Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 22 octobre 2012

HOLLANDE PEUT-IL "EFFACER" LE DISCOURS DE SARKOZY A DAKAR ?



NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 12 octobre 2012

Le président français sera à Dakar ce 12 octobre. Pour quelques heures : c’est toujours en heures qu’il faut calculer la durée des séjours que les Grands du monde passent sous nos cieux. Leur objectif principal n’est pas de prendre le temps de nous connaître, mais de se faire acclamer par des foules dont l’enthousiasme est à la mesure des primes reçues et que leurs médias portent au loin leurs paroles et leurs actes. C’est du reste mieux ainsi, parce que leur séjour perturbe notre quotidien, nous coûte cher en logistique, que nos services de protocole et de sécurité en sortent épuisés, mais surtout, frustrés d’être dépossédés de leurs responsabilités par l’ « assistance » étrangère.

François Hollande sera donc chez nous, et, au Sénégal comme en France, on spécule. Va-t-il tenter d’ « effacer » le discours prononcé par Nicolas Sarkozy le 26 juillet 2007, rassurer les Africains et donner à ses hôtes l’image d’une France plus généreuse et mieux instruite de leur histoire ? Ce n’est pas ce que nous devrions attendre de ce voyage et ce serait d’ailleurs une illusion que de croire qu’un simple discours peut réparer les dégâts d’une adresse qui n’a jamais été reniée par son auteur. Il n’appartient même pas à François Hollande de répondre à Sarkozy : les Français n’étaient pas les destinataires des propos et ce n’est pas leur histoire qui a été mise en cause. Enfin c’est aller trop vite en besogne que de croire que l’alternance politique qui a eu lieu en France suffit pour faire changer les choses. La manière a changé, le contenu bien moins, et  le discours et les actes du plus populaire des ministres de François Hollande ne sont pas très éloignés de ceux tenus ou conduits sous son prédécesseur.

Mais le malentendu est aussi à un autre niveau. Que pourrait nous dire François Hollande  pour effacer le discours de Sarkozy ? Rétablir la vérité historique ? C’est commettre une grosse erreur que de croire que c’est par ses connotations historiques que le discours de Sarkozy est blessant. L’histoire de l’Afrique n’est pas une terra incognita et il suffisait à Sarkozy (ou à sa plume) de se plonger un court instant dans l’ouvrage que d’éminents historiens lui ont consacré sous l’égide de l’Unesco pour éviter de tomber dans les poncifs. Le discours de Dakar choque parce qu’il est politique, ses inexactitudes historiques sont moins flagrantes que le mépris qui s’en dégage. La réponse qui doit lui être donnée doit venir, non des historiens, mais des politiques, et elle ne peut être qu’africaine. Nos chefs d’Etat ont manqué à leur devoir en gardant le silence devant cette agression. 

Que reste-t-il comme recours aujourd’hui ?

Il nous faut d’abord observer que  l’exercice auquel se prêtent les présidents français a cette particularité qu’il ne prévoit aucune réponse : l’invité livre son « message », se fait applaudir et s’en va ! C’est une prestation sans risque puisque les auditoires qui y sont conviés sont composés de gens sages et mesurés, triés sur le volet. Sarkozy s’était exprimé devant le gratin de l’Université et de la nomenklatura politique et il ne s’était trouvé personne pour quitter la salle, comme les pays occidentaux le font aux Nations-Unies quand s’expriment les présidents de l’Iran, du Zimbabwe ou de Cuba. De Tiaytou où il repose, le parrain des lieux, chantre des origines, a du lancer un tonitruant cri de colère. Hollande est encore plus à l’abri des chahuts puisqu’il s’exprimera devant le Parlement, instance peu familière aux rebellions.

La réponse n’a donc pas eu lieu quand il le fallait. Aujourd’hui ce qui s’impose à nous, c’est de faire plus qu’un discours, c’est de changer radicalement de comportement. C’est de rompre avec cette « inégalité des termes de l’échange » qui nous lient avec l’ancienne métropole, en matière de diplomatie comme tout simplement en dignité. La  Françafrique n’existe pas seulement parce que la France l’a voulue, mais d’abord parce que les Africains s’en accommodaient. « Dieu ne change pas le sort des hommes tant qu’eux–mêmes n’ont pas changé », dit un verset du Coran. On pourrait paraphraser cette sentence divine en affirmant que la Françafrique ne disparaitra pas tant que les Africains eux-mêmes, et non la France, ne lui refuseront pas le droit d’existence. Si le Commonwealth ne connait pas de dérives de ce genre, c’est qu’on y respecte ce principe intangible des relations entre nations et qui est la réciprocité. 

Que nos présidents cessent donc de se précipiter à Paris aussitôt après leur élection, comme s’ils reconnaissaient que l’examen, c’est-à-dire leur élection, a bien lieu en Afrique mais que le diplôme, c’est-à-dire la reconnaissance internationale, est toujours délivré à Paris.

Qu’ils cessent d’intriguer pour que leur pays soit le premier à accueillir le président de la république française (ou celui des Etats-Unis), comme si c’était la seule consécration qui avait un sens à leurs yeux.

Que nos gouvernants  cessent de donner de nous l’image de peuples plus enclins à la bamboula qu’au travail et refusent de paralyser notre économie et notre administration, sous prétexte que nous recevons, pour quelques heures, la visite d’un hôte venu des pays du Nord, alors que les visites de nos chefs d’Etat dans ces pays passent inaperçues. A moins que cette frénésie populaire ne soit la contrepartie de l’aide qu’ils nos apportent, ce qui serait bien mesquin !

Qu’ils refusent de laisser nos hôtes du Nord se comporter chez nous comme en pays conquis et fassent chez nous ce qu’ils nous refusent chez eux. Qu’est-ce que Laurent Fabius, qui est « ministre des affaires étrangères », est allé faire dans la banlieue dakaroise ? Au lieu de rencontrer les animateurs de «  Y en a Marre », pourquoi n’a-t-il pas accordé la même attention aux étudiants et chercheurs sénégalais dont les préoccupations sont de sa compétence ? La France peut-elle tolérer qu’un ministre africain, en visite officielle chez elle, taille bavette avec les  animateurs de SOS Racisme ou du CRAN, s’intéresse aux conditions d’insertion au travail des jeunes Français issus de la « diversité », à Saint-Denis ou à Créteil,   défende leurs intérêts contre ceux qui les traitent de « racaille », refuse de serrer la main d’un ministre condamné pour injures racistes ! Ou qu’un chef d’Etat africain s’inquiète des quotas de reconduction à la frontière ou des tests Adn  pour contrôler le regroupement familial. Sarkozy avait répondu à cette question en faisant savoir au président Wade qu’il ne lui appartenait pas de définir la politique d’immigration de la France.

Certes il faut condamner la violation des droits de l’homme, mais à condition de le faire partout où ça se passe, et pas en aparté en Chine et avec éclat en Afrique. La situation des libertés est bien plus aléatoire en Arabie Saoudite qu’en RDC et pourtant on n’a jamais entendu une autorité française exiger des élections libres et transparentes dans la monarchie pétrolière. Quant à la bonne gouvernance, la situation qui prévaut actuellement en Grèce montre que les Européens devraient aussi balayer devant leurs portes. 

Mais, pour en revenir au discours de Sarkozy, ce qu’il nous faut refuser désormais c’est cette propension des chefs d’Etats du Nord à se servir de nos capitales comme tribunes pour nous faire la leçon, nous tancer ou nous menacer, nous dire ce que nous devons faire pour leur plaire. A Dakar, Sarkozy était allé encore plus loin. Il avait convoqués les Africains devant leurs misères, dont ils étaient les seuls responsables selon lui. Il avait justifié l’injustifiable et, lui qui n’avait encore que quelques mois d’expérience présidentielle, leur avait livré un kit de développement pour sortir de la nuit.

Si François Hollande veut, non pas effacer mais marquer sa différence avec Sarkozy, qu’il s’abstienne donc de s’ériger en donneur de leçons, qu’il parle de la France et ce qu’elle peut offrir en fraternité, et ne donne pas l’impression qu’il connait nos intérêts mieux que nous-mêmes, qu’il exprime non de la compassion mais du respect.

CHARLIE-HEBDO ET LE DROIT D'INSULTER



NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 29 septembre 2012

«  Musulman ? Oui, mais à condition d’être  modéré ! »
 
L’islamophobie, qui se développe et s’amplifie un peu partout dans le monde, tire ses fondements, pour l’essentiel, de la méconnaissance de l’Islam. Il faut reconnaitre aussi que, parmi ceux qui invoquent  cette religion pour justifier leurs actes, nombreux sont ceux qui ne font rien pour éclairer et rassurer  les néophytes et les méfiants. Beaucoup, en Occident, ne tolèrent que les musulmans dits « modérés », terme  qui ne désigne  à leurs yeux que ceux qui ne sont musulmans « qu’un peu seulement ». Pourtant on peut être pleinement musulman, et non pas « modéré », et pratiquer sa religion sans excès ni ostentation, et c’est même ainsi que la majorité des musulmans ont compris, appris, vécu en famille l’Islam. Ils ne fréquentent pas forcément les « marabouts », n’appartiennent pas tous à une confrérie, et n’ont besoin ni de chapelle ni de longs chapelets pour pratiquer leur foi. Ils ont retenu qu’en Islam, il n’y a pas ni clergé ni intercesseur et que chaque fidèle a accès à Dieu sans intermédiaire. Ils reconnaissent à chacun le droit de pratiquer la religion de son choix ou de ne pas en avoir. Ils sont pleinement pour la liberté d’expression et contre  la censure, car restreindre la liberté, dit le Coran, c’est violer le caractère noble de l’âme humaine. Ils ne militent pas pour la pénalisation du blasphème, et, du reste, l’Islam ne connaissant ni idoles ni icônes, le sacré ne peut être que de l’ordre immatériel et ne peut donc être entaché par une insulte. De toute façon, une peine de prison ou une amende ne peuvent réparer les blessures du cœur. Ces musulmans, qui constituent la majorité de la Umma, sont aussi contre la violence, dans toutes ses formes, conformément au Coran qui enseigne qu’il n’y a « pas de contrainte en religion » et qui, pour que tout soit  clair, rappelle que  chaque vie est aussi sacrée que l’humanité toute entière  et que chaque âme est la conscience de Dieu. 

C’est pour toutes ces raisons que je ne me sens ni offensé ni insulté par les « caricatures » de Charlie-Hebdo : je ne me sens pas concerné. Pas seulement parce je ne vis pas en France et que  ce journal ne figure pas parmi mes périodiques préférés, mais parce que l’Islam qu’il tourne en dérision n’est pas celui que je pratique. La caricature d’une caricature me laisse donc indifférent.
Contrairement à l’opinion qui prévaut au Nord, en France notamment, le musulman  ne se réduit pas à cet homme écrasé par ses rites et dont la seule marque est de prier dans la rue. Etre musulman, c’est d’abord une manière d’être et c’est sans doute pour cette raison que le voyage aux Lieux Saints est toujours un révélateur de la foi et de la sensibilité du croyant. J’ai fait le pèlerinage à La Mecque et le souvenir que j’en garde, au-delà du rite, c’est que pour la première fois je n’étais plus, malgré la foule, qu’avec moi-même. Pendant un mois je n’ai pas écouté une radio, regardé une émission  de télévision, ouvert un ordinateur, lu un journal, et pourtant, jamais, je ne me suis ennuyé et jamais je n’ai été plus solidaire de mes semblables, et pas seulement des pèlerins ou des musulmans. J’ai été à Médine et j’ai vu des hommes et des femmes en larmes devant la tombe du Prophète : quel autre homme que Mohamed peut se vanter que, plus de quatorze siècles après sa mort, on puisse encore s’attendrir à l’évocation de sa vie. Contrairement à ce que laissent croire les médias occidentaux, les musulmans n’idolâtrent pas leur prophète, ils lui vouent de l’amour, tout simplement. Sur sa tombe, les fidèles ne sollicitent pas son recours, car lui-même avait reconnu les limites de son pouvoir et affirmé que c’est à Dieu seulement qu’on doit implorer secours. Ils prient pour qu’il lui soit pardonné, parce qu’il reste profondément humain, d’un modèle d’homme dont la vie est réglée sur la volonté de son Seigneur.

Le « marronnier » de Charlie

Je ne suis donc pas blessé par les « caricatures » de Charlie-Hebdo, je suis seulement triste, pour le journal et pour tous les Français qui se sont précipités pour l’acheter.

Je suis triste pour Charlie-Hebdo, que j’ai lu dans une autre vie et sous un autre titre, que j’appréciais alors pour son caractère caustique et son audace, et qui aujourd’hui, pour se  faire de l’argent, verse dans la provocation facile et surfe sur la vague d’émotions amplifiées par les médias. Le journal se contente en effet d’exploiter des évènements qui surviennent hors de France (Pays-Bas hier, Etats-Unis aujourd’hui), comme les paparazzis profitent d’un sein découvert pour faire un scoop. La liberté d’expression n’a jamais été celle de tout dire et Siné, qui fut l’un des plus illustres dessinateurs du journal, en a fait l’amère expérience. En 2008, il a été licencié sans ménagement pour avoir osé tourner en dérision, non pas Mohamed, mais Jean Sarkozy qui semblait alors  promu à une belle carrière de chef d’entreprise. Plutôt que de s’interroger sur le droit d’expression du journal, on devrait s’interroger sur ses motivations. Plus de 400 000 exemplaires vendus en 2007, grâce aux caricatures reprises des Hollandais, lorsque le tirage plafonnait à 140 000, plus de 75 000 exemplaires arrachés en un seul jour et de nouveaux tirages annoncés en 2012, alors que le tirage était retombé à moins de 50 000 en 2011 ! Quand le journal n’a rien à dire, il retourne à son marronnier : la caricature de Mohamed, un précieux filon, surtout après l’échec de toutes les tentatives pour remonter la pente (baisse du prix du numéro, recours à un prestataire de services spécialisé, etc.). Sexe et religion sont aussi lucratifs l’un que l’autre et « Charlie-Hebdo » n’est que la version  « blasphème » de « Closer », à cette différence près que son pendant « people » a, lui, payé son audace et ses excès devant la justice. En vérité, Charlie-Hebdo ne pratique pas la caricature mais la stigmatisation parce que ses dessins ne s’attaquent pas aux dérives mais aux fondements de l’Islam : personne n’aurait rien à dire s’il ne s’en prenait qu’aux fanatiques et aux criminels, mais cela n’aurait pas fait le buzz. Le journal ne fait même pas  preuve d’audace parce que sa cible est  une communauté  minoritaire en France, soucieuse de ne pas faire de vagues et qui n’est ni une force politique ni un pouvoir d’argent. Il est significatif que le soutien le plus éloquent et le plus constant  qu’ait reçu le journal lui soit venu de Marine Le Pen, elle-même intégriste par excellence, qui profite de l’occasion pour se lancer dans une nouvelle surenchère. Tous comptes faits, les animateurs de Charlie-Hebdo et les coupeurs de mains de Tombouctou qu’ils disent détester, les fous de Dieu et les fous de la liberté d’expression, mènent le même combat, poursuivent les mêmes objectifs : donner la pire image de l’Islam pour pouvoir exister. Leurs caricatures sont à la fois falsificatrices, irresponsables et improductives. Quel gâchis pour des gens que l’on disait intelligents et généreux !

Dans le bilan moral et financier que le journal dressera à la fin de l’opération, il faudra bien faire une place aux fermetures d’ambassades et de lycées, aux saccages, aux annulations de réservations, et peut-être aux morts, dégâts collatéraux de deux formes de bêtises humaines. 

Je suis aussi triste pour les Français parce que les dessins de Charlie-Hebdo ne les aideront pas à mieux appréhender les spécificités d’une des composantes essentielles de leur pays et à apaiser le climat social. Il y a plus d’un milliard de musulmans et Charlie-Hebdo cherche à leur faire croire que les 150 manifestants qui ont affronté la police devant l’ambassade américaine en sont la parfaite illustration. Il est significatif que cette démonstration d’écervelés fasse plus d’échos dans la presse que les défilés de milliers de travailleurs mis au désespoir par les plans sociaux. Au passage, on notera qu’on reconnait au journal le droit de s’exprimer en toute liberté, mais on dénie à ceux qui sont d’avis contraire celui d’exprimer leur opposition, même de manière pacifique… Il y a plus d’un milliard de musulmans et aucune autorité représentative de l’Islam, qu’elle soit politique ou religieuse, ne se reconnait et n’approuve les actes des terroristes, et plutôt que de les appeler « islamistes », on aurait du les désigner sous le nom de « sectes ». Toutes ces autorités d’ailleurs estiment que, par leurs actes de violence aveugle, les prétendus « islamistes » se sont exclus de la Umma islamique. Faire porter à Mohamed la responsabilité des excès des Salafistes, c’est comme rendre Georges Washington responsable des bévues de Bush-fils. La comparaison est d’ailleurs faible puisque deux siècles seulement se sont écoulés entre les deux présidents américains. 

Il n’y a pas eu en France de manifestations populaires violentes, et c’est probablement une grande déception pour Charlie-Hebdo qui aspirait sans doute à devenir le martyr de l’ « intolérance islamique ». C’est bien ainsi, parce que, face aux provocations du journal et autres insulteurs spécialisés du net, les musulmans doivent, comme le préconise Taricq Ramadan, répondre, non par la violence mais par l’intelligence. Pas seulement parce qu’il n’y a pas de foi sans intelligence, mais aussi parce que le Coran enseigne qu’il ne faut pas répondre au mal par le mal et qu’il faut savoir retenir sa colère, s’astreindre à un effort intérieur, sur soi-même et vers l’extérieur. 

C’est très précisément cela le sens du jihad !

dimanche 19 août 2012

LA RELIGION, PREMIERE INDUSTRIE LOURDE DU SENEGAL...

NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 7 aout 2012 

Le mois du ramadan est, au Sénégal, le mois où l’on consomme le plus de sucre, de dattes et de … décibels. Les Sénégalais ne se contentent pas de jeûner, de fréquenter les mosquées plus assidument que de coutume, de sacrifier au pardon et aux bonnes œuvres, il leur faut aussi, pour certains, donner la démonstration de leur foi. Chez nous, très souvent, le recueillement passe après l’incantation oratoire, la pratique se fait dans l’ostentation et au son des micros. Au fil des ans, la religion alimente un secteur d’activités considérables, elle est devenue, pour ainsi dire, par les moyens qu’elle mobilise, l’infrastructure qui la sous-tend, les hommes qu’elle occupe, les entreprises qui dépendent d’elle, la première industrie lourde du Sénégal. C’est elle qui alimente ces longs et périlleux cortèges de voitures qui sillonnent le pays à longueur d’année, au grand bonheur des transporteurs, avec pour points culminants le Magal de Touba et le Gamou de Tivaouone. C’est elle qui justifie cette razzia de moutons qui convergent vers nos foirails à partir des pays environnants et dont les prix s’envolent quelquefois à des niveaux inouïs. C’est elle qui justifie ce lucratif commerce de dattes que l’on propose jusqu’aux feux de signalisation. C’est elle qui a transformé certains marchés de Dakar en hubs de produits censés venir de La Mecque et qui sont en réalité fabriqués à Shanghaï, Jakarta ou Bangkok…

Cette prospère industrie a donc ses pics et ses étiages. Le mois de ramadan est le mois béni des opérateurs en religion : trente longs jours rythmés par le rite du « suukaru-koor », qui n’a plus de sucre que le nom, d’agapes fastueuses et d’offrandes hors normes, de causeries baptisées désormais « conférences » religieuses. Comme toute industrie, elle a ses chefs d’entreprise, ses ouvriers et ses ouvrières, et même ses travailleurs au noir, ses syndicats et ses grands patrons. Même si elle est saisonnière ou intermittente, c’est une industrie qui bénéficie de la tolérance (pour ne pas dire la complicité) des pouvoirs publics, occupe une abondante main d’œuvre, exige une expertise certaine, brasse d’énormes chiffres d’affaires et surtout, paradoxalement, fait des profits.

Les premiers qui font commerce de la religion, ce sont bien sûr les entreprises et fabriques spécialisées dans les produits sans lesquels il n’y a pas de bon ramadan : sucre (dont l’importation a été multipliée par quatre !), dattes, lait, saucissons, boissons en tous genres, pâtisserie… mais aussi tissus ou articles de luxe. Il s’agit pour la plupart d’entreprises parasitaires qui ne consentent aucun effort pour produire localement les matières premières sur lesquelles reposent leurs activités ou pour développer une main d’œuvre de qualité. Il existe ainsi au Sénégal, et c’est sans doute un des signes de notre sous-développement, des industries  fondées exclusivement sur l’ensachage et dont l’unique objet consiste à mettre dans des emballages adaptés à toutes les bourses des produits importés de tous les horizons. Elles ont en fait transposé dans le monde moderne les vieux usages et les traditions de nos marchés où l’on peut acheter des légumes au kilo et les revendre par petits tas. Les dérives et les tares nées de l’irruption de la société de consommation font le bonheur de quelques commerçants avisés. Le bol de ngalakh d’autrefois a vite dégénéré en festin de poulets, lui-même recyclé progressivement en produits d’épicerie. Les grandes surfaces et quelques entrepreneurs imaginatifs ont saisi au bond l’explosion et surtout la dénaturation du « suukaru-koor »pour inventer le « panier »-cadeau, qui n’est pas à la portée de toutes les bourses, mais représente le haut de gamme des nouveaux rites du ramadan. 

Les médias, tout particulièrement les chaines de télévision et de radio, publiques comme privées, ainsi que les agences de publicité, s’engraissent aussi sur le dos des fidèles. En l’espace de quelques années, ils ont créé et propulsé un nouveau corps de métier, celui des prédicateurs, choisis généralement en dehors des personnels traditionnels des mosquées et des daras. Ces sermonneurs professionnels, au verbe facile et au port élégant, sont devenus aussi populaires que les vedettes du show-business et sont en prime time sur les chaines de télévision, entre deux coussins de réclame profane. Les publicitaires vantent sur d’énormes panneaux la qualité de produits qui ne sont souvent concurrents que pour la façade. Pour leur part, les opérateurs téléphoniques distribuent contre espèces sonnantes et trébuchantes, des prières et des indulgences. Les ambassades elles-mêmes profitent de l’occasion pour se faire de la publicité à bon marché et des imams sénégalais se sont compromis en allant prendre le repas d’iftar et prier chez l’ambassadeur du pays qui occupe et prend en otage le troisième lieu saint de l’Islam 

Les prestataires de services, vendeurs ou loueurs de bâches, de chaises, de matériel de sonorisation, prennent aussi leur part, car sans eux il n’y a point de « conférences » religieuses. Jamais autant que pendant le mois de ramadan, on ne débat autant de la religion, et, au sortir de ce mois béni, les Sénégalais devraient avoir emmagasiné assez de bonnes paroles pour résister à toutes les tentations diaboliques au cours des onze mois suivants. Les conférences religieuses se tiennent de préférence dans la rue, quelquefois dans les espaces mêmes où se tiennent les sabars, mais avec plus d’apparat. Elles ont leurs thèmes préférés et on a peu de chance d’y entendre parler de la détresse des banlieues et des campagnes, ou de la peur et du désarroi  des populations sous occupation du Mujjao dans le nord du Mali ; pour la plupart, le pharisaïsme et la comptabilité des actions de grâce l’emportent sur la spiritualité. Les conférences religieuses ont leur protocole, leurs chorales, leurs vedettes, leurs sponsors. Elles ont, bien sûr, leurs DJ, qui sont aussi les mêmes que ceux qui assurent la promotion des combats de lutte. Elles concourent à émietter davantage la société sénégalaise, selon les confréries, les régions et les ethnies, les quartiers et les professions et surtout le genre. Les femmes sont les maîtresses d’œuvre et les spectatrices privilégiées de ces cérémonies, chamarrées d’or pour certaines, et souvent en uniformes blancs ou verts. Mais, quel que soit le commanditaire, les conférences religieuses font toutes, ou presque, une place de choix à l’argent, celui  investi par les organisateurs (pas forcément sans arrière pensée), celui que donnent les invités et les parrains, contraints ou volontaires, celui distribué à pleines mains, selon une clé de répartition discrétionnaire.  

Circulation difficile des personnes et des véhicules, rues et mêmes grosses artères barrées, gaspillage et bruit : c’est la marque des conférences réussies. Pour le reste, Dieu reconnaitra les siens !

Mon propos n’est évidemment pas de tourner en dérision la ferveur religieuse des Sénégalais, qui est forte et souvent sincère. Notre pays a derrière lui plusieurs siècles de tradition islamique et a donné à l’Umma quelques uns de ses plus grands esprits. On peut même dire que notre nation tire sa force de la fermeté de ses convictions et de la paix religieuse qu’elle a su préserver depuis l’indépendance.

Mon propos est d’abord de mettre en garde contre les marchands du temple. Le phénomène de la surconsommation n’est du reste pas propre à l’Islam et beaucoup de Chrétiens sont aussi choqués par la dénaturation des fêtes de Noël, devenues une énorme et irrésistible foire commerciale. Chez nous, au gaspillage s’ajoute la menace contre notre santé : excès de consommation de sucres et de graisse, mauvaise qualité de certains produits dont la traçabilité, et quelquefois même la vraie nature, ne sont pas établies. Il n’est pas étonnant que des maladies chroniques fassent des ravages dans la société.

Mon propos vise aussi à refuser le snobisme social qui souvent exploite et pervertit nos plus généreuses traditions, à stigmatiser notamment la dictature de certaines formes du « suukaru-koor ». Il y a aujourd’hui des femmes qui s’endettent pour tenir leur rang, gagner, non l’affection, mais les éloges de leur belle famille. Ce qui était une marque de respect et de solidarité s’est transformé peu à peu en guillotine qui exécute tous ceux qui refusent la surenchère. Le symbole s’est transformé en corvée.

Enfin, et c’est certainement le plus important, faut-il laisser prospérer une religion à la carte qui charrie tant de syncrétismes qu’elle finit par opposer les musulmans entre eux plutôt que de les unir ? Nos pratiques religieuses  qui ont tendance à encourager l’ostentation et le culte de la personnalité, à préférer souvent la clameur à la prière intérieure, sont-elles respectueuses de la voie islamique ? Sommes-nous pleinement dans l’esprit d’une religion qui prêche pour l’établissement d’une « communauté du juste milieu » (Coran, II, 143), enseigne de ne pas  « exagérer dans la religion » (Coran IV, 171) parce que Dieu veut « l’allègement » pour les croyants (Coran, IV,28), qui appelle ses fidèles à ne se « cramponner qu’au (seul) câble de Dieu » (Coran, III, 103) et proclame enfin que Dieu « ne nous impose que selon notre capacité » (Coran, VI, 152) ?

En attendant, un peu moins d’argent dans la religion et un peu plus de religion dans l’argent ne nous feraient pas de mal.

DIS MOI QUEL PARLEMENT TU AS ;;;

NB Texte Publé dans "Sud Quotidien" du 27 juillet 2012

Les Sénégalais auraient-ils du mal à nommer leur métier? Plus spécifiquement, les hommes et les femmes qui ont postulé cette année à l’entrée au Parlement ignoraient-ils le nom de l’activité dont ils tiraient leurs moyens d’existence avant de prétendre solliciter le privilège de représenter leurs concitoyens ? Ou est-ce notre administration, en l’occurrence le Ministère de l’Intérieur, maître d’œuvre des élections, qui cultive le laxisme au point de tolérer que, pour près d’un sixième des députés élus en mars dernier, soit 24 au total, à la mention « profession », il soit porté cette étrange et mystérieuse expression : « NON RENSEIGNE ». Même une ancienne ministre, qui ne figure pas, il est vrai, pour le moment, parmi les élus, n’a pas hésité à utiliser ce terme ambigu, comme le ferait une petite débutante ! Mais la prolifération de cette expression est surtout  manifeste chez les  candidats de la coalition « BBY », sortie victorieuse de la compétition et qui ne manque pourtant pas de  leaders rompus aux usages de la République, qui ont exercé d’importantes fonctions politiques et administratives et auraient du être plus sensibles à la rigueur et à la précision administratives. L’expression fait surtout florès dans les régions, ce qui est un autre signe de leur retard. Ainsi tous les élus de la région de Fatick sont des « non renseignés », (comme s’il ne leur suffisait pas d’être sérères !), de même que la moitié des élus des régions de Saint-Louis (la ville où est née l’administration !), de  Louga ou de Tambacounda… mais aussi du département de Pikine ! Comment donc voter pour des gens sur lesquels nous manquons d’informations élémentaires, à moins que ce ne soit eux qui manquent d’informations sur ce qu’ils sont ? 

Enfin et surtout, « non renseigné », c’est quoi même? Est-ce une manière de désigner des professions inavouables ou impossibles à définir, ou s’agit-il  simplement  de signifier que ces postulants sont sans travail ou métier définis, qu’il s’agit à proprement parler de chômeurs qui cherchent à se recycler dans une sinécure  confortable et prestigieuse? A moins que ce ne soit l’autorité publique qui ait manqué à sa mission.  Comment comprendre que c’est l’administration la mieux informée sur les citoyens, qui est censée avoir vérifié qu’il n’y a ni escroc de haut vol ni criminel parmi les candidats, qui valide (ou suggère?) une notion si vague et si imprécise et avec une telle fréquence que cela donne l’impression d’un travail bâclé ou improvisé ?

Profession : « sénatrice » !

A la paresse et l’amateurisme s’ajoute d’ailleurs l’ignorance, car de toute évidence, les candidats (ou l’administration) confondent le métier avec le diplôme ou le parcours scolaire, la fonction occasionnelle, l’état de service, voire le badge social dont ils voudraient se parer aux yeux de l’opinion. Sans parler de ceux qui se donnent pour métiers « cadre technique » ou « spécialiste » (en quoi ?), voire « administrateur » (tout court), de ceux qui se disent « retraités » sans mentionner la fonction ou le métier qui leur a valu cet état de grâce, ou se donnent des titres évanescents comme « sénatrice » ou « délégué » qui ne justifient aucune compétence particulière. De quel droit et à quel titre Moustapha Clissé Lo peut-il s’attribuer comme activité principale celle de « chef (sic) religieux », (et non pas « marabout », ce qui serait à la fois moins valorisant et plus risqué), alors qu’il s’est surtout illustré par des diatribes, voire des insultes qui ne sont pas le signe de reconnaissance de cette attribution ? En même temps le titre de chef religieux dans un Etat laïc, ne constitue-t-il pas un argument supplémentaire pour le disqualifier du poste de Président du Parlement ? Modou Fada Diagne, qui est quasiment  passé d’étudiant à ministre, a-t-il manipulé des microscopes et autres instruments de précision ailleurs que dans le laboratoire de  la faculté des sciences, et cela suffit-il pour se faire appeler « biologiste » ? Est-on « économiste » sous le prétexte qu’on a une licence ou une maîtrise  d’économie, « banquier » parce qu’on sert à un guichet ou dans un bureau de banque ?

Bref un quart des députés que nous avons élus se cachent derrière des titres ronflants et des fonctions obscures, et leur premier devoir c’est d’abord, de décliner leur véritable et précise identité.

« Commerçantes » et « ménagères »

Qu’en est-il des autres, de ceux qui savent qui ils sont et qui le disent ?

On ne sera pas surpris d’apprendre que la cohorte la plus importante est composée d’enseignants. Ils sont une trentaine, soit 1/5 du Parlement, et qu’ils s’appellent « professeurs », voire « professeur d’université », ou tout simplement « enseignants », qu’ils se camouflent sous l’appellation de « consultants », ils illustrent cette tradition vieille de plus de cinquante ans qui fait que le personnel enseignant demeure chez nous le fer de lance de la lutte démocratique. L’enseignant garde encore son prestige intact à l’intérieur du pays et, à titre d’exemples, la moitié, voire plus, des élus des régions de Kédougou ou de Sédhiou, notamment, appartiennent à ce corps. Malheureusement, même si 2/3 d’entre eux relèvent de la majorité parlementaire, donc de BBY, ces enseignants  restent  traversés de querelles de clans  et cette division pourrait rendre leurs voix discordantes.

Après les non renseignés et les enseignants, c’est le monde du commerce et des services qui constituera l’autre bastion du Parlement. Mais ici, il faut distinguer les grives des merles. Les grives, ce sont ceux qui se font appeler « opérateurs économiques », entrepreneurs, ou « chefs d’entreprise ». Ils sont tous de sexe masculin, car, les merles, les femmes, n’osent pas s’attribuer ces titres, elles se font appeler « femmes d’affaires » ou, plus modestement, « commerçantes », ce qui ne veut plus rien dire au Sénégal car la quasi-totalité des femmes de nos villes et banlieues exercent ce métier à titre principal ou secondaire. Quelle enseignante, fonctionnaire, agent de bureau, artiste ou mère au foyer ne profite pas de toutes les occasions, pèlerinage à La Mecque, mission ou visite familiale à l’étranger, vacances ou voyage au sein d’une délégation ministérielle ou, mieux encore, présidentielle, pour ramener des colifichets qu’elle va tenter de vendre, à crédit, à ses amies et voisines ?

Quand on est encore plus modeste, plus humble, illettrée ou sans diplôme, on se contente du titre de « ménagère ». Cette appellation était pratiquement l’état général de toutes nos femmes  sous l’époque coloniale, et nous la portons encore comme un fardeau, comme si le terme de « mère au foyer » était au-dessus de nos moyens. Elles sont donc une dizaine de « ménagères » et représentent le revers de la médaille de la parité. Pikine (dont toutes les élues sont des ménagères) mise à part, elles viennent des régions où elles constituent pratiquement le seul vivier dans lequel les partis peuvent espérer trouver ce quota de femmes que leur impose le code électoral. Mais «  ménagère », malgré l’énorme charge de travail qui pèse sur ses épaules, signifie souvent, aux yeux de beaucoup, sans emploi et sans bagage intellectuel. Transplantée dans l’hémicycle,  sans véritable préparation, elle est obligée de faire de la figuration silencieuse ou au contraire de faire du zèle, de jouer à la « taasukat », à l’image de celle qui s’était fait traiter d’«  écailleuse »(sic) et dont la cible principale était Me Elhadj Diouf.

L’électromécanicien venu du Fouta

Le Parlement cuvée 2012 comptera aussi, par ordre décroissant, des personnels issus des banques et de la finance (une dizaine), ou de la santé (7 médecins  et autres membres du corps médical), des journalistes (au nombre de 5), un tiercé d’hommes de droit (avocat, juriste), un seul ingénieur, un étudiant, un chauffeur, etc. On remarquera au passage que, tout comme « non renseigné » cache peut-être des métiers peu reluisants ou compromettants, le  terme de « juriste » a été préféré à celui de « commissaire de police » par l’un des néo-députés, peut-être pour faire oublier le métier qui lui a valu son ascension politique. En revanche, le « péril religieux » est peut-être surévalué puisqu’ils ne sont plus que trois à revendiquer les titres de chef religieux ou marabout…

Enfin le paradoxe c’est que dans un pays dont l’activité principale demeure l’agriculture, un seul député revendique le titre de paysan. Quant au monde ouvrier, il n’aura lui aussi qu’un seul représentant, un électromécanicien qui sera bien seul au Parlement, non seulement parce qu’il est le seul à afficher cette compétence, mais aussi parce qu’il ne vient pas de Dakar ou des foyers industriels de l’ouest, mais du Fouta profond. Lui, au moins, devrait bien traiter l’inespérée voiture de fonction payée sur le maigre budget de l’Etat !

Voila donc notre nouvelle Assemblée Nationale. Elle ne respecte pas la parité hommes-femmes à la lettre, elle ne reflète pas notre diversité sociale ni même la proportionnalité de nos vrais choix partisans, et une ombre pèse sur l’identité réelle de certains de ses membres. C’est pourtant cela la loi de la politique qui est fondée non sur la justice, mais sur les intérêts et la mise en scène. Il nous faudra donc faire avec, et c’est à ses membres de faire la preuve que malgré ces insuffisances, ils sont conscients de la grandeur et de la légitimité de leur mission.

Le premier test aura lieu ce lundi.  

jeudi 5 juillet 2012

DIEU, GARDEZ MOI DE MES AMIS...

NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 18 juin 2012

Le plus grand défi que devra relever Macky Sall tient à ce paradoxe : il a trop d’amis ! Entre les compagnons du bannissement, les alliés pour le combat final, les ralliés et les repentis, il balance entre faire plaisir à tous ses anciens et nouveaux amis ou mécontenter quelques-uns pour tenir les engagements pris devant le peuple. Un jour ou l’autre, le président aura à choisir, comme François Hollande, entre manquer à tout ou partie de ses amis ou manquer à sa parole et aux Sénégalais qui lui ont fait confiance...

Il en est des amitiés  en politique comme il en est de la monnaie : la mauvaise chasse la bonne et le président Wade en a fait l’amère expérience. En douze ans de  pouvoir, il avait pratiquement perdu en route tous ceux qui, sans d’autres ambitions que celle de faire changer les choses (« Sopi ! »), avaient mené à ses côtés le combat contre le régime socialiste. Aux derniers jours de son mandat, il n’était plus entouré que de ceux qui, avant de se vautrer dans les délices de l’Alternance, s’étaient opposés à son arrivée au pouvoir, l’avaient traité de « Fantômas », d’aventurier, de démagogue sorti du néant, l’avaient défié et proposé qu’il soit soumis à une ordalie. L’état-major de sa campagne électorale du second tour était donc aux mains de néo-PDS ou d’alliés de circonstance et, symboliquement, deux hommes incarnent ce renversement de situation. Wade avait été le bienfaiteur d’Ousmane Ngom et l’obligé de Pape Diop. Il avait nourri le premier, l’avait choisi pour représenter son parti dans le premier gouvernement de coalition de Diouf, avant que son protégé ne l’abandonne pour le combat le plus décisif de sa carrière politique. Il avait, au contraire, bénéficié des largesses de Pape Diop au temps des vaches maigres du PDS et avait récompensé la fidélité et l’effacement, voire la quasi inexistence de celui-ci, en lui confiant successivement trois des plus hauts postes de l’Etat. Aujourd‘hui que la défaite est consommée, Wade stigmatise son plus vieux bailleur en s’appuyant sur le fils ingrat, il  doit compter sur son ancien protégé, devenu son avocat, pour combattre son ancien mécène, qui s’est mué en challenger ! Quelle dure leçon pour lui sur l’inconstance des amitiés dans le monde  politique et la tortuosité de ses hommes.

Pour accéder à la magistrature suprême, Macky Sall a bénéficié d’un soutien encore plus large que celui qui avait porté Wade, pour la première fois, à la présidence de la République. Les 12 candidats éliminés au 1e tour des élections de 2012 s’étaient tous, unanimement, portés sur son nom, sans conditions ni préalables, nous dit-on… Mais on remarquera tout de même qu’à une ou deux exceptions près, tous ont attendu qu’il leur rende visite avant de se prononcer. Certains avaient de bonnes raisons pour exiger ou suggérer quelque chose en retour, d’autres, dont les voix ne pouvaient avoir aucun effet sur les résultats, estimaient sans doute que le seul fait de figurer parmi les postulants à la présidence leur donnait le titre de faiseurs de roi. Ces alliés pour le combat final avaient eux-mêmes des alliés et, qu’il y ait eu promesse ou non, tous, titulaires de la coalition comme suppléants ou faire-valoir, nourrissaient l’espoir d’une récompense. Les  cris d’orfraie, les menaces et les vitupérations lancés par d’anciens alliés ou souteneurs démontrent à l’envie la pertinence de cette remarque de La Fontaine : « On ne peut pas contenter tout le monde et son père ! ».

Au total donc, le nouveau président est à la tête d’une impossible majorité dont le management  est une épreuve difficilement surmontable. Comment résister à la pression, aux prétentions d’alliés aussi envahissants, aussi accros des médias, que sont Jean Paul Diaz, Abdoulaye Wilane, Mahmoud Saleh ou Moustapha Clissé Lo ? Cette liste n’est pas exhaustive et il ne s’agit là que  d’un échantillon des têtes d’affiches du patchwork politique qui constitue l’assise de la majorité présidentielle. Encore heureux que Macky Sall ait entre temps perdu une autre amitié aussi encombrante, celle de l’inénarrable Me Elhadj Diouf ! Comment par ailleurs satisfaire des alliés de la 25e heure (ce qui est le cas des personnes citées ici, à une exception près) sans blesser ou susciter des frustrations chez les compagnons des mauvais jours, quand Macky Sall était défenestré du Parlement et qu’on ne donnait pas cher de sa peau ? Comment résister à l’assaut des « transhumants » professionnels qui vous promettent d’élargir encore votre base et surtout de trouver des soutiens de rechange dans le cas où vos anciens amis seraient tentés de vous lâcher ? Comment surtout être le « Président de tous les Sénégalais », comme  l’avait promis le Chef de l’Etat, et dans le même temps, privilégier les liens affectifs sur la compétence, comme l’exigent tous ceux qui, à tort ou à raison, croient avoir participé à sa victoire ? Ils sont nombreux à prétendre qu’ils ont fait le roi, presque tout seuls, et à minimiser à dessein le rôle et les mérites de celui qui, depuis son éviction du Parlement, s’est construit un dessein. Ils sont encore plus nombreux à prétendre que toute aide mérite salaire, et à parler de trahison dès qu’on leur refuse un honneur ou une promotion. Au Sénégal c’est deux fois qu’il faut payer les militants : avant la victoire, quand rien n’est acquis, et après la victoire quand leur mission est terminée !

Gouverner c’est choisir, y compris dans ses amitiés. Un président de la République est toujours l’émanation d’un mouvement, d’une famille politique, et il est sain pour la démocratie qu’il y ait en face de lui un autre mouvement critique, voire opposé, pour faire contrepoids. Les systèmes « unanimistes » instaurés par ATT et Ouattara ont montré leurs limites. Le premier avait voulu gouverner presque sans parti, se posant en ami de tous, et il s’en va en laissant le Mali plus divisé qu’il n’a jamais été. Le second avait convié autour de lui tous les héritiers du Houphouétisme, ou tous les ennemis de Gbagbo, ce qui est à peu près la même chose, mais son écrasante victoire aux législatives a rompu l’équilibre et aujourd’hui beaucoup parmi ses alliés se sentent floués.

Avoir le même ennemi ne suffit donc pas pour faire une union. Au moment où s’engage ce qu’on pourrait appeler le 3e tour de l’élection présidentielle, il est utile de rappeler que l’assiette, le mode de calcul de la solidité d’une majorité se mesurent, non au nombre des factions qui la composent mais à leur compatibilité, à leur cohérence, à leur engagement à privilégier l’essentiel, quelquefois aux dépens de leur propre intérêt. Au fond, le combat contre ses adversaires, ceux du PDS comme ceux de BGG, est pour Macky Sall un combat relativement facile parce qu’il est logique et naturel et parce que, même désunis, ils ne peuvent faire oublier leur boulet commun. Le vrai danger lui viendra de ses propres amis et le président Sall pourrait faire sien ce mot historique : « Mon Dieu, protégez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge ! ».

Le péril pourrait donc venir, d’abord, de la guerre  intestine qui se joue à l’intérieur de chacune des composantes de BBY et dont les manifestations les plus purulentes font les choux gras de la presse. Il y a, par exemple, la bouderie de la ci-devant porte-parole de l’AFP,  inscrite sur la liste d’une autre formation pour les législatives, ou les humeurs de certains cadres du PS, toutes consécutives aux choix opérés pour la constitution des listes électorales ou du gouvernement. Lorsqu’une partie d’un corps est attaquée, la gangrène se propage inexorablement et c’est tout le corps qui est affaibli. Les frustrés des partis alliés se retourneront en fin de compte contre le fédérateur, comme le fait déjà Me Elhadj Diouf qui s’est exfiltré de BSS pour devenir en quelques semaines l’un des principaux pourfendeurs de celui dont il exaltait la grandeur.

Plus dur, moins incertain, sera le péril qui viendra, tôt ou tard, de ceux qui se prétendent être les « amis » de Macky Sall, légitimistes qui revendiquent les premières places ou amis occasionnels qui, sans adhérer entièrement à son programme, souhaiteraient partager le pouvoir avec lui. Les plus dangereux, ce sont ces amis trop zélés, qui ne vous entourent pas mais vous encerclent, qui préfèrent souvent vivre à la périphérie des partis, sont toujours prompts à monter des loges, du genre  « Comité pour le soutien au Président Macky », voire « Sopp Mme Sall », et qui le pousseront à ignorer tous les signaux d’alerte. Les hommes de pouvoir finissent toujours par n’avoir plus autour d’eux que ceux qui sont les plus soumis à leur volonté et qui jamais ne les critiquent, plus vulgairement, ceux qui les brossent dans le sens du poil. Ce sont rarement les meilleurs !