Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

jeudi 31 décembre 2020

2020 : LA MAUVAISE ANNEE


NB : Texte publié dans « Sud Quotidien » du 31 décembre 2020


Pour la première fois dans l'histoire, un mal, le même et au même moment, s'est répandu sur les cinq continents, sur les six continents devrais-je dire puisque des cas de Covid19 ont été détectés sur la froide Antarctique. Face à cette pandémie, nous n'avions jusque-là que des armes de bon sens, si dérisoires (des masques, du savon, etc.) que beaucoup doutent encore de sa réalité.

Pour la première fois, l'hypothèse d'une extinction de l'espèce humaine n'est plus un sujet de science-fiction. Nous avons, à notre corps défendant, appris la vulnérabilité de notre existence sur terre, même s'il reste encore un homme, le président de la première puissance mondiale, qui ne réalise pas que nous vivons une époque pathétique et qui joue avec la vie de ses concitoyens.

Pour le reste du monde en tout cas, l'année 2020, d'ores et déjà consacrée l’année la plus chaude de l’Histoire, est aussi la pire année de l'Humanité.

Malgré le branlebas qu'elle a provoqué partout dans le monde, malgré les moyens considérables mis en place pour l'éradiquer, malgré les signes d'espoir que suscite la découverte de plusieurs vaccins, la Covid est toujours là (sauf peut-être dans le pays d'où elle était partie), sans qu'on ne puisse déterminer la fin de sa propagation.

Mais le malheur est un maître d'école inégalable et nous pouvons, au moins, tirer des leçons de la douloureuse expérience que nous sommes en train de vivre.

C'est ainsi que nous avons appris, si nous en doutions, que la recherche 

médicale est une recherche orientée et qu'elle obéit d'abord aux intérêts de ceux qui la financent. Jamais dans l'histoire on n'avait réussi en à peine plus d'un semestre à franchir toutes les étapes qu'imposent la recherche, l'expérimentation et la mise en circulation (gratuitement !) d'un vaccin contre une pandémie qui a la particularité de n'épargner aucun pays, aucune couleur de peau, aucune catégorie d'âge ou de société. On parle en Europe d'une deuxième ou troisième vague de Covid19, mais on oublie que l'Est de la RDC vit sa onzième vague d'Ebola, ou qu'il n'y a toujours pas de vaccin contre le paludisme qui affecte pourtant, chaque année, plus de 200 millions de personnes dans le monde (dont  90% en Afrique) et en tue 500 000. C'est que Ebola et paludisme sont des maladies "exotiques" qui ne mettent pas en péril la vie des plus nantis, et que si, tout comme le Sida, la Covid a mis en branle les grands laboratoires du monde, c’est qu'elle menace les économies et la survie même des pays les plus riches...

Nous avons aussi appris ce que signifie le sauve-qui-peut et que charité bien ordonnée commence par soi-même. Les grandes nations du monde ont très vite jeté aux oubliettes leurs beaux discours sur la solidarité humaine et réfréné leur compassion à l'endroit des plus démunis pour lancer une OPA sur les futurs vaccins. Celui qui paye dicte sa loi, les grandes nations ont sorti les carnets de chèques et Donald Trump, qui a moins de scrupules que ses collègues européens mais qui est aussi sans doute moins hypocrite, a très vite affirmé que son pays serait le premier servi et que les plus pauvres devraient se contenter des restes. L'accaparement des vaccins mis au point par les grands laboratoires internationaux, alors même qu'ils n'étaient pas encore disponibles sur le marché, le marchandage et le secret qui a entouré les prix auxquels ils ont été acquis, n'ont pas grandi les pays du Nord. Aujourd'hui encore, nul ne sait si les États-Unis ou l'Union Européenne ont bénéficié de prix de faveur et si le vaccin, que l’OMS a déclaré patrimoine public, sera accessible à tout le monde. La guerre du vaccin est aussi politique comme le montre cet ostracisme, qui ressemble fort à un mépris culturel, que les Américains et Européens manifestent à l’endroit des progrès accomplis par la Chine, seul pays qui donne l’impression d’avoir vaincu la Covid, et l’acharnement du président américain à donner au virus la nationalité chinoise.

Quoi qu'il en soit, le résultat est là : après la Chine, les pays du Nord ont bouclé leurs commandes, élaboré leurs plans de vaccination, acquis les moyens de transport et de stockage, défini les cibles et démarré leurs campagnes de vaccination alors que dans la plupart des pays africains on se contente de vagues promesses. On peut dire que notre chance, inexplicable sauf à évoquer la grâce divine, c'est que, l'Afrique du Sud exceptée, la Covid a préféré porter ses dards les plus venimeux hors de notre continent. 

Mais l'enseignement le plus original que cette année infernale a livré au monde entier, c'est sans doute la remise en cause, de manière fondamentale et sans doute durable, de la hiérarchie sociale des métiers et des fonctions. Des métiers jusque-là peu ou mal considérés, exercés souvent par des personnes jugées peu qualifiées et quelquefois prioritairement par des femmes, sont devenus soudain indispensables, très utiles et plus visibles. Agents de santé, agriculteurs, caissières, éboueurs, vigiles ..., ne sont pas des métiers qu'on peut exercer en télétravail, mais se sont révélés bien plus nécessaires pour la survie de la société que d'autres considérés plus prestigieux et qui rapportent beaucoup de profits à quelques privilégiés. Il y a peut-être des métiers qui vont perdre de leur aura ou qui vont carrément disparaître et qui ne survivront pas à la Covid...

Tous ces bouleversements nous invitent non seulement à compter d’abord sur nous-mêmes, y compris en matière de recherche, pour que nos malades soient soignés par nos chercheurs, mais aussi à nous fixer de nouvelles priorités quant à l'utilisation de nos ressources. Plus que jamais la santé et l'éducation (car c'est elle qui fabrique les chercheurs) doivent l'emporter sur les éléphants blancs et plus que jamais les intérêts des peuples doivent passer avant ceux de quelques ogres insatiables.

Nous ne terminerons pas cet exposé sans un petit mot de consolation, même s'il reste dérisoire face à l'enjeu, même si c’est trop chèrement payé : l'année 2020 aura été une mauvaise année certes, mais est aussi l’année qui a permis au monde de se débarrasser d'un homme qui avait contribué à sa désorganisation. Sans la Covid et surtout sans les erreurs de jugement de Donald Trump, les élections présidentielles américaines auraient sans doute eu une autre issue...

mercredi 16 décembre 2020

POURQUOI LA FRANCE NOUS INQUIÈTE ?


NB : Publié dans Sud-Quotidien du 01 décembre 2020


L’interpellation adressée à Emmanuel Macron par les chefs des deux confréries musulmanes du Sénégal, la prise de position exprimée à Paris  par le président sénégalais contre l’arrogance et l’intolérance de son homologue français (dans des termes évidemment plus retenus), la manifestation populaire tenue sur la Place de la Nation, les prises de positions personnelles véhiculées par la presse, ne sont que les signes révélateurs du fossé qui se creuse entre la France et notre pays qui passait pour être son fils aîné en Afrique subsaharienne.

La France nous inquiète, celle de Nicolas Sarkozy, de Manuel Vals… de tous eux qui, plutôt que de s’attaquer au mal par la racine, donnent de mauvaises  réponses à de mauvaises questions, usent d’agressions verbales souvent violentes (karcher, apartheid), jouent à coups de néologismes au quizz le plus stigmatisant pour qualifier une des composantes de sa population. « Séparatisme islamique » ? Comment désigner alors les nationalistes corses ! « Communautarisme » ? Pourquoi ce qui est un droit à Toronto et à Miami est un crime à Paris ? « Ensauvageonnement » ? N’est-ce pas tout simplement la forme politiquement correcte pour dire que les immigrés sont des primitifs qui retournent tôt ou tard à la barbarie !

La caricature de Mohamed érigée en dogme républicain !

La France nous inquiète, celle d’Elisabeth Lévy, de Christian Estrosi… de tous ceux pour lesquels le musulman d’aujourd’hui n’est que le fellagha d’hier, « l’ennemi qui va fédérer la nation », selon les mots de Pascal Blanchard. Celle de ceux qui contribuent à l’isoler (« Macron alone ! », écrit la presse américaine) ou à faire sourire ses voisins en ressassant l’antienne éculée de « l’exception française ». En exaltant les droits de l’homme, les révolutionnaires de 89 n’ont fait que se mettre à l’école des Insurgents américains, qui eux-mêmes ont puisé dans le passé de leur ancienne métropole. La  laïcité de la France d’aujourd’hui n’est pas celle de ses voisins, ni même celle établie par la loi de 1905 sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. La France, qui est classée au 34e mondial pour la liberté de la presse, ne peut pas défendre la liberté d’expression et, en même temps, réduire la liberté d’informer par sa loi sur la sécurité globale !

La France nous inquiète parce qu’elle est le seul pays dont le président a érigé les caricatures de Mohamed en dogme républicain, sans doute parce qu’il ignore qu’elles signent d’abord le mépris d’une culture. Mohamed n’est pas qu’un simple facteur et au-delà de l’homme incarné et mortel, il y a pour les musulmans une réalité métaphysique qui fait du  Prophète une spiritualité vivante, présente parmi eux et en germe dans chacun d’entre eux ! Les caricatures blessent en réalité moins profondément ceux qu’on appelle « djihadistes » que leurs principales victimes : la masse de musulmans attachés au verset selon lequel « celui qui tue un être humain tue toute l’humanité ». De toute façon quelle logique voudrait que l’on traitât de raciste, d’antisémite et de sexiste celui qui insulte les Noirs, les Juifs et les femmes, et de citoyen qui ne fait qu’exercer son droit à l’expression celui qui insulte les musulmans ?

La France nous inquiète, celle de Caroline Fourest, de Philippe Val… de tous ceux que Pascal Boniface avait appelé « les intellectuels faussaires », celle de tous ceux qui veulent « créer des monstres pour conjurer les monstres », qui croient que leur nation est sous le coup de « s’effondrer  sur elle-même parce que quelques-uns de ses enfants prient et croient en Dieu » ! Le président de la République participe lui-même « à construire le problème musulman en visant les fidèles et leur foi », et son ministre de l’Intérieur, Gérald Moussa Darmanin, qui sans doute est de ceux qui croient qu’il faut choisir entre ses ancêtres, préconise l’arme administrative plutôt qu’un débat devant la justice, applique une politique du soupçon et de surveillance des fonctionnaires… et même des musées, parle d’une guerre de civilisations qui engage « tout l’Occident ». La droite et l’extrême droite à laquelle elle fait la courte échelle l’incitent à aller plus loin, « s’exonérer des lois de la paix », banaliser les mesures restrictives de liberté, remettre en cause les droits d’association et d’asile ! Ce matamorisme débridé, qui a mis en évidence l’amateurisme du pouvoir, se désintègre face au débat sur la « loi de sécurité globale » et à la miraculeuse révélation d’une bavure policière, au point que le président de la République en est réduit à rabibocher le président du Parlement et le Premier Ministre, accusé de trahison, et à désavouer son ministre de l’Intérieur !  

La France nous inquiète parce que ce sont désormais les « experts en mensonges » et en attaques ciblées qui occupent les plateaux audiovisuels, où l’on a peu de chance d’écouter des voix qui rappellent celle de Stéphane Hessel, parce que beaucoup sont devenues inaudibles à force d’être montrées du doigt.

Le meurtre d’un enseignant, dont le rôle est de rendre l’être humain meilleur, a choqué les musulmans encore plus que les autres parce que l’assassin se réclame de leur foi, mais il ne doit pas faire l’objet d’une exploitation politique. Ce n’est pas attenter à la mémoire de la victime que de se demander si, en ne dispensant son cours d’éducation civique qu’à ceux de ses élèves « qui le veulent bien », cet enseignant a bien respecté la mission de l’école républicaine, égalitaire et non discriminatoire et, si dans la foulée il aurait invité ses élèves juifs à s’éclipser s’ils le souhaitent pour ne pas entendre un cours sur les droits des peuples illustré par la situation en Palestine. Si le ministre de l’éducation nationale, pour ne pas « contredire ses idéologies », a pu falsifier la lettre de Jaurès qu’il a fait lire aux élèves, un simple professeur peut bien avoir la faiblesse de manquer à son devoir de réserve ! De toute façon il n’est pas obligé  d’insulter une communauté pour dispenser un cours sur la liberté d’expression et son meilleur outil pédagogique n’est pas une « caricature à la limite pornographique », extraite d’un journal qui avait renvoyé une de ses belles plumes, Sempé, en l’accusant d’avoir « ridiculisé le judaïsme » ?

La France nous inquiète, celle d’Alain Finkielkraut, de Pascal Bruckner, d’Éric Zemmour. Le premier fait un lien entre l’hommage populaire rendu à Johny Halliday et la question identitaire et les deux autres s’acharnent  sur les rares françaises d’origine africaine qui prennent le risque de s’investir dans le débat public : l’une Rockhaya Diallo, est accusée d’être à l’origine du massacre du Bataclan, l’autre, Hapsatou Sy, porterait un prénom qui serait une « insulte à la  France » ! 

Après Jupiter, Tarzan et César !

La France nous inquiète, celle d’Emmanuel Macron parce depuis qu’il a affronté Donald Trump dans une partie de bras de fer, le président français ne se retient plus et épuise ses forces en jouant la mouche du coche. Déjà Jupiter en France, il se veut Tarzan au Liban, César au Caucase et fait une offre de service à l’Union Africaine pour mettre fin au dilemme des présidents en fin de mandat. Mais la grande œuvre de ce Savonarole moderne c’est de réformer l’Islam, non pas seulement labelliser bleu blanc rouge les imams de France, mais  changer la religion elle-même car, dit-il, l’islam est en crise. Il se vante d’être un homme politique postcolonial, mais ne peut s’empêcher de sommer les présidents du G5 Sahel de paraitre devant lui et de s’expliquer, ou de tourner en dérision le président burkinabé en le comparant à un frigoriste. Il a ses préférences parmi les chefs d’état africains et cela ne répond à aucune logique : Condé et Ouattara, du fait de leur acharnement à solliciter un 3e mandat, sont à l’origine d’une centaine de morts dans leurs pays respectifs, mais il absout le second et accable le premier. Il pardonne au président algérien, qui détient dans ses geôles le correspondant de plusieurs médias français, et à celui du Rwanda, qui a kidnappé un opposant, et dans les deux cas, c’est sans doute pour ne pas rouvrir des dossiers gênants.

Le lien qui attachait le plus solidement notre pays à la France, sa langue, s’effrite inexorablement et les générations de Sénégalais à venir seront bien moins francophiles et francophones que celles qui les ont précédées. La langue française n’est plus parlée dans nos rues, notre jeunesse qui se jette à corps perdu dans le gouffre de l’immigration clandestine vise l’Espagne ou l’Italie, nos étudiants ne rêvent plus que d’aller étudier dans les universités d’Amérique du Nord !

La France nous inquiète, mais y va-t-il encore une autorité qui soit prête à entendre ce que nous murmurons à ses oreilles ?

OUF ! MAIS DIEU, QUE CE FUT LENT ET DIFFICILE !


NB : Texte publié dans Sud-Quotidien du 7 novembre 2020


Exit donc Donald Trump et sans doute le Bureau Ovale ne gardera pas de lui un souvenir impérissable, car il est de notoriété publique qu’il passait le plus clair de son temps à twitter des messages incendiaires ou injurieux, à réagir à chaud aux programmes de sa chaine de télévision préférée, Fox News, qu’à éplucher ses dossiers, qu’il ne lisait d’ailleurs jamais.

Exit Trump, mais ce fut plus difficile qu’on ne croyait, plus long qu’on ne pouvait penser dans une vieille démocratie.

Difficile !

Ce fut difficile parce qu’on avait affaire à un homme si imprévisible que les 600 sondages réalisés sur ses chances face à son adversaire démocrate se sont révélés inexacts et, d’une certaine manière, sa défaite est d’abord celle des instituts de sondage américains. On croyait que son passif (car il avait un passif, contrairement à Joe Biden qui n’a jamais exercé une fonction présidentielle) était assez lourd pour convaincre la majorité des Américains qu’il n’était pas à sa place à la Maison Blanche et persuader ceux qui avaient voté pour lui en 2016 qu’ils avaient fait un mauvais choix. Comment les citoyens de la première nation du monde (aux plans économique, financier, militaire, scientifique, culturel, sportif) pouvaient-ils accepter de renouveler le mandat d’un président inculte et qui selon un de ses anciens et plus proches conseillers, est vulgaire, raciste, menteur et sans aucun principe moral ?

Comment une nation fondée par des populations éprises de liberté, qui rassemble des hommes et des femmes venus de tous les continents et prend de jour en jour l’allure d’un pays arc-en-ciel, pourrait-elle tolérer longtemps un président qui la divise, qui appelle à l’intolérance et à la violence, qui méprise une partie de ses concitoyens ? Un président qui, par ses prises de position publiques, est rejeté unanimement dans son pays et hors de son pays, par les intellectuels, le monde de la culture, du loisir et des sports ? Comment les Américains peuvent-il accorder le pardon à un président qui, face au plus grand péril sanitaire vécu par l’espèce humaine depuis des siècles, s’est distingué par une gestion calamiteuse de la pandémie, montré le mauvais exemple en bafouant les recommandations des scientifiques et ignoré les mesures d’hygiène les plus élémentaires, au point de conduire son pays à la catastrophe ? Comment pourraient-ils nier que Trump n’a pas fait baisser le chômage comme il s’y était fermement engagé, qu’il n’a pas construit le mur qui était le grand projet de son mandat, qu’il s’est mis à dos ses alliés naturels sans en gagner de nouveaux, qu’il a renié les engagements internationaux signés par ses prédécesseurs, qu’il est calfeutré dans son pays parce que chacune de ses visites officielles à l’étranger déchaine des manifestations de colère et de rejet ?

Long, trop long !

Pourtant, malgré tous ces handicaps, et alors qu’on pensait que le bon sens allait l’emporter sur l’aveuglement, il a fallu bien du temps, et d’autres artifices, pour venir à bout de Trump. On avait sous-estimé ce fait que ses électeurs ne connaissent pas les palinodies, ils ne voient pas plus loin que sa moumoutte rousse, balayent d’un revers de main tous les reproches faits à leur héros et ils sont même plus nombreux à voter pour lui qu’en 2016 ! On avait cru à tort que les Latinos allaient sanctionner ses propos racistes, mais c’était sans compter les Cubains. On avait oublié que tout le mandat de Trump n’a été qu’une longue campagne électorale au cours de laquelle il a flatté les plus bas instincts de ses militants, eu recours aux mesures les plus barbares, comme la séparation des enfants d’immigrés de leurs familles, ou les plus rétrogrades. On n’avait pas pris au mot les menaces proférées pendant sa campagne, celles de paralyser le système postal ou de ne pas reconnaitre les résultats s’ils lui étaient défavorables. On avait cru, tout bêtement, que lorsqu’un responsable de son rang annonce des fraudes, il prend la peine d’en fournir la preuve. Donald Trump aura ainsi tout essayé et qu’importe si par son obstination à refuser de reconnaitre les faits, il a installé dans son pays un climat qui rappelle le Kenya de Uhuru Kenyatta en 2017 ou la Gambie de Jammeh. Un pays avec un chef de parti qui intervient dans le processus électoral, fait des annonces de résultats non conformes à la loi, un pays où l’on assiste à des bagarres rangées entre militants, où des électeurs armés assiègent les salles de comptage des voix. Pour imposer sa volonté au peuple Trump a multiplié sans convaincre les recours à la justice et mobilisé 600 avocats.

« Le vote par correspondance m’a tuer ! »

Mais, au bout du compte, les raisons de la chute de la maison Trump (sa fille et son beau-fils, ses fils et un peu moins sa femme), c’est que les États-Unis ne sont tout de même pas une république bananière, que ses institutions sont solides et qu’on ne peut pas « réduire les Américains au silence ». Les règles y varient certes d’un État fédéral à l’autre, il n’y a pas de commission électorale fédérale, mais la sécurité des dépouillements est garantie par la présence d’un binôme représentatif des courants.

Au sein même du parti républicain des voix représentatives se sont élevées pour marquer les limites de leur soutien à Trump et exiger les preuves de ses accusations. Situation exceptionnelle : les médias (y compris Fox News !) n’ont pas hésité à interrompre ses fausses allégations ou à les corriger. Peut-être parce qu’elle avait senti la fin du feuilleton, l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe, habituellement plus prompte à sanctionner la Russie, a osé l’accuser « d’abus de pouvoir » ! Trump lui-même a payé le prix de ses tweets compulsifs qui ont favorisé une participation électorale jamais égalée, une mobilisation exceptionnelle des femmes, des jeunes et même de quelques retraités choqués par ses outrances. Il a été victime de l’évolution de la démographie et de la carte électorale et sa défaite en Géorgie marque un tournant. Enfin il pourrait dire : « le vote par correspondance m’a tué », car, comme il fallait le prévoir, la majorité de ceux qui ont utilisé ce mode de vote étaient ceux qui étaient respectueux des mesures de distanciation physique qu’il avait bafouées!

Et maintenant ?

Sa défaite fera des malheureux : les marchands d’armes, les suprémacistes américains, les petits blancs des campagnes… les caricaturistes. Elle réjouira la majorité des Américains, humiliés par ce dirigeant hors normes, et le reste du monde, au Nord comme au Sud, à l’exception d’Israël dont il aura été le VRP auprès des Arabes au patriotisme flageolant. Trump garde néanmoins un pouvoir de nuisance pour quelques semaines encore, et en posant comme postulat qu’il évitera tout de même de mettre le pays à feu et à sang, on peut s’interroger sur la sortie qu’il adoptera. Lui, qui aime le jeu, choisira-t-il une solution à la Nixon, en démissionnant pour se faire amnistier par celui qui deviendra le président intérimaire, pour pouvoir ainsi échapper à la justice ? Lui, qui aime la bravade, pratiquera-t-il la politique de la terre brulée, par des procédés sournois ? Y aura-t-il au contraire une âme charitable pour le ramener à la raison et le convaincre que désormais seule une sortie digne peut le sauver de l’opprobre ?

ET SI NOUS ENVOYIONS DES OBSERVATEURS À LA PRÉSIDENTIELLE AMÉRICAINE ?



NB : Texte publié dans Sud-Quotidien du 29 octobre 2020


En bonne logique, et si tout le monde respectait le parallélisme des formes, l’Union Africaine, et d’autres institutions internationales soucieuses de faire respecter les règles de la démocratie sur tous les continents, devraient envoyer des observateurs, avec badges, gilets d’identification et surtout des principes en bandoulière, pour scruter le déroulement de la campagne électorale et des élections qui vont opposer Donald Trump à Joe Biden.

Treize mensonges par jour

Parce que tout simplement il n’y a aucune raison de faire confiance au candidat sortant qui, selon le très respecté Washington Post, aurait proféré plus de 20.000 mensonges depuis son installation à la Maison Blanche. Il ne s’agit pas de petites bourdes insignifiantes mais, souvent, de contre-vérités sur des sujets graves, comme l’économie nationale, la santé des citoyens américains ou la paix et la sécurité dans le monde. Chat échaudé craint l’eau froide, c’était sur la base de mensonges qu’avait été déclenchée la guerre qui a fait entre 100.000 et plus d’un million de morts parmi la population civile irakienne, et les mensonges de Trump ont déjà contribué à faire des États-Unis le pays au monde le plus affecté par la covid-19. On peut donc s’attendre à ce que, le 3 novembre, un des 13 mensonges qu’il profère chaque jour, en moyenne, brouille le processus de vote ou remette en cause le désir de changement des électeurs américains. D’ores et déjà Twitter devrait mettre en branle ses modérateurs pour limiter les dégâts.

La peur du vote par correspondance

Parce que tout au long de la campagne électorale, ce même candidat sortant a cherché, par tous les moyens, à empêcher les électeurs américains d’exercer leur droit de vote par le moyen sans doute le plus approprié dans un pays où la covid-19 a contaminé plus de 8,5 millions de personnes et fait plus de 220.000 morts. Donald Trump s’est en effet opposé au vote par correspondance, prétendant, sans en fournir la preuve, qu’il pourrait entraîner des fraudes, alors qu’il est jugé fiable depuis longtemps. Pour contrecarrer l’acheminement des bulletins de vote par la voie postale, il a bénéficié de la complicité du patron de l’United States Postal Services, son ami, milliardaire comme lui, qui a apporté à sa campagne et au parti républicain un soutien financier estimé à 2,5 millions de dollars, qui a affirmé, le plus sérieusement du monde, que les services postaux de la première puissance mondiale étaient incapables de supporter cette charge et ne pouvaient donc pas garantir l’arrivée à temps de tous les bulletins de vote ! Pire encore :Trump a invité tout bonnement ses électeurs à voter deux fois, pour semer la pagaille, et c’est sans doute la première fois que le chef d’une démocratie avancée invite publiquement ses concitoyens à recourir à la fraude électorale.

Un président autoproclamé ?

Parce que (et c’est une des conséquences de la remarque précédente) ce même candidat sortant travaille à délégitimer tout le processus électoral et à semer le doute sur ses résultats. Donald Trump refuse de s’engager, solennellement, à accepter les résultats des élections, quels qu’ils soient, il n’exclut pas de se proclamer élu sans attendre la fin des dépouillements de tous les bulletins de vote. Le 3 novembre prochain la première puissance mondiale pourrait se retrouver dans la situation que vivent périodiquement les pays africains, du Kenya à la Guinée Conakry, celle qu’avait connue la Côte d’Ivoire en 2010, avec un président autoproclamé élu, qui refuse le verdict de l’institution chargée du processus électoral pour s’abriter sous le parapluie de l’instance judiciaire suprême. Malheureusement, si la France était allée déloger Laurent Gbagbo en lançant ses chars à l’assaut de son palais, il n’est pas sûr qu’elle prenne le risque d’aller cueillir Donald Trump en forçant les portes du Bureau Ovale ! Parce que précisément cet inénarrable candidat sortant a déjà miné la plus haute juridiction du pays et rompu significativement son équilibre. En s’empressant de nommer à la Cour Suprême une juge ultra conservatrice, confirmée à huit jours du suffrage électoral et bien disposée à son égard, il n’a pas seulement manqué d’élégance républicaine, il a pris un acte qui pourrait avoir des effets sur l’issue des élections, si l’on se souvient qu’en stoppant le recomptage des voix en Floride aux élections de 2000, l’institution avait favorisé la victoire du candidat républicain G.W. Bush.

Un président chef de clan

Parce que Trump a installé au sein de la vaste et composite nation américaine une division qui peut susciter des troubles et des actes de violence. Il a refusé de condamner les suprémacistes blancs et les ultranationalistes, il leur a apporté quelquefois son soutien, les a invités à « se tenir prêts », voire à sortir leurs armes le jour des élections, dans un pays qui concentre à lui seul 40% des armes de petit calibre qui circulent dans le monde. Il n’a rien fait pour apaiser la détresse de la minorité noire et ne lui a témoigné aucune compassion lorsque ses membres ont été victimes de la répression policière. Les États-Unis ne sont certes pas un pays en guerre, mais la tension suscitée par le président clivant qui les dirige depuis quatre ans peut justifier à elle seule la présence d’observateurs indépendants capables de témoigner du respect de la protection des droits civils et politiques.

Le 3 novembre, un jour d’inquiétude

La réalité c’est que les États-Unis de Trump nous rappellent étrangement les tares de ces pays peu recommandables que fustigeait le président américain dans des termes vulgaires. On y tient des meetings électoraux dans l’enceinte même du palais présidentiel et pour le maître des lieux, remporter les élections n’est pas une option mais une nécessité, le seul moyen d’échapper aux poursuites judiciaires pour fausses déclarations de revenus, compromissions sexuelles, obstruction dans des enquêtes à caractère criminel, etc. Le 3 novembre 2020 au soir, contrairement à ce qui se passe dans les grandes démocraties occidentales, il y a peu de chances qu’on sache qui a été élu président des États-Unis. Cette date pourrait ne pas marquer la fin du processus électoral mais le début de l’inquiétude et d’une crise inédite dans ce pays. C’est une raison supplémentaire pour qu’à défaut de changer les résultats, des témoins privilégiés indépendants puissent contribuer à affecter leur légitimité, s’ils s’avéraient non conformes à la volonté du peuple…

BABACAR TOURE, IMPERTINENT ET TENDRE



NB : Texte publié dans Sud-Quotidien du 5 septembre 2020


« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire ! ». Cette citation, que l’on prête faussement à Voltaire, pourrait être la devise professionnelle de Babacar Touré et c’est sous ce signe que s’est effectuée notre première rencontre.

C’est peut-être même tout simplement la devise de sa vie, celle d’un homme qui avait choisi de faire confiance à ses semblables et qui avait une haute idée de l’Homme. Je laisserai à d’autres, à ceux qui ont été, des décennies durant pour certains, ses compagnons ou ses complices, le soin de parler de l’étudiant rebelle, du journaliste engagé, de l’entrepreneur novateur qui a inventé la start-up avant les autres Sénégalais, du communicateur subtil ou du médiateur universel. Je n’ai pour ma part, connu et pratiqué Babacar Touré que dans l’écume de sa vie, lorsqu’il s’est déchargé provisoirement de son métier d’homme de presse, a mis en veilleuse ses activités professionnelles, pour exercer, sinon bénévolement, du moins avec un grand désintéressement, des responsabilités qu’il n’avait acceptées que parce que celui qui les lui avait proposées l’avait assuré qu’à ce poste, il pouvait servir utilement son pays.

Ce visiteur du soir qui fréquentait les hommes de pouvoir, pouvait être impertinent, sans jamais être agressif ou insolent, et c’est sans doute parce qu’ils le savaient sincère que ceux d’entre eux qu’il a quelquefois tancés lui ont gardé leur amitié. Cet homme qui disait, en plaisantant, qu’il était plus vieux que son âge, manifestait une extrême courtoisie, et quelquefois une émouvante déférence, à l’endroit de ses aînés. De la plupart d’entre eux tout au moins, car tous les vieillards qui meurent ne laissent pas des bibliothèques…

Ce grand corps, et c’est peut-être ce qui était le plus surprenant chez lui, était en réalité un grand tendre qui faisait preuve d’une indulgente affabilité à l’endroit des humbles et de tous ceux qui étaient victimes d’une injustice. Cet homme, qui était sans doute l’un des mieux resautés de notre pays, ne ménageait pas sa peine pour rendre visite à cet éclectique aréopage, ou à défaut, à user du téléphone et de ses artifices, en prenant son temps, ou celui qu’on voulait bien lui consacrer, quoique cela lui coûte car il n’était pas un adepte des applications mobiles gratuites…

Peu d’hommes, à ma connaissance, se sont, aussi souvent que lui, donné la peine d’appeler des hommes et des femmes, y compris des inconnus, juste pour porter une appréciation sur un article paru dans la presse, ou sur un discours tenu en public, ou encore pour apporter un soutien ou un réconfort après une sanction qu’il jugeait arbitraire.

J’en parle encore en connaissance de cause, puisque c’est dans une telle occasion que j’ai fait la connaissance de Babacar Touré… Mais que ce soit en entretien distanciel ou en entretien présentiel, comme on le dit désormais en ces temps de confinement, son langage n’était jamais équivoque car il n’est pas de ceux qui empruntent des chemins de traverse. Peut-être que le temps lui a fait la faveur de se faire élastique à son seul usage, car, par déformation professionnelle ou par curiosité intellectuelle, ce grand bavard trouvait aussi le temps de ne rater aucune bonne émission, à la radio ou à la télévision, aucune publication, livres ou journaux, qui méritait qu’on lui prête attention.

Les éloges, les coups d’encensoir, n’étaient sans doute pas ce qu’il attendait le plus de ses amis et de ses collaborateurs. J’ai encore en mémoire cette cérémonie publique, la dernière qu’il présidait au nom du CNRA, au cours de laquelle il dut batailler ferme pour éviter qu’elle ne soit transformée en sacre. Si pourtant, comme d’autres avant moi, j’ai cédé à cette tentation, c’est pour la raison que voici : qu’on soit dans le réduit clos d’une voiture, dans l’enceinte d’une concession familiale, voire dans un cercle plus large, à la dimension d’une association ou d’une nation, il y a toujours du bonheur à savoir que celui qui tient les rênes ne déroge pas aux principes et ne se défaussera pas sur vous pour justifier une fausse manœuvre. Ce bonheur-là, je crois pouvoir le dire à leur nom, nous avons été huit femmes et hommes à le vivre pendant les six ans du mandat de Babacar Touré à la tête du CNRA.