Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

samedi 5 février 2011

LEÇONS DE TUNISIE...

Même si les deux évènements n’ont, évidemment, ni la même portée ni la même signification, la chute du mur de Berlin et celle de Ben Ali ont au moins un point commun : les astrologues de la politique n’ont rien vu venir, peut-être parce que nous ne pouvons déduire du passé aucune prescience du futur. Nous avons donc assisté en direct à la chute imprévue et imprévisible d’un homme qui avait régné en maître absolu pendant 23 ans. D’autres «spécialistes» que l’on pourrait appeler les archéologues de la politique tirent déjà des leçons de cette extraordinaire péripétie, comme si les mêmes causes produisaient toujours les mêmes effets. Ce ne sont donc pas des leçons que je propose ici : je me contenterai de faire deux constats de très inégale valeur qui, de mon point de vue, n’ont pas eu le développement qu’ils méritent…

Le premier est celui-ci : les hommes de pouvoir doivent savoir qu’en politique, les peuples, dans toutes leurs composantes, sont versatiles et ne s’expriment vraiment que dans les crises. Ce constat est valable d’abord pour le marais des indifférents et les troupes des militants de base qui constituent le bétail électoral et l’objet des spéculations des politiciens en tous temps et en tous lieux. Il s’applique aussi aux militants éclairés, aux «cadres» des partis, aux cercles dits intellectuels, à toute l’armée des «porteurs de voix» et des hommes d’influence que constituent les chefs traditionnels, les religieux, les communicateurs, les représentants de l’Etat, serviteurs de tous les pouvoirs. La Tunisie vient de nous en fournir la preuve édifiante puisque les Tunisiens sont aujourd’hui aussi unanimes à vouer Ben Ali aux gémonies qu’ils l’étaient à l’acclamer il y a quelques semaines. Il avait été réélu à la tête de l’Etat avec près de 90% des voix, selon les chiffres officiels, et, selon les mêmes sources, neuf électeurs sur dix avaient participé au vote. Les bourgades par lesquelles est venue la «révolution de jasmin» n’étaient pas les moins zélées : à Kasserine et à Sidi Bouzid, les électeurs avaient fait mieux que la moyenne nationale, ils avaient été 90,46% et 91,22%, respectivement, à voter pour lui. Partout en Tunisie des cohortes de militants fêtaient sa victoire. Son parti trônait dans un siège somptueux, un immeuble de cinq étages, une ruche qui accueillait des milliers d’exécutants dévoués. Ses photos ornaient les façades des immeubles, des panneaux publicitaires, et pas un seul Tunisien n’avait pris le risque de les tagger ou de les recouvrir de graffitis insultants. Les médias locaux, tous les médias, vantaient ses mérites et la Radio-Télévision nationale préférait se faire appeler la Sept, en hommage à sa prise de pouvoir, le 7 novembre 1987. Il nommait les imams, lesquels relayaient son message du haut de leurs minbars. Les ministres, à commencer par le premier d’entre eux, aujourd’hui Premier Ministre de transition, les parlementaires, à commencer par le président de l’Assemblée devenu Président de la République par intérim, vantaient son esprit visionnaire, son humanisme, et exprimaient la nécessité de le garder à la tête du pays jusqu’à la fin de sa vie. La rue n’était pas en reste qui, «spontanément», défilait pour conspuer les rares «dévoyés» qui osaient contester son autorité. Profitant de cette unanimité affichée, l’Occident préférait ignorer les jérémiades d’une Radhia Nasraoui ou d’un Taoufik Ben Brick pour absoudre celui qui avait surtout le mérite de refuser droit de cité aux «islamistes». Ben Ali fait preuve « d’ouverture et de tolérance( !)» jure Sarkozy, la Tunisie donne toute satisfaction au FMI, assure Strauss-Kahn. Au plus fort de la crise, Michèle Alliot-Marie, proposait l’expertise et le «savoir-faire de la France» pour aider le président contesté à mâter la rue et à rétablir la sécurité ! Bref jusqu’à la veille du suicide de Mohamed Bouazizi, le «peuple» tunisien, celui qui s’exprime dans les médias et manifeste dans la rue, le seul que l’on voit et entend, de même que l’establishment local et tout le Gotha du monde développé, l’encensaient ! Il a suffi qu’un jeune homme désespéré s’immole par le feu, que des accros de Facebook expriment leur ras-le-bol pour que tout ce monde là, sans exception, ne lui trouve plus que des poux.

Abdou Diouf n’a pas été chassé par la rue. Il a été battu démocratiquement à l’issue d’une élection jugée transparente et a quitté le pouvoir porté par les félicitations de son adversaire. Malgré cette sortie honorable, il a suffi qu’il parte pour que son parti vole aux éclats. Les hommes politiques sont comme les agonisants : tant qu’ils gardent un peu de force, tout le monde est prêt à les accompagner, mais dès qu’ils tournent l’œil, il n’y a plus personne pour les suivre et chacun cherche plutôt à tirer parti de leur absence. En l’espace de quelques mois, tous les mouvements de soutien à Diouf, tous les «machin-pad» et autres «Abdo nu doy» ont tourné casaque, avec armes et bagages, pour rejoindre le PDS sans aucune contrepartie politique. Sans même exiger que Wade reste fidèle à ses premiers engagements, quand il affirmait qu’un gouvernement «ne peut pas, parce qu’il a l’appareil d’Etat, la police et la gendarmerie, écraser les citoyens derrière ses murs simplement parce qu’ils clament haut et fort leur volonté de liberté ».

Dix ans après l’Alternance, celui qui avait promis le Sopi ne compte plus pour gagner les élections que sur la force de persuasion et les troupes des anciens lieutenants de son prédécesseur. Ses jokers, ce sont ceux-là même qui s’esclaffaient de concert avec Diouf et Habib Thiam, lorsque ceux-ci égrenaient ses bravades et ses prétentions de ministre d’Etat sans portefeuille. A la table de son conseil des ministres siège donc Djibo Ka, autrefois pupille du parti socialiste dont il dit aujourd’hui pis que pendre, celui qui se vantait d’avoir en sa possession tous les écrits de Senghor et qui, selon un journaliste, ne pouvait pas faire trois phrases sans prononcer le nom de Abdou Diouf. Il y a aussi Mamadou Diop, qui fut l’intraitable porte parole du PS dans des élections contestées, et se contente aujourd’hui d’un strapontin sans budget ni avenir. La présence de Abdoulaye Mokhtar Diop est moins surprenante si, comme le raconte un de ses camarades de parti, sa préoccupation au départ de A. Diouf, c’était surtout de savoir ce qu’il était advenu du magot de la campagne électorale. Il dit, pour justifier son retournement, être entré dans le gouvernement de Wade parce qu’il aime son pays, mais oublie cette vérité : «Un bon patriote, c’est celui qui défend son pays toujours… et le gouvernement seulement quand il a raison» (M. Twain) et, il l’avait dit, c’est déraisonnable de briguer le pouvoir à 86 ans. Tout à côté de Wade, se tiennent d’autres vigiles qui naguère prônaient le mariage entre la politique et l’éthique, alors que jamais la corruption n’a autant régné dans notre pays, et militaient pour la séparation et le rééquilibrage des pouvoirs, alors que c’est l’hymne de Wade et le drapeau du PDS qui désormais accompagnent les cérémonies de la République.

Si demain Wade quittait le pouvoir, de gré ou de force…Peut-être ai-je commis une hérésie : Wade n’est-il pas éternellement jeune et donc immortel ? Osons quand même imaginer qu’un jour, il ne sera pas là, et de parier que, dès les premiers jours de son départ, son gouvernement de 45 ministres se désagrégerait, car aucune autre autorité ne pourrait maintenir ensemble tant d’egos opposés. Il est donc important qu’il parte honorablement car, s’il en était autrement, le Sénégal vivrait la même situation que la Tunisie d’aujourd’hui. On entendrait les mêmes désaveux, à commencer par ceux du Premier Ministre : « Je n’étais qu’un exécutant… j’avais peur, comme tout le monde » et suprême trahison : «vous savez il n’avait plus sa tête, il était si vieux !». C’était déjà ce qu’on avait dit à la mort de Houphouët-Boigny. Mais surtout les foules, convoyées aujourd’hui par les cars Ndiaga Ndiaye pour applaudir Wade sur le tarmac de l’aéroport L.S. Senghor ou au pied du Monument de la Renaissance, se porteraient spontanément et cette fois à leurs frais, places de l’Obélisque ou de l’Indépendance pour chanter la liberté retrouvée. Elles seront réconfortées par un message de Sarkozy : « Je n’avais pas eu une juste mesure de la désespérance du peuple sénégalais».

La deuxième observation que je voudrais faire est d’une autre nature et de portée moindre. Elle peut être formulée comme suit : les hommes passent, les livres restent. Sous Ben Ali, l’Etat avait le monopole de l’importation des livres et contrôlait la production locale, bien entendu il choisissait ses titres. Depuis quelques jours, on assiste en Tunisie à un curieux spectacle : les vitrines des librairies exposent des ouvrages que le régime avait interdits et les lecteurs viennent en pèlerinage pour se faire photographier devant elles, comme il y a vingt ans les peuples libérés se faisaient photographier devant le mur (démoli) de Berlin. La censure n’avait pas empêché l’entrée sous le manteau des livres interdits qui étaient connus et lus et ces amoureux de la lecture ne viennent donc pas pour les acheter, mais pour le symbole que représente une vitrine de librairie rendue à sa vraie vocation. Cette liberté est aujourd’hui refusée, au Sénégal, à une vingtaine d’ouvrages qui n’ont que le tort d’exprimer des points de vue critiques vis-à-vis de Wade ou de l’Alternance. Ils sont confisqués par les services de la douane et finissent leurs vies dans les tiroirs des agents des renseignements généraux qui ont au moins l’occasion de se cultiver. Tout comme dans la Tunisie de Ben Ali, ils circulent pourtant par des réseaux souterrains et informels et parmi leurs lecteurs cachés figurent des proches de Wade. Quand ceux-ci font face à la presse, ils font semblant d’en ignorer le contenu ou usent de l’insulte à l’endroit de leurs auteurs (comme l’a fait Abdoulaye Baldé pour le livre de Abdoul L. Coulibaly), mais en aparté, ils expriment leur perplexité et quelquefois leur critique. Quand on prend l’habitude d’avaler des couleuvres, un jour vient où on avale un boa sans s’en rendre compte.

Les livres ne meurent pas. Dans son livre, «Fahrenheit 451», Ray Bradbury raconte le cheminement d’un homme chargé de brûler tous les livres sous un régime qui considère la lecture comme un fléau, et qui devant l’absurdité du geste se met à apprendre par cœur les ouvrages qu’il devait livrer aux flammes. Joseph McCarthy est mort et oublié, et les pièces de Berthold Brecht et d’Arthur Miller qu’il avait prohibées sont lues et jouées partout dans le monde. Un jour, tous les livres interdits sous l’Alternance, même s’ils ne prétendent pas avoir la facture des ouvrages précités, seront dans la vitrine des librairies et les Sénégalais pourront juger de leur pertinence. Si Wade ne l’autorise pas aujourd’hui, cela se fera plus tard contre sa volonté : parce qu’il ne sera pas là, ou, pire encore, parce qu’il ne sera plus rien.

ET SI LA COTE D'IVOIRE CHANGEAIT DE NOM ?

En 1984, après avoir installé sa «révolution populaire et démocratique», Thomas Sankara décidait de changer le nom de son pays. La république de Haute Volta prenait le nom, énigmatique à l’époque, de Burkina Faso… Sankara est mort, son héritage a été bafoué, la « révolution » est oubliée, mais le nom de Burkina Faso a survécu, et avec lui le mythe du «pays des hommes intègres» pensé et voulu par son créateur. En l’espace d’un quart de siècle, l’ancienne réserve de main d’œuvre agricole de l’époque coloniale, désarticulée à plusieurs reprises pour servir les intérêts des planteurs de café et de cacao de Côte d’Ivoire ou de ceux des riziculteurs de l’Office du Niger, a laissé la place à une nation fière, réputée attachante par son authenticité, sa simplicité et son sérieux. L’ancienne Haute Volta était à l’écart des grandes routes, perdue entre le Sahel et la forêt. Le nouveau Burkina, dont le chef n’est pourtant pas un parangon de démocratie, attire touristes et humanitaires, il est devenu le centre névralgique du cinéma et de l’artisanat africains et surtout, la réputation de ses citoyens lui vaut une côte que lui envient ses voisins mieux dotés par la nature. Il a su faire du marketing à partir de son nom et les spots publicitaires clament sur tous les écrans de télévision : « Etre burkinabé c’est être intègre ! ». Par les temps qui courent, c’est une précieuse et attrayante qualité.

Certes, comme le dit vulgairement un proverbe pulaar, danser comme un derviche tourneur ne vous guérit pas d’une boursite, et la seule magie du nom n’a pas suffi pour opérer ce lifting idéologique et sentimental, mais elle a incontestablement aidé à provoquer un déclic, à susciter une nouvelle prise de conscience. Elle a aussi permis de réconcilier la population avec son idéal politique, car si « Voltaïque » était fondé sur le nom, mystérieux, d’une rivière dont le cours principal se déroule au Ghana voisin, « Burkina Faso » a été construit sur la conjugaison des composantes linguistiques du pays. Senghor, qui avait des prétentions ethno-linguistes, n’a pas compris que le choix de « burkinabé » au lieu de « burkinien » pour désigner les citoyens de ce pays ne relevait pas de la seule grammaire, mais d’un choix politique.

C’est ce lifting que devrait, peut-être, s’imposer la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui. Il sera certainement plus douloureux, car non seulement on en est plus déjà au temps où un homme, fût-il un visionnaire, peut seul imposer un choix de cette nature, mais surtout parce que ce pays traîne un mal sournois qui le ronge depuis des années. Cette plaie béante s’appelle « ivoirité » et elle est d’autant plus pernicieuse que ceux qui la cultivent ou la laissent prospérer prétendent qu’elle n’existe pas, alors même qu’elle a tué des hommes et des femmes et conduit d’autres à l’exil. Certes, me dira-t-on, dans la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui, l’urgence est ailleurs que dans une querelle de terminologie. Mais la Tunisie vient encore de nous administrer la preuve qu’il est plus facile de se débarrasser d’un dictateur ou d’un imposteur que de changer l’esprit d’un peuple. Ben Ali était venu au pouvoir par un coup d’état médical et un coup d’état par le net a suffi pour l’emporter. Plus difficile sera pour les Tunisiens de retenir la leçon et de ne plus jamais laisser prospérer un régime qui tenterait encore de leur faire croire que le progrès économique exige nécessairement le bâillonnement des libertés. Changer de nom ne résoudra pas tous les problèmes que connaît la Côte d’Ivoire, loin de là, mais cela pourrait, dès le rétablissement de la légalité du pouvoir, inaugurer une refondation bénéfique et salutaire. De toutes façons quelle autre preuve concrète, bon marché mais spectaculaire pourraient donner les Ivoiriens pour signifier au monde qu’ils tournent bien une page de leur histoire ?

Ce changement de nom peut d’abord se justifier par des raisons objectives et historiques. Au fil des ans, l’appellation « Côte d’Ivoire » paraît en effet de plus en plus anachronique. Elle est l’héritage d’une époque où les territoires étaient désignés, non en référence à leur histoire, mais en fonction des produits et des richesses qu’ils pouvaient offrir aux marchés coloniaux et aux monopoles européens. Ces dénominations étaient souvent schématiques et quelquefois arbitraires. Il y eu ainsi, entre autres, une « Côte des Esclaves » et une « Côte des Epices » qui, heureusement, ne donnèrent pas naissance à des États, une « Côte de l’Or » et une « Côte (française) des Somalis » qui sont devenues les républiques du Ghana et de Djibouti. Le gouvernement ivoirien lui-même marque son embarras face à la survie d’une appellation devenue désuète, en interdisant la traduction du nom de son pays dans les instances internationales, à l’ONU notamment où « Ivory Coast » est formellement prohibé.

Mais l’appellation Côte d’Ivoire n’a pas seulement vieilli, elle est en fait tout simplement impropre pour désigner la patrie de Drogba et de Tiken Jah Facoly. D’abord parce que l’ivoire n’est plus (l’a-t-il jamais été ?) la principale richesse ou le produit phare du pays. Si aujourd’hui il fallait désigner celui-ci par ce qui fait vraiment sa fortune, il faudrait l’appeler la « Côte du Cacao et du Café » et ses habitants des « Cacaocafétiers ». Le terme même de « côte » ne s’impose pas pour désigner ce quadrilatère massif, aussi long que large, qui, de Tabou aux bords de l’Atlantique, à Tingréla,aux confins du Mali, s’enfonce sur 700 km à l’intérieur du continent et touche aux savanes sahéliennes. La Côte d’Ivoire, ce n’est ni le Chili, étroite lamelle de terre, ni le Japon insulaire, c’est un pays essentiellement continental, aux côtes souvent d’accès difficile, ce ne sont pas ses plages, mais ses forêts et ses plantations qui ont fait sa richesse, et c’était par nécessité financière, pour aller au plus rentable, que le colonisateur avait fait la part belle à la façade aux dépens de l’hinterland. Par une étrange sublimation ce choix a créé un état d’esprit, et c’est probablement parce que leur pays s’appelle « Côte » que certains Ivoiriens des lagunes se croient plus authentiques que ceux de la savane, qu’il est plus facile de passer pour un Ivoirien lorsqu’on s’appelle Kouamé ou Kouadio que lorsqu’on a pour patronyme Koné ou Ouattara.

C’est pour cette raison que l’argument le plus décisif pour une « refondation » de la Côte d’Ivoire est aussi le plus neuf. Il repose en effet sur les vicissitudes que connaît depuis peu le terme « ivoire », plus précisément un de ses dérivés, « l’ivoirité », néologisme déjà souillé de connotations haineuses. Ce n’est qu’un mot, mais nous autres africains qui avons le culte de la parole, savons, comme nous le rappelait Paul Valéry, « ce que l’usage politique peut faire des mots…dans la comédie tragique des luttes de partis ». Lorsqu’ils sont « prostitués aux entreprises de factions, vociférés sur la voie publique, ignoblement hurlés par des crieurs (…), ils ne sont plus que des armes déplorables, des mots de passe et de ralliement, les instruments d’une guerre civile… ». Depuis un mois ces armes là ont fait plus de deux cents victimes à Abobo, Anyama et ailleurs.

L’ivoirité est un exemple édifiant du retournement tragique d’un slogan échafaudé par un quarteron d’hommes politiques plus soucieux de leurs carrières que des intérêts de la nation. Ebauché, peut-être inconsciemment, par Ouattara, mis en musique, sans discernement, par Bédié, exécuté dans la discorde et le tumulte par Guei, restauré et érigé en hymne par Gbagbo, elle n’a plus la fermeté ni la pureté éburnéennes qu’évoque son nom. D’une certaine manière, changer de nom, ce serait aussi pour la Côte d’Ivoire un moyen de tourner la page du trio flamboyant Bédié-Ouattara-Gbagbo qui depuis dix ans impose aux Ivoiriens l’obligation de choisir leur camp. Ce qui n’était au départ que le signe d’un déficit de générosité ou d’une inquiétude conjoncturelle est devenu un désordre incontrôlable. Aujourd’hui, les croisés de l’ivoirité portent le nom outrancier de « Jeunes Patriotes ». Ils ignorent qu’il y a un demi siècle, il n’existait pas de « nationalité » ou de passeport ivoiriens, qu’il y a un peu plus d’un siècle, à l’époque du fondateur de la « colonie » de Côte d’Ivoire , Binger, la population d’Abidjean (sic) et celle d’Adjamé (aujourd’hui quartier populaire de la métropole économique) appartenaient à deux « nations » différentes, qui s’exprimaient dans des langues sensiblement différentes, et qu’il y avait déjà des communautés dioulas à Grand Bassam. Ils sont loin de se douter que nos jeunes nations, aux frontières et aux rites imposés par le colonisateur, sont comme enfermées dans une boite de Pandore : ouvrez-la et tout s’envole, jusqu’à l’espérance d’une paix des cœurs sans laquelle tout développement resterait illusoire. Ils campent sur les écrans de télévision et revendiquent le droit d’être xénophobes. Au fil des ans, l’ennemi pour eux n’est plus seulement le dioula, ou le Burkinabé, il est l’Autre, tous les autres, et bien sûr le plus évidemment autre : le Blanc. Comme si le Libéria et ses chefs de guerre étaient aux antipodes, comme si la leçon du Rwanda n’avait servi à rien, la télévision prend le ton et les accents d’une « radio des mille lagunes », au point que pour la première fois, les Nations Unies avaient jugé nécessaire de sommer un gouvernement de « mettre un terme à toutes les émissions de radio et de télévision incitant à la haine, à l’intolérance et à la violence » (résolution 1572).

Comment donc maintenir cette arme de désintégration sans faire ressurgir les vieux démons toutes les fois qu’un habitant de ce pays décline sa nationalité ? Depuis cinquante ans, une douzaine de pays africains ont troqué le nom que leur avait légué la puissance coloniale au profit d’appellations de leur propre crû. Certains ont trouvé leur inspiration dans l’histoire précoloniale (Mali, Ghana, Zimbabwé, Bénin), car contrairement aux Européens qui refusent à une des anciennes républiques fédérées de l’ex-Yougoslavie le droit de s’appeler Macédoine, les Africains eux ne s’approprient pas de droits d’auteur sur l’Histoire. D’autres pays africains ont puisé leur nouveau nom dans la géographie (Zambie, Namibie…), dans leur spécificité culturelle ou ethnique (Lesotho, Botswana), ou, comme nous l’avons vu pour le Burkina, fait appel à leur imagination et à leur esprit créatif. N’est-il pas temps pour les Ivoiriens, riches d’une longue histoire, de leurs soixante ethnies, de leur impressionnant potentiel humain et économique, « d’y voir clair », enfin, de choisir pour leur pays un nom qu’il ne devra qu’à eux ?