Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

dimanche 17 juin 2018

Tirailleurs Sénégalais : « Morts PAR la France ! »


NB : Texte publié dans "Sud-Quotidien" du 14 juin 2018

Plus de soixante-dix ans après le massacre de Thiaroye, le temps est venu de ne parler des « Tirailleurs sénégalais » qu’avec gravité.
Avec colère aussi.
Au-delà du « dessert » qui leur aurait été servi, au-delà de la statue héritée de la colonisation, recyclée et rebaptisée « Dupont et Demba », au-delà des décorations tardives, distribuées alors que c’est le pain qui manque, des trémolos servis à toutes les occasions, au-delà de l’hommage rendu au sergent Malamine dont on ne cite jamais le patronyme, le seul débat qui vaille la peine aujourd’hui est de savoir pourquoi et comment des soldats africains qui avaient servi sous les couleurs de la France, bravé la mitraille allemande, subi de dures épreuves dans des camps de prisonniers, participé quelquefois à la Résistance contre l’occupation du seul pays qu’ils prenaient pour « patrie », pourquoi, à Thiaroye aux portes de Dakar, ces anciens combattants démobilisés ont été fusillés un matin de décembre, alors qu’ils s’apprêtaient à retrouver leurs familles après une longue séparation.
Combien étaient-ils réellement ? Quels étaient leurs noms et origines ?
Ou sont leurs tombes ? Dorment-ils dans des fosses communes dissimulées sous nos maisons ou sous des tas d’ordures ?
Qui étaient les responsables de leur massacre et quel sort leur a été réservé ?
Pourquoi nous cache-t-on la vérité et où sont les archives qui nous permettraient de reconstituer leur histoire ?
Rébellion ou crime de masse ?
La réponse à ces questions ne concerne pas les seuls Sénégalais. Contrairemennt à une idée reçue les « Tirailleurs Sénégalais » n’étaient pas tous des Sénégalais, ils étaient même souvent majoritairement originaires de régions qui ne sont pas comprises à l’intérieur des limites du Sénégal d’aujourd’hui, même si à l’issue de leur service militaire certains d’entre eux, qui n’étaient pas Sénégalais de naissance, ont pris racine chez nous, constituant quelquefois dans nos villes des quartiers dont les noms rappellent leur origine ethnique. Il n’en reste pas moins vrai que les bataillons auxquels ils appartenaient avaient l’apparence d’une force  armée « internationale », avec cette nuance que  leurs membres ne venaient pas de « nations » indépendantes, mais de plusieurs territoires réunis artificiellement dans des ensembles placés sous la même autorité fédérale.
Le débat qui est en cause ici dépasse donc nos frontières, il concerne un grand nombre de pays de la sous-région, c’est un sujet d’intérêt national pour plusieurs d’entre eux, et outre le Sénégal, pour le Burkina Faso et pour le Mali notamment. C’est d’ailleurs dans ce dernier pays et à l’initiative d’un Président de la République qui était aussi un historien, que les Tirailleurs ont reçu symboliquement l’hommage le plus significatif...
Le sort de ceux d’entre eux qui sont tombés à Thiaroye a passionné une historienne qui le porte en bandoulière depuis des années et qui, à notre grande honte, n’est pas africaine et n’enseigne pas dans nos universités. C’est peut-être mieux ainsi car il ne s’agit pas ici de combat patriotique, mais de vérité historique. C’est la difficile entreprise conduite par cette universitaire, les obstacles qu’elle a rencontrés pour soulever la chape de plomb qui recouvre la tragédie de Thiaroye que raconte une bande dessinée publiée sous le  titre éloquent de « Morts par la France ». Malgré la nature du support, un album rédigé sous la forme d’une fiction, et bien que  l’enquête ne soit pas encore achevée, cet ouvrage devrait suffire pour mobiliser l’opinion et les politiques africains et les pousser à exiger de l’ancienne puissance coloniale qu’elle mette à la disposition des chercheurs tous les éléments qui peuvent concourir à l’établissement de la vérité. On ne sait pas tout, mais la chercheuse, qui a dû faire face à une forte obstruction du ministère français des armées et des servies responsables de ses archives, a conclu que, contrairement à l’historiographie officielle, il y a bien eu à Thiaroye un massacre de masse prémédité et non une « mutinerie », qu’il n’y a pas eu 35 victimes mais probablement des centaines, que les sources d’informations ont été caviardées, que certaines ont disparu et que d’autres seraient gardées au secret. Ces révélations porteraient donc à croire que Thiaroye s’inscrit sur la longue liste des « bavures » coloniales que la France a toujours du mal à assumer.
Restituer la vérité !
En 2014, François Hollande, en visite à Thiaroye, avait fait un pas en enterrant la thèse de la mutinerie et en reconnaissant les droits des victimes. Mais son pays doit encore vaincre les réticences d’une opinion qui pense, à l’image de l’ancien président Nicolas Sarkozy, que « la repentance est une forme de haine de soi » et qui fustige ceux qui s’obstinent à « attiser la surenchère des mémoires » et à « chercher dans les replis de l’histoire (de France) une dette imaginaire ». La dette qui nous occupe ici est loin d’être imaginaire, elle existe même « physiquement » puisque les soldes de captivité et les primes de démobilisation des soldats tués sont restées dans le Trésor français. Par ailleurs, il s’agit  aussi d’une dette de sang et l’ancien président français est mal placé pour la contester parce que les Tirailleurs tiraient précisément contre des combattants venus, notamment, du pays de son père et que contrairement à nous, ses ancêtres n’avaient pas combattu pour la France à Fachoda, à Sébastopol, à Verdun ou dans la Somme.
Nous, citoyens et politiques, ne pouvons pas nous contenter de compter les points du combat d’une universitaire face aux mensonges d’État, ni laisser ce débat aux seuls historiens, car il s’agit de réparer des erreurs qui peuvent nuire à notre prise de conscience, il s’agit de notre droit de donner des noms à nos morts et de réclamer lumière et réparation au profit d’hommes qui n’ont plus que nous comme ressources. Si la restitution de notre patrimoine historique spolié par le colonisateur est une nécessité, celle de notre dignité et de la vérité, qui ont subi les mêmes violences, est une urgence. Cette restitution a le mérite d’être moins couteuse car elle est immatérielle, elle n’impose pas de vider des musées ou de déposséder des collectionneurs.