de la première université francophone d’Afrique, l’auditoire est d’abord composé de notables du régime, de personnel diplomatique, d’invités triés sur le volet et de quelques étudiants dont un bon nombre sont des sympathisants du parti dominant.
Il y a enfin une précaution oratoire qui fait fondre les cœurs des Africains si émotifs : avant la bâton, la carotte, la leçon est précédée de caresses dans le sens du poil. Là encore, Sarkozy n’a guère innové, les qualités des Africains, c’est toujours les mêmes : fierté, foi, attachement à la terre… Tout cela c’est bien gentil, mais cela ne fait pas le développement.
I-3 Le ton :
Les Français sont convaincus que pour parler aux Africains, il faut se faire lyrique.
« Je suis venu te dire » répète à l’envi N. Sarkozy, qui fait son Serge Gainsbourg, qui tutoie l’Afrique et utilise la première personne comme s’il était à lui seul la France.
Le discours de Sarkozy rappelle celui de la Place Protet en 1958 : « Si vous voulez l’indépendance, prenez là, disait en substance le Général de Gaulle. Mais si vous voulez la communauté, alors la France est prête à … ». La version Sarko donne ceci « si tu choisis la démocratie, la liberté, la justice et le droit, alors la France est prête à s’associer avec toi pour les construire ».
C’est plus qu’une inspiration, c’est du plagiat. Mais au moins, Sarkozy donne-t-il la preuve qu’il connaît les classiques du gaullisme.
I-4 Les références :
De Gaulle n’est pas la seule référence. S’il ne cite pas le Général, Sarkozy se réfère plus clairement à Senghor et à Camara Laye, ce qui n’est pas non plus très original.
Il est en revanche curieux de constater que le président français qui appelle à la Renaissance de l’Afrique devant un parterre composé en partie d’étudiants de l’Université Cheikh Anta Diop, n’ait pas eu un mot, une pensée pour le parrain de l’institution.
L’analyse du contenu du discours nous fera comprendre pourquoi.

II- UN CHAPELET D’IDEES RECUES ET DES THEMES EN DEPHASAGE AVEC LES PREOCCUPATIONS AFRICAINES

Passons en effet au fond, au contenu du discours de Dakar.
On connaissait les talents de l’avocat d’affaires N. Sarkozy et on ne soupçonnait pas qu’il fut aussi un philosophe, un historien, un ethnologue, à moins qu’il n’ait eu recours aux compétences d’un nègre docile.
En tout cas son adresse fourmille de ces idées reçues tant en vogue chez les Français qui croient toujours que le lien colonial qu’ils avaient tissé avec les Africains leur donne le privilège de les connaître mieux que les autres.
Première idée reçue : même s’il proclame qu’il reconnaît les Africains « si différents les uns des autres », Sarkozy n’en considère pas moins que tous ont les mêmes repères et qu’il pouvait distiller le même sermon aux jeunesses des hauts plateaux d’Ethiopie, du bush sud-africain, de la foret congolaise ou du Sahel. On ne l’imagine pas à Hanoi ou à Asuncion s’adresser à la jeunesse « asiatique » ou « sud-américaine » !
Cette Afrique partage selon lui les mêmes misères :
- elle n’est pas dans l’histoire (même si en mai 2006 à Cotonou, Sarkozy affirmait que « l’Afrique est ancrée dans le XXIe siècle et refuse les archaïsmes »),
- elle est imperméable à l’idée du progrès, vit dans un passé fortement et faussement embelli, ignore l’avenir,
- elle refuse le contact avec le reste du monde,
- elle ressasse les mêmes mythes, vains et irréels,
- elle ignore les droits de l’homme, la liberté, l’égalité et la justice,
- elle est victime de la démographie galopante et incontrôlée,
- le paysan africain est prisonnier des cycles de la nature, incapable de promouvoir les techniques adaptées à son monde,
- etc. etc.
Comme on le voit, rien de nouveau sous le soleil. C’est ce que proclamait Hegel il y a deux siècles, c’est comme cela qu’on expliquait le retard de l’Inde, c’est le fondement de beaucoup de théories racistes voire révisionnistes. On ne peut pas répondre à toutes ces critiques, mais on peut conseiller à N. Sarkozy – ou à son nègre – d’élargir son champ de lecture.
Il y a quarante ans déjà, le géographe français Paul Pelissier enseignait à Dakar la complicité qui existe entre le paysan du Cayor et le Kad, cet arbre qui perd ses feuilles en hivernage, et qui avait permis de lutter dans un environnement très difficile.
Si Sarkozy avait écouté Salif Keita chanter « Nou pas bouger », il aurait entendu sa leçon. Le chanteur malien fait la différence entre l’accueil fraternel que les Africains ont fait aux coopérants étrangers au lendemain des indépendances et le sort qui est fait à ceux d’entre eux qui offrent leurs bras en Europe. Les Africains disait-il ont appris le français, l’anglais, le japonais… dans l’espoir d’être en paix avec les étrangers – qui ignorent nos langues – et en dépit de leurs efforts, restent exclus et voient leurs droits bafoués en Europe. Ce n’est pas l’Afrique qui refuse le contact.
S’il avait pris la peine de se pencher sur la Charte du Manden, il aurait su que cinq siècles et demi avant la Révolution Française, le Mali proclamait : « Le monde a été fondé sur la concorde et l’amour / Sur la liberté et la dignité / Toute vie est une vie / Nulle vie ne vaut mieux qu’une autre ». C’était avant la Traite, avant la colonisation et le Mali allait plus loin que bien des constitutions modernes en « condamnant la pauvreté et la servitude non tant parce qu’elles seraient injustes mais parce qu’elles déshumanisent ».
N. Sarkozy dit que les Africains « se sont battus, se sont haïs et se haïssent encore ». Il oublie que la France a livré des guerres de cent ans contre l’Angleterre (1337-1453) et l’Allemagne (de Napoléon à 1945) et que l’hymne national français promet d’abreuver les sillons du « sang impur » des ennemis.
Mais l’idée centrale du discours de Sarkozy c’est que l’Afrique n’a que ce qu’elle mérité et que la colonisation et ses succédanés n’y sont pour rien.
La colonisation ? Sarkozy parle-t-il aussi de Cortes et de Pizarre ou ne défend-t-il que la seule colonisation française, lui dont le père pourtant est originaire d’une nation sans passé colonial et dont le zèle fait douter de sa sincérité ?
La colonisation (française ?) n’est pas responsable des génocides et des guerres sanglantes d’aujourd’hui ? Et pour les anciennes ? Reconnaît-elle sa responsabilité dans les massacres de Sétif en Algérie qui, en une journée (8 mai 1945) firent entre 10 000 et 45 000 morts et dont l’ambassadeur de France en Algérie a dit tout récemment que c’était une « tragédie inexcusable » ? Est-elle prête à reconnaître les 100 000 victimes de la répression française à Madagascar en 1947 et qui selon les historiens français eux mêmes fut un « véritable génocide ».
Même pour la période post-coloniale, des sources récentes suggèrent que la France était au courant de la préparation du génocide rwandais et qu’elle ne fit rien pour l’empêcher.
Quant à la complicité des Africains dans la traite négrière, ce que le président français a oublié de dire, c’est qu’il en est de la traite comme de la drogue : c’est la demande qui impose l’offre et que ce fut un crime d’Etat puisque la plupart des compagnies négrières relevaient de l’autorité royale.


III- LA STRATEGIE DU CAMOUFLAGE

En réalité, le discours de Sarkozy tente de noyer le poisson, de mettre l’accent sur des questions qui ne font pas vraiment débat en Afrique et d’escamoter les véritables préoccupations des Africains.
Il n’y a pas grand monde en Afrique pour solliciter des compensations ou pour exiger des « générations d’aujourd’hui d’expier le crime perpétué par les générations passées ». Même si nous nous étonnons que l’on passe sous silence le fait que les Allemands d’aujourd’hui payent à Israël, en espèces sonnantes et trébuchantes, les fautes commises par l’Allemagne nazie.
Ce que les Africains demandent, ce n’est pas la repentance mais l’établissement de la vérité (ce qui n’est pas du ressort des politiques) et que le passé colonial de la France soit assumé.
En revanche, N. Sarkozy évacue d’une phrase un problème qui intéresse particulièrement les Sénégalais : « Et la France n’oublie pas le sang africain versé pour sa liberté ».
Pourtant pendant un siècle, de la création du régiment des Tirailleurs Sénégalais (1857) aux indépendances de 1960, et même au-delà, des Africains ont servi dans les troupes françaises, participé à la conquête coloniale, à la défense et à la libération de la France.
N. Sarkozy aurait frappé un grand coup, provoqué une révolution s’il avait reçu les Anciens Combattants et s’il leur avait annoncé la fin d’un calvaire qui dure depuis près de 50 ans.
Mais me dira-t-on, il a tout de même accordé une bonne place à l’immigration, sujet hautement sensible et actuel, et a reconnu, en aparté, s’être trompé sur « l’émigration choisie ». Oui mais sur cette question aussi il est temps d’assener quelques vérités. La première c’est que la France n’est plus la première terre d’asile en Europe et quelle reçoit deux fois moins de demandes dans ce sens que la Grande Bretagne. La deuxième c’est qu’elle n’est pas non plus la destination privilégiée des boat people ouest-africains qui n’ont plus le choix qu’entre « la mort ou Barcelone ». Troisièmement, la grande peur de la France ce n’est pas l’immigration des travailleurs mais le regroupement familial qui représente la moitie des demandes de visa, avec cette terrifiante perspective : et si les Français d’origine africaine prenaient leurs épouses en Afrique ? Enfin, le co-développement n’est ni une invention française (les émigres de la Vallée du Fleuve le pratiquent depuis longtemps), ni un remède miracle et il ne se commande pas.


IV- DAKAR : TRIBUNE IDEALE

Si l’escale de Dakar est « incontournable », c’est sans doute parce que la capitale du Sénégal est la seule ville où N. Sarkozy pouvait tenir sans risque ce discours marqué par les abus de mémoire et une certaine continuité négationniste propres à la classe politique française.
Un discours que l’on ne peut tenir ni à Bamako (cf. la réaction de Alpha Oumar Konaré), ni à Alger, ni a fortiori dans une capitale anglophone. Les relations franco-sénégalaises sont ainsi faites que depuis 45 ans (depuis l’éviction de Mamadou Dia du pouvoir), notre pays ne s’autorise jamais la moindre remarque désobligeante à l’endroit de la France ou de ses dirigeants. Pas seulement parce qu’il n’a ni pétrole ni matières premières mais surtout parce que nous entretenons avec l’ancienne métropole des rapports « spéciaux », sentimentalisés à outrance et que, comme dirait Sarkozy, nous « ressassons le mythe d’un bel âge » et d’une amitié qui n’ont jamais existé. Wade avait échangé quelques passes d’armes avec le candidat Sarkozy, avec le Président de la République française il rentre dans les rangs.
N. Sarkozy qui avait proclamé à Cotonou, en mai 2006, que « les relations entre des Etats modernes doivent dépendre d’une confrontation de leurs intérêts respectifs » réalise aujourd’hui tout le profit qu’il peut tirer du maintien des vieilles traditions.