Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

vendredi 24 octobre 2008

OBAMANIA ET LE SYNDROME DE PETER DES NOIRS DE FRANCE

80% des Français voteraient Obama ...s'ils avaient accès aux élections présidentielles américaines. Quatre Français sur cinq souhaiteraient donc qu'en 2009, les rênes de la première puissance mondiale soient entre les mains d'un Américain « issu de l'immigration », puisque Barack Obama est de père Kenyan et que sa grand-mère n'a pratiquement jamais quitté son plateau d'Afrique orientale.

Belle ouverture d'esprit ? Étrange mansuétude en vérité, car combien de Français seraient prêts à accepter aujourd'hui qu'un de leurs concitoyens « produit de l'immigration » soit porté à la tête de la République Française? Le fils (ou la fille) d'un Rwandais (le Kenya n'étant pas une colonie américaine non plus) ou d'un Harki Algérien à l'Élysée ? Conjecture chimérique, pure fiction ! Un Français d'origine antillaise ou réunionnaise, donc un Français « authentique », citoyen français avant les habitants de Nice ou de la Savoie, à la tête de a République égalitaire et démocratique ? C'est tout aussi improbable.

Barack Obama le chouchou (le joujou ?) des Français était pourtant un parfait inconnu il y a seulement deux ou trois ans. Il a conquis l'opinion d'une majorité d'Américains sans même avoir réussi une prouesse quelconque, sans avoir eu besoin de briller dans un domaine particulier, le sport, les arts ou la science. Ses seules armes étaient son éloquence et sa force de persuasion. Il n'avait exercé aucune haute responsabilité politique et son principal adversaire a même construit tout son argumentaire sur ce manque d'expérience.

On peut dire qu'il est parti de rien.

Il y a en France des Français « noirs » déjà connus de la majorité de leurs concitoyens, qui ont par exemple porté haut la flamme française. Mais, malgré cette célébrité déjà acquise, un Stéphane Diagana, un Lillian Thuram, un Yannick Noah, ont-ils une chance d'emporter l'adhésion de la majorité des Français s'ils s'engageaient dans une compétition électorale nationale, quelle que soit par ailleurs la pertinence de leur programme électoral ? On me dira que le mode de désignation d'un candidat aux élections présidentielles n'est pas le même aux États-Unis qu'en France, mais il n'y a pas que cela.

Yannick Noah, la personnalité préférée des Français, conserverait-il ce privilège s'il lui prenait le goût de tenter l'aventure, de quitter son domaine de compétence (le sport, la musique) et de s'immiscer dans l'action politique, s'il sollicitait le droit de régenter la vie des Français ?

La réalité c'est que les Français sont prêts a élire Obama président ...mais des États-Unis. S'ils sont nombreux à saluer l'extraordinaire évènement, le tournant décisif que constitue déjà la nomination d'Obama au poste de candidat du parti démocrate, ils ne sont pas, pour leur part, prêts à porter à la tête de la France un homme noir, né d'un père africain et musulman de surcroît, avec un nom barbare qui sonne mal avec les racines chrétiennes que beaucoup, à commencer par le président Sarkozy, voudraient régénérer.

Pourtant les États-Unis viennent de si loin.

Rappelez-vous ! Il y a à peine cinquante ans, on s'y entretuait pour imposer l'égalité entre Blancs et Noirs. Dans certains de ses Etats, les Noirs n'avaient pas le droit d'occuper une place assise dans le bus, ni de fréquenter une université blanche. James Meredith était escorté par la police pour aller suivre ses cours dans l'université de son choix. Rosa Parks avait risqué d'être lynchée pour avoir refusé de céder sa place à un blanc et failli conduire à la ruine les transports publics de sa ville. L'actrice Joan Fontaine avait choqué les bien-pensants pour avoir tenu la main de Harry Belafonte dans un film dont l'action se déroulait aux Antilles. Il y a quarante ans, on assassinait un homme qui avait la prétention de vouloir lever ces interdits et de détruire ces barrières. Pour les Américains de cette époque, la France c'était au contraire le pays du respect de l'égalité et de la liberté. Richard Wright et Sydney Bechet y trouvaient refuge. Sartre et Picasso y encensaient la Négritude. L. Senghor et F. Houphouët-Boigny étaient députés au Palais Bourbon.

En un demi siècle la situation a changé fondamentalement. C'est aux États-Unis que l'égalité des chances entre Blancs et Noirs, indigènes et produits de l'immigration, est la plus forte, au moins au plan de l'expression politique. Des lois nouvelles y ont été votées et là-bas, les lois s'imposent à tous, tout naturellement. La force des Américains, c'est qu'ils prennent compte des réalités et qu'ils font avec. Les lois sont donc acceptées et appliquées parce qu'elles sont l'émanation de la volonté populaire. La force des Américains, c'est aussi qu'ils sont toujours à la conquête de nouvelles frontières, de nouvelles libertés, de nouveaux droits. Les Américains qui votent Obama, expriment par la même occasion leur volonté d'imposer de nouvelles concessions, des sacrifices nouveaux, une plus grande humanité et moins d'arrogance...

Le « miracle Obama » n'est pas né en un jour. Son ascension au poste de candidat aux élections présidentielles, il y a trois ans, n'était pas le premier signe du changement, c'était l'aboutissement d'un long processus voulu par la population et imposé aux plus récalcitrants. Douze ans après les lois raciales, il y avait déjà dans le proche entourage du président des États-Unis, un « Africain-Américain », un Noir brillant, influent, Andrew Young qui occupa les postes très exposés d'ambassadeur des États-Unis à l'ONU, puis de conseiller auprès du président Carter. L'ascension d'un Noir à ce poste de responsabilité s'était faite si facilement qu'elle semblait s'imposer d'elle-même. Moins d'un quart de siècle plus tard, le pays connaît une étape décisive avec l'arrivée d'un Américain noir « issu de l'immigration » au poste prestigieux de Secrétaire d'État, le troisième dans la hiérarchie de l'exécutif Américain. Non seulement cela n'a choqué personne, mais on peut dire que depuis huit ans, ce poste est devenu une chasse gardée des Noirs Américains, le Général Powell ayant en effet cédé sa place à Condoleeza Rice qui a la double originalité d'être femme et noire. Rama Yade, Christiane Taubira, Premiers Ministres de la République Française ? On en rêve !

Car en matière de promotion de son élite d'origine africaine, la France a fait plutôt un pas en arrière. Le pays qui s'enorgueillissait d'être « la patrie des droits de l'Homme » et qui en 1789 avait proclamé l'égalité de tous les hommes, quelles que soient leur race et leur religion, n'offre plus qu'un sombre escalier à ses citoyens d'origine africaine qui veulent accéder aux plus hauts postes de l'État.

En 1931 il avait porté Blaise Diagne, député du Sénégal, né à Gorée, au rang de Sous-Secrétaire d'État aux colonies. C'était le premier noir à occuper un poste dans un gouvernement en France. En 1945, il avait accordé la pleine citoyenneté aux habitants de ses colonies d'Afrique et par la même occasion le droit d'envoyer des représentants au parlement français. Dix ans plus tard, l'un de ces représentants, le sénégalais L.S. Senghor est nommé Secrétaire d'État à la présidence du Conseil dans le gouvernement Edgar Faure.

Apres l'arrivée de De Gaulle au pouvoir et l'amorce d'une sorte de confédération franco-africaine,les Africains feront une entrée en force dans le gouvernement français : trois d'entre eux (L. Senghor, F. Houphouët-Boigny, Ph. Tsiranana) siègent dans le gouvernement Michel Debré en 1959. Certes, ils n'occupaient que des postes de ministres-conseillers sans véritable attribution, certes ce n'était que des strapontins, de la simple figuration, mais c'était tout de même une révolution de voir siéger dans un gouvernement français des hommes qui n'étaient que des « sujets » quinze ans auparavant.

En tout cas, ce ne furent que de brèves apparitions
[1] et la France s'est à nouveau recroquevillée dans son hexagone. Les Noirs d'Afrique qui avaient opté pour la nationalité française, et surtout les Noirs d'origine antillaise, sont depuis cinquante ans exclus de la table du conseil des ministres de la France. A quelques exceptions prés, qui sont aussi rares que significatives.

C'est seulement après un quart de siècle d'existence que la Ve République se résolut a faire siéger un Antillais dans son conseil des ministres. Roger Bambuck, qui ouvrit le bal, n'était que Secrétaire d'État (encore!) à la Jeunesse et aux Sports (évidemment) auprès du (déjà) très envahissant Lionel Jospin, dans le gouvernement Rocard. Sa célébrité avait précédé sa nomination et c'est principalement à la gloire acquise dans le sport qu'il doit celle-ci. Il ne sera qu'un fictif porte-drapeau.

C'est à près de soixante ans que Lucette Michaud-Chevry fit, elle, son entrée dans le gouvernement Chirac en 1986. Elle n'était évidemment que Secrétaire d'État, à la tête d'un département qui n'était pas une priorité pour les Français : la Francophonie. On était alors en pleine expérimentation de cette incongruité de la Ve République qui portera le nom de cohabitation. Mme Michaud-Chevry n'allait de toute évidence pas faire une carrière ministérielle, elle était classée « amie » de Chirac et ce dernier faisait d'une pierre deux coups : faire un pied de nez aux socialistes en leur prouvant qu'ils n'avaient pas le monopole des Antillais, et d'autre part caser une militante pleine d'entregent.

Quand à Koffi Yamgnane, le président Mitterrand ignorait tout de lui lorsqu'il l'a fait nommer Secrétaire d'État (encore !) sur proposition d'un de ses proches. Jusqu'à son sexe ! Mitterand pensait en effet que c'était une « beurette » qui allait apporter quelque couleur à son gouvernement et combler d'aise les amis de Danielle Mitterrand. Il était loin de savoir que c'était un homme et qu'il était du plus beau noir puisqu'il était né au Togo et avait la double nationalité française et togolaise. C'était en tout cas le premier français d'origine africaine à entrer dans un gouvernement en France avec des attributions spécifiées. On était en 1991.

Ministre à part entière c'est donc trop d'honneur pour les Français noirs, qu'ils soient d'origine africaine ou antillaise. La situation est à peine meilleure pour les français d'origine maghrébine. Rachida Dati est en effet la première personnalité d'origine arabe à occuper un poste de ministre en France et elle fait tout pour paraître non représentative de sa famille d'origine, épousant même des attitudes et des comportements susceptibles de heurter celle-ci. Nicolas Sarkozy a, comme elle, un père né à l'étranger mais lui n'est pas « issu de l'immigration ». Il peut exalter ses ascendants grecs ou juifs, Rachida Dati est obligée, elle, de faire croire qu'elle est une française comme les autres.

Les Français d'origine africaine ou antillaise, sont, quant à eux, en attente d'un poste ministériel digne de ce nom. Le palier supérieur reste pour eux celui de secrétaire d'État, comme s'il était le point culminant de leur niveau de compétence, celui ou ils sont atteints par le syndrome de Peter. Mais il n’y a pas que la porte des ministères qui leur soit fermée. On ne les trouve guère non plus dans les hautes sphères de l'armée, de la diplomatie, de l'administration territoriale ou de la justice. Combien sont ils de généraux, d'ambassadeurs de France issus de la communauté noire ? Pourquoi aucun Français noir n'a encore siégé au sein du Conseil Constitutionnel ou du Conseil d'État ? Depuis quarante ans, quatre ou cinq Africains-Américains ont représenté les États-Unis d'Amérique au Sénégal, mais aucun Français noir n'a encore occupé le poste d'ambassadeur de France à Dakar ! La nomination il y a quelques années d'un préfet « issu de l'immigration » (nord-africaine) dans une lointaine province a soulevé tant de bruit que la vie du titulaire du poste en a été considérablement perturbée...

Mais il y a plus grave que la rareté des promotions, c'est le fait qu'aucun membre de la communauté noire ou maghrébine, qui représente prés de 10% de la population française, ne soit jugée digne de représenter les français métropolitains au sein de l'Assemblée Nationale. Ils sont bien quelquefois sur les listes électorales, mais toujours à des places où ils n'ont aucune chance d'être élus. Dans le Parlement élu en 2005, les seuls députés qui déparent la belle harmonie blanche et chrétienne sont des élus d'Outre Mer. Ne dites surtout pas que cet ostracisme est propre à l'Europe. Des hommes, des femmes d'origine indienne, pakistanaise ou antillaise sont élus en Grande Bretagne qui compte même des Lords appartenant à ces communautés. L'Italie, certains pays du nord de l'Europe, qui n'ont pas de tradition coloniale, ont des députés d'origine africaine. Rotterdam, deuxième ville des Pays-Bas, vient d'élire un maire d'origine marocaine, donc issu de l'immigration.

Mais, me direz-vous, il y a bien le cas de Christiane Taubira, candidate aux élections de 2002, six ans avant Obama ! Eh bien parlons-en justement !

La députée de la Guyane avait dû faire preuve d'une belle obstination pour imposer sa candidature, quelquefois contre l'avis de sa propre famille politique. D'une certaine manière, cette candidature arrangeait plutôt ses adversaires, car elle avait le mérite de saucissonner davantage la gauche et de donner à croire, sans grand risque, que la France était une nation tolérante qui ne fait pas la différence entre ses enfants. Le mot d'ordre de la droite c'était en somme « laissez-la concourir, mais gardez-vous de lui donner votre voix ! ». Christiane Taubira n'a pas été ridicule, puisqu'elle a rassemblé autour d'elle près de 2,3% de l'électorat. Mais si l'on y regarde de prés, on voit bien la différence entre d'une part la France métropolitaine où, malgré les voix de la minorité noire, elle n'a séduit que 2% de l'électorat, et d'autre part l'Outre Mer où 13% des électeurs on voté pour elle. Christiane Taubira est belle, intelligente, progressiste, mais les Français lui préfèrent, de loin, Jean Marie Le Pen. Le vote en France reste sinon communautaire, du moins régionaliste et s'il en était ainsi aux États-Unis, jamais Obama ne remporterait des primaires en Nouvelle Angleterre. Avant, peut-être, de gagner les élections présidentielles.


[1] Encore que, curieusement, L. Senghor conservera son titre jusqu'en 1961 alors qu'il était président de la République du Sénégal depuis prés de deux ans. C'est à cette date seulement que sera publié le texte mettant fin à ses fonctions de ministre conseiller. Il en est de même pour ses autres collègues africains.

lundi 29 septembre 2008

CRONOS-WADE

Un observateur avisé de la scène politique sénégalaise avait comparé Abdoulaye Wade à Cronos. Dans la mythologie gréco-latine, Cronos, maître du temps, avait la réputation d’être un dieu dont la vie était marquée par la violence des premiers âges. Vivant au temps de l’Âge d’or (la GOANA ?), il avait pour principale hantise la crainte un jour d’être dépouillé du pouvoir par ses propres enfants. Ainsi les dévorait-il, l’un après l’autre, sans leur laisser le temps de grandir, de s’épanouir et de s’émanciper.
Mais on l’oublie trop souvent, l’histoire de Cronos ne s’arrête pas à ces forfaits.
Le Dieu du temps n’a pas en effet dévoré tous ses enfants. L’un d’entre eux a, grâce à la complicité de ses proches, échappé au piège et a survécu. Animé par le désir de vengeance, il a fini par chasser son père du pouvoir. Mieux, il l’obligea à régurgiter les cinq enfants qu’il avait dévorés.
Ce fils, Zeus, était en effet le sixième enfant de Cronos…
Comme Cronos, Abdoulaye Wade a aussi « dévoré » cinq de ses fils spirituels, qui l’avaient servi avec dévouement et dont il s’était défait dès lors qu’ils devenaient menaçants pour sa gloire. Ce sont dans l’ordre Fara Ndiaye, Serigne Diop, Jean Paul Dias, Ousmane Ngom et Idrissa Seck.
Macky Sall est donc le sixième fils et Wade se prépare à le livrer aux bourreaux, dont certains ont aiguisé leurs couteaux depuis bien longtemps. Sera-t-il une victime consentante ou prendra-t-il les armes comme le fit Zeus pour balayer l’ordre ancien et venger ses frères ?
Le temps des règlements de compte a sonné.

lundi 14 juillet 2008

ABDOULAYE WADE : 8 ANS D'EXERCICE DU POUVOIR, DEUX ANNEES PASSEES A VOYAGER A L'ETRANGER

Le gaspillage est, peut-être, pire que la corruption, en ce sens qu’il est totalement improductif et, un jour, trop tard sans doute, les Sénégalais réaliseront que le règne de Wade aura été surtout celui de la dilapidation, de « l’emploi abusif et désordonné » des ressources de l’Etat. Libéralités excessives et ciblées, « enveloppes » (néologisme entré dans le vocabulaire sénégalais sous Wade), « paass » et « suuker » distribués à profusion, train de vie dispendieux, pléthore de services et de conseillers etc. La pratique quotidienne du gaspillage est devenue la marque de fabrique du Wadisme et explique d’étranges retournements et des silences incompréhensibles…
Mais il y a aussi les voyages du président hors du territoire national, ces expéditions impériales itinérantes à la Kankan Moussa dans lesquelles Wade entraîne, à intervalles réguliers, une cohorte de flatteurs et de groupies, des politiciens dévoués et des journalistes embedded, des marabouts très attachés aux plaisirs de ce monde, des griots de naissance ou de vocation, des conseillers en tous genres et bien d’autres encore… Cet aréopage hétéroclite remplit les jumbo-jets loués à prix d’or et les palaces somptueux et brûle dans les magasins de luxe et les boutiques sous douane les per diem généreusement distribués par Buur Saalum. La dernière illustration de ces excès est ce caravansérail installé dans la résidence de l’ambassadeur du Sénégal à Paris, à l’occasion de la promotion du dernier livre commis par le président de la république et consacré à sa seule gloire.
En huit ans d’exercice – souvent solitaire – du pouvoir, Wade a passé plus de … deux ans à voyager. Cela parait effrayant, mais c’est ainsi : depuis 2000, le Président de la république a passé, en moyenne, plus du quart de son temps a se déplacer hors du Sénégal, loin de son palais, loin surtout des préoccupations des Sénégalais qui l’avaient élu. C’est à ce rythme qu’il s’est soumis, malgré le poids des ans, et sans tenir compte des déboires de l’économie nationale. C’est à cette contrainte qu’il a soumis le budget de l’Etat, car ces pérégrinations sont coûteuses, ruineuses même quelquefois, généralement représentatives ou protocolaires, voire de prestige, donc sans grand intérêt économique ou diplomatique.
C’est ainsi que, pour l’année écoulée, 2007, le président Wade a passé prés de 90 jours à voyager, effectuant 20 déplacements dans 25 pays, sur 4 continents. Ses destinations, pour ne pas dire ses cibles, ont été la France, ce qui n’est pas très original (5 visites), la Suisse, ce qui est assez imprévu, car ce pays n’est pas à proprement parler un champion de l’aide au développement, et, enfin, bien sûr, l’Arabie Saoudite, car que serait le Wadisme sans les Arabes ?
Cette boulimie du voyage n’est pas nouvelle, elle date des premiers jours de l’ère Wade et s’est maintenue au fil des ans. En 2004, par exemple, le Président de la république avait effectué 30 voyages à l’étranger et passé 122 jours hors du Sénégal, ce qui est, peut-être, son record, et le record mondial pour un chef d’Etat actif. En 2005 il avait maintenu sa performance, visité 16 pays du monde, séjourné 12 fois en France compte non tenu des inévitables escales techniques à Paris... Comme on peut le constater, ce n’est pas la préparation du sommet de l’OCI qui justifie les déplacements de 2007 : voyager, pour Wade, fait partie de l’exercice du pouvoir. D’ailleurs, pour bien montrer qu’il n’est pas prêt à rester confiné dans son pays, Wade, après avoir fait le tour du monde, a effectué, au cours du premier trimestre 2008, des déplacements dans 11 pays et passé 27 jours hors du Sénégal, soit un mois sur trois, retrouvant ainsi son record de 2004…
Au total donc, en huit ans, Wade a séjourné dans près de 60 capitales du monde, et dans plus de la moitié des pays africains. Ces visites n’ont été que très rarement des visites officielles ou d’Etat. Le président se déplace plus souvent pour assister à des cérémonies protocolaires, pour prendre part à des rencontres internationales dont l’intérêt n’est pas toujours évident, quelquefois pour des missions dont les buts restent inavoués, généralement auprès de souverains connus pour leur générosité. Mais la principale motivation de ces voyages, c’est d’abord le culte de la gloire ou la recherche d’une aura internationale. Il y a, enfin, les déplacements que l’on pourrait considérer comme d’ordre privé, tels les « Umra », et qui se transforment en pèlerinages collectifs, fastueux et médiatisés, ce qui est a l’opposé de l’esprit même de l’Islam. Malheureusement pour nous, les tournées présidentielles les plus superfétatoires sont aussi les plus coûteuses, les plus dommageables au budget de l’Etat. Pour recevoir l’hommage d’institutions souvent inconnues, pour solliciter une reconnaissance internationale, pour faire ses dévotions, le Président de la république amène avec lui sa claque, pour être sûr d’être applaudi. Ce fut le cas lors d’un mémorable happening aux États–Unis, il y a quelques années, ou plus récemment à l’occasion d’une séance de dédicaces curieusement délocalisée à Paris…
On peut, évidemment, admirer la forme physique d’un chef d’Etat octogénaire qui, en 2003, avait effectué, en l’espace de 24h, un déplacement, par air et route, Dakar-Londres–Oxford–Londres-Dakar. Mais il faut, surtout, déplorer que, hors campagne électorale, le Président de la république ne trouve guère plus le temps de visiter le Sénégal des profondeurs, à l’exception des visites « religieuses » à Tivaouane et surtout à Touba, et qu’au péril de notre économie, il consacre autant d’argent à une passion si vaine, au détriment des réformes pour lesquelles le Sénégal l’avait élu.

vendredi 11 juillet 2008

LA FRANCAFRIQUE EST MORTE ! VIVE LA FRANCAFRIQUE !

A Cotonou, le 19 mai 2006, Nicolas Sarkozy avait pris l’engagement de « parler de tout (avec les Africains), y compris de ce qui est sensible » et, surtout de « parler franchement comme on ne le fait pas souvent entre Français et Africains ». Il avait proclamé qu’il allait « refuser le poids des habitudes » et faire « évoluer au-delà des mots » les rapports franco-africains. Il allait « construire une relation nouvelle, assainie, décomplexée, débarrassée des scories du passé et des obsolescences qui perdurent de part et d’autre ». Bref il annonçait de véritables « changements de fond » qu’il égrenait sans se faire prier.

D’abord, « débarrasser (la relation franco-africaine) des réseaux d’un autre temps, des émissaires officieux qui n’ont d’autre mandat que celui qu’ils s’inventent ». Il faut, ajoutait Sarkozy, « tourner (définitivement) la page des complaisances, des secrets et des ambiguïtés ».

Autre changement promis à Cotonou : ne plus se « contenter de la seule personnalisation des relations » franco-africaines et revenir au principe selon lequel « les rapports entre des États modernes ne doivent pas dépendre de la qualité des relations personnelles entre les chefs d’états (…), mais du respect des engagements pris » et des intérêts des parties.

Pour sa part, affirmait avec force N. Sarkozy, la France refusera toujours de « transiger sur ses valeurs (que sont) la démocratie, le respect des droits de l’homme et de la bonne gouvernance ». Elle ne se taira jamais devant les « dérives autoritaires ou les comportements arbitraires ».

Pour tout dire, enfin, N. Sarkozy proclamait sa ferme volonté de « débarrasser
[1] la relation France-Afrique de ses fantasmes et des mythes qui la polluent ». Il n’hésitait pas à prendre à parti les Etats qui « disent pis que pendre la France, (et), en coulisses, (sollicitent) une aide budgétaire supplémentaire », ainsi que les chefs d’Etat qui ont « besoin d’un bouc émissaire pour cacher leur propre incurie ».

Déjà à Bamako, le 18 mai, et dans le même élan, il avait promis de ne jamais accepter que « l’aide française puisse devenir une prime à la mauvaise gouvernance et aux mauvais prédateurs ».

Voilà donc les promesses de campagne de N. Sarkozy. Car en 2006, malgré ses prétentions et son ton de donneur de leçons, il n’était encore que le ministre de l’Intérieur de J. Chirac, un candidat probable mais trop pressé aux élections présidentielles. Les promesses, devait-il penser, n’engagent que ceux qui les prennent pour argent comptant… Parmi ceux-ci, il y a eu Jean Marie Bockel, transhumant du PS, auquel Sarkozy avait confié, peut-être sans trop réfléchir, la tutelle de la coopération, et donc la gestion de la Françafrique. M. Bockel, qui piaffait d’impatience et désespérait d’être ministre un jour, a voulu faire du zèle. Il a annoncé la mort prochaine et inéluctable de la Françafrique. Il a morigéné les chefs d’Etats producteurs de pétrole et autres richesses minières, qui encombrent les escaliers de l’Élysée et tendent leurs sébiles, à l’image des affamés du Sahel… La brèche étant ainsi ouverte, les médias, y compris les médias d’Etat, ont éventé les fortunes personnelles de ces Crésus noirs et exposé à la télé leurs châteaux, leurs hôtels particuliers, leurs limousines longtemps cachés à l’opinion française… Alors Monsieur Bongo s’est fâché, et quand Monsieur Bongo se fâche il le fait savoir à sa manière. Il a menacé, son parlement s’est ému, la rue a commencé à gronder à Libreville. M. Bongo c’est, comme qui dirait, la statue du Commandeur de la Françafrique, il y est le plus ancien dans le grade le plus élevé. Cela fait plus de quarante ans qu’il est au pouvoir et Sarkozy est le sixième président français qu’il fréquente. Il a appris, il a aussi rendu service, car si la France subventionne toujours le Gabon, M. Bongo, lui, subventionne d’illustres Français. Il représente pourtant tout ce que pourfendait le candidat Sarkozy, la pièce maîtresse des réseaux franco-africains, un président autocrate, arbitraire, prédateur, ce n’est pas un adepte de la bonne gouvernance et des droits de l’Homme… On le sait en France, on l’a toujours su, mais on le ménage : il est « un ami de la France » ! On a les amis que l’on mérite… Jean Marie Bockel aurait dû savoir tout cela, savoir que le président Bongo mérite des égards. C’est le seul chef d’Etat africain que N. Sarkozy a appelé dès son élection, oubliant déjà ses rodomontades, et ce n’était sans doute pas pour l’engueuler. C’est, enfin, le premier chef d’état africain au sud du Sahara (après l’inévitable escale sénégalaise) auquel le président français a rendu visite, quelques semaines après sa prise de fonction…

Quand M. Bongo se fâche, il règle les comptes. N. Sarkozy a donc dû limoger J.M. Bockel et lui faire avaler son engagement à tuer l’increvable Françafrique. En 1981, Jean Pierre Cot, au même poste, avait été saisi par la même tentation, mais il avait préféré démissionner et quitter la scène politique quand il s’était senti désavoué. M. Bockel a attendu, lui, qu’on le renvoie et son successeur n’a pas tardé à proclamer qu’il s’agissait bien d’une rupture et qu’il ne fallait pas compter sur lui pour rallumer la guerre.

Mais il ne suffisait pas de recadrer J.M. Bockel. Le président français a dû aller à Canossa, envoyer à Libreville le nouveau ministre de la Coopération, dont c’était la première sortie, en le faisant chaperonner par l’homme le plus influent de sa maison, le Secrétaire Général de l’Élysée. On en revient bien à l’ère des « émissaires spéciaux » et à la « personnalisation » des relations franco-africaines. À Libreville, avant d’accueillir le ministre de la France, Bongo avait reçu, en aparté, l’émissaire de Sarkozy, le porteur des secrets et des codes. Devant ses hôtes, comme à son habitude, Bongo ne mâche pas ses mots : ce qui se passe entre les « Grands » échappe aux « petits », les ministres, fussent-ils français, ne boxent pas dans la même catégorie que lui et il ne supportera aucune impertinence…

Voilà donc la Françafrique restaurée dans toute sa splendeur et il y a bien loin de la coupe aux lèvres. Pour sa tournée de propagande, le candidat Sarkozy avait choisi le Mali et le Bénin, emblèmes de la nouvelle démocratie africaine, mais une fois élu, il préférera, sagement, se rendre au Sénégal et au Gabon, qui représentent plutôt les « scories du passé ». Non seulement ses ministres ne sont plus autorisés à parler de « ce qui est sensible », mais ils devront accepter « les complaisances, les secrets et les ambiguïtés ». A Tunis, Rama Yade s’est délestée de ses responsabilités de Secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme et Sarkozy peut proclamer que « l’espace des libertés progresse » dans un pays où les journalistes, les avocats, les opposants sont réduits à l’exil. M. Bongo pourra donc construire sa basilique à 70 milliards F CFA sans soulever l’ire de l’un de ses bailleurs, l’Agence Française de Développement, et au mépris des urgences de son peuple, tout comme naguère, Houphouët-Boigny avait bâti la sienne à Yamoussoukro. M. Biya peut triturer sa constitution à son aise, comme l’avaient fait avant lui MM. Eyadema et Deby. De même qu’elle avait aidé Hissène Habré à écarter Goukouni Oueddei, avant de le faire destituer au profit de Deby, de même la France de Sarkozy vient de sauver le régime à bout de souffle du même Deby contre les coups de boutoir conjugués de l’opposition armée et de militaires issus de la garde présidentielle. C’est une « ingérence à l’ancienne », comme l’écrit un journaliste, et qui démontre que la France demeure le gendarme et le mentor des pays africains francophones.

Enfin, on ne peut pas manquer d’observer que le retour de la Françafrique, c’est aussi le retour du mépris et de la condescendance. En mai 2006, à Cotonou, Sarkozy avait salué « l’Afrique ancrée dans le XXIe siècle » ; en Juillet 2007, à Dakar, il avait insulté les Africains qui, selon lui, « n’étaient assez entrés dans l’Histoire ». A Capetown, quelques mois plus tard, il annonce son intention de remettre en cause les accords de défense qui lient la France et ses anciennes colonies. Cela concerne précisément Dakar et Libreville où il n’en a pas soufflé mot et les Sud-Africains n’y comprennent rien. Mais qu’importe ! Pretoria est une puissance qu’il faut ménager, un marché attractif. C’est aux partenaires, et non aux obligés, qu’on s’entretient des choses sérieuses !

Fadel Dia
[1] Décidément !

mercredi 5 mars 2008

A LA MANIERE DE N. SARKOZY... ALLOCUTION DE M. BOUGNOUL, PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE DE ZIZANIE, PRONONCEE A L’UNIVERSITE PARIS-MIRAGE



Mesdames et Messieurs,

Permettez-moi de remercier d’abord le gouvernement et le peuple français de leur accueil sans flouflous ni liesse populaire si different de celui que nous réservons à nos hôtes en Afrique. Permettez-moi de remercier l’Université de Paris-Mirage qui me donne l'occasion pour la première fois, de m’imaginer m’adressant à l’élite de la jeunesse européenne en tant que Président de la République de Zizanie.
Je suis venu vous parler avec une franchise et une sincérité auxquelles vous n’êtes pas habitués de la part des Chefs d’État de ce que l’on appelle le « pré-carré » de la France et qui sont pourtant celles que l’on doit à ceux qui se disent être vos amis et que l’on aime et respecte.
J’aime l’Europe, je respecte et j’aime les Européens.
Entre la France et la Zizanie l’histoire a tissé des liens longtemps empreints d’hostilité réciproque et qui ont laissé des plaies que l’on a du mal à guérir. C’est pour cela que je souhaite adresser, de Paris, le salut, enfin fraternel, de la Zizanie à l’Europe toute entière.
Je viens, ce soir, m’adresser à tous les Européens qui sont si différents les uns des autres, qui n’ont pas la même langue, qui n’ont pas la même croyance, qui n’ont pas le même climat, la même cuisine et qui pourtant se reconnaissent les uns les autres comme des Européens. Là réside le premier mystère de l’Europe,celui d'avoir les mêmes caractéristiques que ceux qu'elle reproche à l'Afrique.
Je veux m’adresser à tous les habitants de votre continent dominateur et sûr de lui et en particulier aux jeunes, à vous qui vous êtes tant battus les uns contre les autres,un siècle durant quelquefois, entraînant trés souvent le monde entier dans vos querelles, qui parfois vous combattez et vous haïssez encore, mais pourtant vous reconnaissez comme frères, frères dans votre arrogance, dans la défense de vos privilèges, frères dans votre hostilité contre l’étranger, voire contre vos propres minorités comme les gens du voyage, frères à travers cette foi mystérieuse en votre supériorité qui vous rattache à la terre européenne et que même le déclin de l’Europe ne peut effacer.
Je ne suis pas venu, jeunes européens, pour pleurer avec vous sur les désarrois de l’Europe et la fin de son empire car l’Europe n’a pas besoin de mes pleurs. Je ne suis pas venu pour exiger votre repentance, car la vérité n’a rien à voir avec les larmes de la repentance. Je ne suis pas venu pour tracer les voies de votre avenir, car votre sort est d’abord entre vos mains et nous-mêmes avons assez souffert du zèle de ceux qui voulaient faire notre bonheur à notre place. Je ne suis pas venu pour vous faire porter, tout seuls, le poids de votre passé, mais pour vous dire que celui que nous avons en commun a besoin et de nous et de vous – Car, contrairement à l’avenir et au présent, le passé ne sait pas se défendre tout seul.
Je suis venu vous proposer, jeunes d’Europe, non de ressasser ensemble ce passé, mais de ne tourner les pages qu’après les avoir lues. Il y a eu, vous le reconnaissez desormais, la traite négrière, il y a eu l’esclavage. Mais il ne suffit pas de dire : c’étaient des fautes, c’étaient des crimes, et d'en conclure que nul ne peut demander aux générations d’aujourd’hui d’expier les erreurs perpétrées par les générations passées, et de croire que vous en avez fini. A qui fera t-on croire qu’il n’existe nulle part de responsabilité morale pour des actes perpétrés par un état tout au long de son histoire ?
C’est faire deux poids deux mesures quand la conscience morale que vous invoquez pour retarder l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne reste muette face au génocide perpétré au Rwanda sous les caméras d’aujourd’hui.
De toute façon les représentants de pays qui, comme le vôtre, ont porté les coups ne sont pas les mieux placés pour décider qu’il ne faut pas ressasser le passé et, qui plus est, unilatéralement.
La traite négrière et l’esclavage ne sont pas, pour nous, qu’une nostalgie douloureuse. Ils ne sont pas des incidents de parcours suscités par quelques aventuriers démoniaques mais isolés. Ils sont nés sur des échafaudages d’idées et de théories construits, raisonnés et qui sont au cœur de votre histoire. Ils ont été conçus, entretenus, propagés par des hommes, des institutions qui sont encore présents dans votre héritage culturel. C’est un jésuite, Luis Molina qui a fourni les premiers arguments justifiant l’esclavage des Noirs. Ce sont des Dominicains qui ont été les premiers et les plus ardents défenseurs de la diffusion du discours colonial et raciste. De grands esprits européens qui font partie de votre panthéon culturel, Montesquieu, Voltaire, Renan… ont versé dans les excès de l’intolérance entretenue encore par certains de vos partis politiques.
Jeunes d’Europe vous devez savoir, que la traite négrière et l’esclavage ont représenté, en nombre d’hommes exploités, en volume de produits marchands, en chiffres monétaires,
le phénomène économique le plus important quantitativement de toute votre histoire pendant trois siècles. Une partie importante de votre prospérité d’aujourd’hui a été donc fondée sur ce mode d’exploitation.
Jeunes d’Europe, comme vous le voyez, condamner l’esclavage et la traite impose de remettre en cause une partie de votre histoire, de revisiter votre système éducatif…
Jeunes d’Europe, ne vous laissez donc pas abuser par les lobbies mémoriels qui tentent de profiter des trous de mémoire de vos sociétés. L’Europe démocratique d’aujourd’hui ne doit pas vous faire oublier l’Europe impérialiste qui a contribué à façonner le monde actuel et est à l’origine d’une partie de ses maux. Elle ne peut pas se contenter d’affirmer aux Africains que la colonisation avait pris leurs terres, banni leurs dieux, leurs langues, leurs coutumes, imposé ses modes de pensée, son histoire et, après cet aveu, conclure tout simplement : nous avons eu tort, mais si nous avons pris, cela vaut bien ce que nous avons donné. L’occupation coloniale ne fut pas seulement un acte illégitime, elle fut une terreur en soi, marquée par des exactions et des représailles qui ont fait reculer l’Afrique de plusieurs décennies. Les routes, les ports… qu’elle a construits avaient pour principale utilité de drainer vers les côtes les richesses de notre sol et de notre sous-sol au profit de vos populations. La colonisation a eu pour conséquence de spécialiser les pays colonisés dans des produits complémentaires à ceux des métropoles et qui étaient vendus à des prix inéquitables, ce qui a contribué tout à la fois à freiner la révolution industrielle dans les pays sous domination et à contre carrer leur autosuffisance. Elle a, au contraire, négligé les ressources humaines, sur lesquelles l’Afrique aurait dû s’appuyer en priorité, en faisant peu cas de l’éducation et de la formation de ses enfants. Savez-vous par exemple, que plus d'un siècle s'est écoulé entre la création de la première école française au Sénégal et la délivrance du baccalauréat à un sénégalais et que les premiers bacheliers sénégalais étaient traités en hors-la-loi et sanctionnés? La colonisation est à l’origine de l’extrême morcellement de l’Afrique, de la faible dimension de ses marchés nationaux, de l’enclavement de plusieurs de ses états, (un africain sur trois vit dans un pays sans débouché sur la mer, contre 1 sur 30 en Amérique latine, et un sur 50 en Asie), phénomènes qui, ajoutés aux conditions naturelles souvent difficiles (aridité, maladies spécifiques aux tropiques…), ont contribué à plomber le développement du continent.
Parmi les aspects positifs de la colonisation que célèbrent à l’envi ceux qui chez vous veulent instrumentaliser l’histoire, votre président a cité le fait d’avoir mêlé le destin de l’Europe et de l’Afrique, un destin scellé, selon lui, par le sang des Africains qui sont venus mourir dans les guerres européennes.Mais il ne précise pas que ces soldats étaient rarement des volontaires et que peu d'entre eux connaissaient les enjeux de ces guerres.
La France, a t-elle d'ailleurs,payé ce sang à sa juste valeur, le sang des 6 000 Tirailleurs sénégalais morts dans le seul Chemin des Dames, le sang de milliers de soldats africains qui ont péri dans les deux guerres mondiales ? Leurs tombes sont souvent restées à l’abandon dans vos campagnes, comme s’ils étaient sans descendance puisque personne ne vient s’incliner devant elles. Si les morts n’ont plus que les vivants pour ressources, si nos pensées sont pour eux les seuls chemins du jour, alors ils sont bien morts les soldats africains tombés en Lorraine, Champagne…
Mais je ne suis pas venu, Jeunes d’Europe, vous donner des leçons. Je ne suis pas venu vous faire de la morale. Je suis venu vous dire que la part de l’Afrique qui est en vous est le fruit de cette histoire partagée et que cette part en vous n’est pas indigne. Car elle est le fruit d’un engagement sans contrepartie, elle est l’appel de la reconnaissance de la solidarité entre les hommes. Elle est l’appel à la raison et à la conscience universelle.
Le problème de l’Europe, et permettez à un ami de l’Europe de le dire, il est là. Le problème de l’Europe c’est que l’homme européen veut s’approprier tout seul l’histoire et les progrès du monde. Le dilemme de l’Europe c’est de vouloir s’ériger en modèle absolu, dépositaire exclusif de la science, du droit et de la démocratie, de la liberté et de la justice, de considérer qu’elle est le seul vrai théâtre de l’histoire universelle et qu'elle seule,avec l'Amérique du Now,constitue l'opinion internationale.
Jeunes d’Europe, vos ancêtres ont longtemps cru qu’eux seuls étaient le peuple de la machine auxquels devaient être soumis les paysans et les ouvriers qui constituaient le reste du monde. Ils vous ont caché que la science des choses était cumulative alors que la connaissance scientifique est universelle. Ils ne vous ont pas appris à distinguer le savoir technique et scientifique, susceptible de progrès linéaire, de la culture qui n’est susceptible d’aucune évaluation ou de hiérarchisation.
D’où votre étonnement, aujourd’hui, devant l’émergence de nouveaux pôles de création, nés hors d’Europe,en Chine et en Inde notamment, et qui menacent vos privilèges.
D’où aussi votre surprise devant les splendeurs des arts africains que l’on s’obstine chez vous à appeler arts premiers, depuis que vous avez du renoncer à les appeler arts primitifs.
Le défi de l’Europe c’est d’accepter de reconnaître que la culture africaine a des valeurs sur lesquelles pourrait se fonder un modèle africain de développement durable. Le défi de l’Europe c’est de se laisser convaincre que le retard économique de l’Afrique ne peut être mis sur le compte de son identité, mais est dû au refus de la communauté internationale, et des pays africains eux-mêmes, de prendre en compte les logiques culturelles comme dimensions essentielles du développement.
Jeunes d’Europe n’écoutez pas les voix flagorneuses de ceux qui, chez vous, tentent toujours d’opposer ce qu’il y a de meilleur chez vous à ce qu’il y a de pire chez nous. Cela s’appelle préjugé.
Le problème de l’Europe c’est de toujours se référer à un héritage obsolète, de ressasser des références vieilles de deux siècles toutes imprégnées d’arrogance occidentale. De toujours se référer à une Afrique naturellement violente dont la caractéristique fondamentale serait le repliement sur soi. D’invoquer encore Hegel et, à travers lui, une pensée qui a servi, parmi d’autres, à fournir les outils conceptuels et les principes théoriques qui ont permis de justifier la colonisation.
Le drame de l’Europe c’est de récupérer les vieux fonds ethnologiques fondés sur une connaissance parcellaire de l’Afrique et sur une vision eurocentrée de l’histoire et de la culture africaine.
N’est-il pas désespérant qu’en ce début du XXIème siècle, le président d'une vieille nation comme la vôtre puisse encore puiser dans cette bibliothèque coloniale et raciste et cautionner des théories pseudo-scientifiques opposant l’homme occidental, doué de raison, et les peuples et races africains enfermés dans le cycle de la répétition et du temps mythique cyclique. Qu’il fasse encore appel à cette notion idiote d’âme africaine et ne donne de l’Afrique qu’une définition purement négative.
Le problème de l’Europe c’est de toujours répéter les mêmes erreurs, d’annoncer des ruptures qui ne viennent jamais, cachant aussi sa responsabilité dans la détérioration du sort de l’Afrique contemporaine.
N’est-ce pas elle qui, par son bras armé, le FMI, dont elle préside les destinées depuis un demi siècle, avec la complicité de son puissant allié américain, ont imposé à l’Afrique cette thérapie meurtrière connue sous le nom d’ajustement structurel et dont l’échec est aujourd’hui reconnu par tous.
L’Europe n’est-elle pas le premier marchand d’armes du monde, celui des bombes et des mines, dont le commerce représente vingt fois l'aide au developpement, et n’a t-elle pas laissé faire des génocides en Yougoslavie ou au Rwanda, cinquante ans après les crimes nazis?..
Elle qui aime tant parler de droits de l’homme, de démocratie et de transparence, ne continue–t-elle pas à soutenir, en Afrique même, des régimes corrompus, sous prétexte que leurs dirigeants sont ses amis ?
Elle qui prêche haut pour la franchise que l’on doit aux amis, que n'a t-elle fait bénéficier de cette disposition à son plus proche ami, les États Unis, sous l'ère G. W. Bush,en refusant de s’aligner sur les thèses les plus dures des néo-conservateurs américains au pouvoir, en condamnant l’idée d’une nécessaire confrontation entre l’Islam et l’Occident, l’abomination que représentait la torture dans les prisons américaines de Guantanamo et d’Abou Graib ou l’effet de pourrissement provoqué par le non règlement du conflit israélo-arabe voulu par Washington.
La réalité de l’Europe c’est qu’elle vit le présent dans la nostalgie de sa grandeur passée et qu’elle a du mal à se débarrasser de ses oripeaux impérialistes.
Ainsi après une décolonisation, souvent formelle, la France a installé en Afrique la françafrique, c’est-à-dire un système de corruption réciproque entre elle et ses affidés africains. Car, on ne le dit pas assez, la corruption des dirigeants africains profite aussi aux sociétés et aux dirigeants européens,comme l'a révélé recemment chez nous le procés de l'Angola gate.
La réalité de l’Europe c’est de vouloir maintenir avec l’Afrique des rapports où l’une des parties, l’Afrique, n’est pas assez libre ni égale à l’autre, de tenir un langage par lequel elle s’exempte de tout refus d’exposer ses raisons et s’auto-immunise, tout en faisant porter le poids de la violence au plus faible, comme si elle pouvait s’exprimer sans fin sous prétexte qu’elle est décomplexée par rapport à son histoire coloniale.
A tous ceux qui la croyaient soumise parce qu’appauvrie, l’Afrique a dit non, à Lisbonne, non à la camisole de force des Accords de Partenariat économique (APE), non à la libéralisation sauvage des échanges commerciaux et à tous les avatars du pacte colonial.
La réalité de l’Europe c’est celle d’un grand continent héritière d’une très vieille civilisation. Mais elle oublie justement que l’âge d’une civilisation doit se mesurer par le nombre des contradictions qu’elle accumule, par le nombre des coutumes et des croyances incompatibles qui s’y rencontrent et s’y tempèrent.
Jeunes d’Europe ne cédez pas à la tentation de la pureté, parce qu’elle est une maladie, une maladie de l’intelligence.Elle est un enfermement ,elle est une intolérance.
Jeunes d’Europe ne vous coupez pas de ce qui vous enrichit. La pureté est un enfermement, la pureté est une intolérance.
Ne fermez pas vos frontières à tous ceux auxquels il manque quelque chose et qui ne veulent que vivre, car vivre c’est, à chaque instant, manquer de quelque chose.
Jeunes d’Europe, refusez de faire de l’immigration une cible de substitution, un bouc émissaire idéal pour faire oublier les difficultés économiques et sociales et de n’en donner qu’une vision utilitariste et eurocentriste.
N’écoutez pas, Jeunes d’Europe, ceux qui font un étrange amalgame entre l’immigration et la délinquance. Refusez les ministères de la peur et de l’hostilité, l’utilisation électorale permanente de l’immigration et la politique du chiffre qui lui sert de viatique. Combien d'immigrés a t-il fallu controler pour en expulser 25000 en un an.
L’immigration est un facteur de croissance économique incontournable pour l’Europe dont la population vieillit; plutôt qu’une immigration choisie par l’une des parties, donc imposée, préférez une régulation soumise aux intérêts des uns et des autres.
La peur de l’Europe, c’est de préserver une identité nationale homogène, repliée sur elle-même, dans le déni de son hétérogénéité constitutive. Le risque que court l’Europe c’est de remettre en cause les principes mêmes de démocratie, puisque celle-ci se définit comme une souveraineté non soumise à une condition d’appartenance ethnique, culturelle ou linguistique.
En quoi la France, grande et vieille nation, avait-elle besoin de pointer, comme un problème gravissime, les rapports entre les flux d’étrangers (qui ont construit ce pays depuis des siècles) et son identité ? Les migrations ont accompagné toute l’histoire de l’humanité, elles sont une chance contre la guerre des cultures où certains voient en elle l’avenir de celle-ci.
La faiblesse de l’Europe c’est de croire qu’elle ne peut résister aux dangers de la mondialisation qu’en renforçant les égoïsmes de ses riches citoyens aux dépens des plus pauvres et des nations les plus démunies. De croire qu’elle peut refuser à l’Afrique le recours à la protection et à la subvention de sa production agricole alors que si la terre a une valeur chez elle, c’est que le revenu des paysans y est subventionné.
Le drame de l’Europe c’est qu’elle a besoin de penser que l’Afrique ne va pas bien, même si le taux de croissance du continent noir est 2 à 3 fois supérieur à celui d’un pays comme la France.
C’est de toujours jeter sur l’Afrique un regard misérabiliste et compassionnel et faire croire qu’elle a besoin des Européens. Après un demi siècle de décolonisation formelle, les jeunes générations africaines ont appris que de l’Europe, tout comme des autres puissances mondiales, il ne fallait pas attendre grand chose. Les Africains se sauveront eux mêmes ou ils périront.
Jeunesse européenne, ce que l’Afrique veut ce n’est pas être aidée, c’est être considérée.
Ce que veut l’Afrique ce n’est pas que l’Europe prenne son avenir en main, ce n’est pas que l’Europe pense à sa place, ce n’est pas que l’Europe décide à sa place.
Les Européens voudraient que le pétrole africain leur soit réservé et ne soit pas donné aux Chinois. Ils reprochent aux Chinois de ne pas conditionner leurs investissements à la bonne gouvernance, comme si eux-mêmes n’avaient soutenu que des pays honorables.
L’Europe promet une Eurafrique chimérique, calquée sur celle qu’exaltait De Gaulle il y a …cinquante ans, sans faire un geste pour encourager les efforts intenses de construction du cadre économique unitaire africain. Elle appelle d’ailleurs l’Afrique, non pas à s’unir à elle, mais à se mettre derriere elle et à ce que toutes deux se dressent, ensemble, contre les pays émergents d’Asie.
L’Europe s’investit pour la constitution d’une union méditerranéenne entre elle et l’Afrique du Nord, dans le but de promouvoir une alliance économique et surtout sécuritaire dont la conséquence est, une fois encore, de conforter un découpage géographique opposant les pays africains riverains de la Méditerranée du reste de l’Afrique. Sans compter d’autres arrières pensées, moins avouables, comme l’introduction d’Israël dans le débat africain ou la guerre contre l’Iran.
N’écoutez pas, Jeunes d’Europe, ceux qui veulent vous faire prendre votre part dans l’aventure humaine en expropriant les jeunes d’Afrique de ce qui leur appartient.
N’écoutez pas ceux qui sont restés aux vieux classiques, qui citent Senghor et oublient Cheikh Anta Diop, qui manient une phraséologie à géométrie variable.
Écoutez plutôt, Jeunes d’Europe, la grande voix de Thomas Sankara qui, toute sa vie, porta haut et fort les revendications des plus démunis.
Il disait, lui, le premier des hommes intègres, celui qui voulait inventer l’avenir, qu’il fallait que l’Afrique et l’Europe, et tous les hommes de bonne volonté, mettent ensemble leurs efforts pour que cesse la morgue des gens qui n’ont pas raison.
Il voulait une révolution s’inspirant de toutes les expériences des hommes depuis le premier souffle de l’humanité, héritière de toutes les révolutions du monde.
Il refusait de laisser le monopole de la pensée, de la créativité, de l’imagination aux ennemis de l’Afrique.
Il voulait promouvoir un ordre économique mondial fondé sur la ruine de l’ancien ordre et qui ne serait pas le résultat d’un acte de générosité d’une puissance quelconque.
Il voulait que l’Afrique ait un droit de regard et de décision sur les mécanismes qui régissent le commerce, l’économie ou la monnaie à l’échelle planétaire.
Jeunes d’Europe, voulez-vous l’avènement de cette Afrique forte, unie, sûre d’elle, partenaire et non plus servante d’une alliance euro-africaine ?
Jeunes d’Europe, voulez-vous contribuer à cette Renaissance de l’Afrique, qui peut, aussi, être celle de l’Europe, et qui commencera en vous apprenant ce qu’est l’Afrique, et non ce qu’on veut qu’elle soit. Cette Renaissance, vous seuls pouvez contribuer à l’accomplir parce que vous en avez la force.
Ce que l’Afrique veut faire avec l’Europe c’est une alliance de la jeunesse européenne et de la jeunesse africaine pour que le monde de demain soit un monde meilleur, pour que cessent l’arbitraire et l’arrogance.
Si vous le voulez aussi, Jeunes Européens, alors nous serons ensemble pour regarder avec confiance l’avenir et pour nous sentir, tous, enfin, des hommes, comme tous les autres hommes de l’humanité.
Je vous remercie.


P.c.c. Fadel DIA
fadeldia@gmail.com

NB Ce texte a été publié sur le site du mouvement des indigènes de la république (http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article1265)


Ce texte est construit sur l’allocution prononcée par Nicolas Sarkozy à Dakar le 26 Juillet 2007, revue, corrigée et enrichie de citations empruntées à Thomas Sankara, Paul Valery, Jean Paul Sartre, Bruno Jaffre, Claude Liauzu, Anne Cécile Robert, Ignacio Ramonet, Marc Crépon, Achille Mbembe, Olivier Pironet, Laurent Giovannoni, Odile Tobner, Cheikh A. Diop, Augusta Conchiglia.Les idées exprimées ici n’engagent que le Président Bougnoul.

jeudi 10 janvier 2008

POURQUOI JE N’AI PAS ECRIT LE LIVRE QUE JE VOULAIS ECRIRE ?

C’était le printemps et j’étais à Limoges pour écrire un livre. J’avais un sujet, mieux : un projet, l’histoire d’une « femme réduite à ses fesses », celle de Saartje Baartman, plus connue sous le nom moqueur de « Vénus Hottentote » et dont les restes étaient devenus, prés de deux siècles après sa mort, un « enjeu identitaire » en Afrique du Sud, son pays d’origine… C’est en France qu’elle était morte, après y avoir été exhibée comme une bête de foire ou réduite à une marchandise culturelle selon les époques. Elle y avait été disséquée par un homme que l’on disait être alors « la science à lui tout seul », Georges Cuvier, ses restes y étaient devenus une des pièces des « collections inaliénables » des musées nationaux… Mais ce n’était pas le procès de la France républicaine et coloniale que je voulais faire, en ce printemps troublé par les sommations et les rodomontades. J’éprouvais même une bouffée d’amour pour la France qui avait tenu tête à l’Amérique, refusé l’inévitable guerre d’Irak, et qui s’était fait applaudir par l’ONU. Même si Saartje Baartman avait été le symbole des humiliations subies par les Noirs sous le colonialisme, ce qui m’intéressait alors, c’était le combat intérieur d’une femme prise au piège de sa nature. La « monstruosité » que lui trouvaient ceux qui fréquentaient les bouges où elle était exhibée avait été son fardeau, mais aussi son atout pour exister. Son martyre s’était commué en victoire, car, comme l’affirmera le président Thabo Mbeki à l’occasion des obsèques nationales organisées à son honneur en Afrique du Sud, Saartje Baartman révélait par son histoire que « ce n’était pas elle la barbare, mais ceux qui l’ont traitée avec une brutalité barbare »…
C’était le printemps et il faisait froid et gris sur le Limousin. À travers la fenêtre de ma chambre, j’épiais l’arrivée des rayons du soleil, avec l’espoir qu’ils éclaireraient ma plume et, peut-être, exciteraient en quelque sorte mon inspiration. Deux jours de traque et puis enfin au troisième jour, le soleil était là, sans chaleur, mais éclatant de lumière, presque provoquant, et comme si enfin je retrouvais une vieille connaissance, je suis sorti à sa rencontre. Nous étions nombreux sur une des places de la cité à profiter de ces rares moments. J’étais loin de Saartje Baartman, attentif aux babillements des oiseaux, qui déployaient langoureusement leurs ailes comme pour les faire sécher, ou à la rosée du matin qui ruisselle sur les feuilles. Je me suis assis sur un banc en gardant mon imperméable et mon écharpe. Je restais longtemps seul pendant que les promeneurs indigènes passaient devant moi sans s’arrêter, préférant se serrer sur les autres bancs dispersés à travers la place. Quelques petits enfants s’aventuraient jusqu’à moi, vite rejoints et récupérés par des mamans vigilantes qui m’adressaient un petit sourire, comme si elles devaient s’excuser d’avoir fait irruption dans mon domaine. Un homme pourtant, sans doute très entreprenant, ou plus curieux, a pris le risque de me rejoindre sur « mon » banc. Il s’est assis à l’autre extrémité, tout de même, et de la tête et du sourire, il a cherché à attirer mon attention. Je lui ai rendu son salut. Peut-être a-t-il compris que j’étais flatté. En tout cas, il m’a parlé, le téméraire :
- Tu dois être content, aujourd’hui !
Nous n’avions pourtant pas gardé, ensemble les vaches du Limousin pour qu’il ait le droit de se permettre, si vite, une telle familiarité ! Mais ce n’est pas le tutoiement qui m’a mis sur mes gardes et m’a poussé à l’offensive. Là-bas, à Paris, j’avais l’habitude d’observer sans rechigner la condescendance des commerçants du boulevard Magenta à l’endroit des clients Africains qui s’aventuraient dans leurs magasins :
- Mon ami, entre ! Tu veux un costume, une chemise ? Viens, j’ai ce qu’il te faut !
Et ce qu’il nous faut, à nous « Africains », ce n’était jamais le costume le plus discret, le plus raffiné.
C’est fou comme l’amitié vient vite avec le Français de passage... J’étais donc habitué au tutoiement, qui du reste, ne me choquait que parce que j’avais été à l’école française.
- Pourquoi devrais-je être content selon vous ?
J’avais maintenu la distance mais mon interlocuteur n’en démordait pas : il restait dans la familiarité.
- Ben à cause du soleil ! C’est comme chez toi en Afrique !
Et voilà : même emmitouflé dans mon imperméable et la tête à moitié couverte par mon écharpe, pour mon voisin de banc, je ne pouvais qu’être Africain, parce que j’étais noir. Je suis passé à l’attaque :
- Afrique ? Mais je n’ai rien à voir avec l’Afrique ! Je n’ai jamais été en Afrique ! Je suis Français de France moi. Je suis de Partigny-les-Bormes, tout à coté d’ici, dans la Creuse…
J’avais un peu forcé la dose : un village imaginaire, dans un département abandonné où sans doute le Noir devait être une denrée rare. Mais le jeu en valait la chandelle, ce n’est pas l’affrontement que je cherchais, je voulais seulement savoir si mon interlocuteur agissait par ignorance ou par dérision, et si nous pouvions établir un vrai dialogue, sur nos vraies différences, nous instruire mutuellement, lever ce voile d’incompréhension qui toujours nous a opposés.
- Ah ? Tiens donc ! Hé ben !
Mon voisin en était interloqué. Il m’a regardé, je veux dire un peu mieux regardé, cherchant sans doute quelque indice, quelque signe révélateur de cette africanité que je refusais d’avouer. Des scarifications, des gris-gris, le plus petit indice… Il a hésité sur la nécessité de poursuivre l’approche, puis, déçu, il s’est levé, il est parti après un salut aussi timide que muet.
Mon voisin intermittent s’en est allé sans livrer le combat, sans satisfaire ni sa curiosité ni la mienne. Je ne l’intéressais que si j’étais Africain. Il pourrait alors me parler de son séjour au Burkina où les « Africains » sont si simples, si accueillants. Il pourrait exprimer sa compassion devant cette grande misère africaine étalée sur tous les medias et, si affinité, décrier la corruption et l’inefficacité de nos régimes politiques. Pour faire bonne mesure, il jurerait le cœur sur la main, qu’il « aimait » les Africains et d’ailleurs, n’en avait-il pas donné la preuve en prenant près de moi cette place que beaucoup avaient boudée ?
Mais voilà : j’étais, avais-je dit, Français de France ! Et de la Creuse ! Comment donc un Noir peut-il survivre dans cette province glacée ? Décidément on n’était plus à l’abri nulle part en France. De quoi donc pourrait-il s’entretenir avec un Noir français, habitant au cœur de la France, dans cette Creuse dépeuplée et arriérée, et auquel il ne pourrait exhaler ni sa compassion ni sa sollicitude. Sans doute ce monsieur sympathique – car il paraissait sympathique – ne pouvait-il imaginer qu’il puisse laver le linge sale de la France avec un Noir, fut-il Français. Que nous puissions par exemple partager le plaisir d’entendre , « dans le texte », Dominique de Villepin s’adresser solennellement aux représentants du monde à New York et affirmer que si l’âge et la force ne sont pas toujours compatibles, la sagesse est souvent la marque de ceux qui ont vécu longtemps. Ou, plus banalement, que nous puissions parler de la situation des paysans du Limousin, des beaux jours de la porcelaine, des bureaux de poste et des écoles qui ferment dans les campagnes ou du trou de la sécurité sociale… bref de toutes ces questions qui tracassent le Français moyen, le citoyen à part entière. L’homme qui avait été mon interpellateur et qui recherchait ma compagnie, et peut-être mon amitié, ne s’intéressait au Noir que s’il lui donnait l’occasion de sortir de son propre enfermement, d’effectuer une sorte de diversion mentale, comme lorsqu’il s’évade de son opulent pays pour observer la misère des tropiques. Français, je n’étais ni assez pittoresque ni assez dépaysant, et il était parti à la recherche d’un autre dérivatif…
Savait-il même qu’il existe près d’un million et demi de Français « de couleur » qui n’ont pas de racines africaines, et sont citoyens français depuis des siècles, et d’autres Français plus nombreux encore dont les parents ou grands parents sont venus d’ailleurs, qui ont choisi, ou non, d’être Français, et qui ont tous droit à la France au même titre que lui ? Savait-il que le passé de la France n’est pas fait que de 1789 et d’Austerlitz, qu’il comporte d’autres pages, moins glorieuses, et était-il près à accepter l’exigence de les assumer ? Accepterait-il de reconnaître que la France n’est ni monocolore ni monoethnique, et que tous ses dieux n’étaient pas logés dans le même panthéon ? Que c’était elle, la France, qui l’avait voulu ainsi, que c’était elle qui était allée chercher ces barbares que beaucoup se refusent encore à reconnaître comme ses fils? J’avais faim de ce débat en ce matin de beau soleil et soudain le récit des humeurs et des émois de Saartje–la-Hottentote m’a paru moins urgent. Puisque c’est en français que j’allais m’exprimer, il m’a semblé qu’il y avait une sorte de pré requis, une formalité préliminaire qu’il me fallait remplir pour qu’un échange soit possible avec ceux dont j’empruntais la langue. Avec l’espoir qu’ils ne fuiraient par le débat comme mon voisin intermittent, l’homme avec lequel j’avais partagé un banc, un court instant, qu’ils patienteraient juste le temps de comprendre que nous avons un passé commun et que ce passé a besoin de nous, c’est-à-dire d’eux et de moi. Parce que « le passé ne se défend pas tout seul comme se défendent le présent et le futur » (J.P. Sartre). Voilà pourquoi j’ai mis mon livre sur Saartje Baartman en stand by, comme disent les anglophones et les Français cultivés, et écrit, à la place, une « Lettre aux Français »
[1].

[1] « À mes chers parents gaulois », Éditions Les Arènes, Paris, 2007.