Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

samedi 5 février 2011

ET SI LA COTE D'IVOIRE CHANGEAIT DE NOM ?

En 1984, après avoir installé sa «révolution populaire et démocratique», Thomas Sankara décidait de changer le nom de son pays. La république de Haute Volta prenait le nom, énigmatique à l’époque, de Burkina Faso… Sankara est mort, son héritage a été bafoué, la « révolution » est oubliée, mais le nom de Burkina Faso a survécu, et avec lui le mythe du «pays des hommes intègres» pensé et voulu par son créateur. En l’espace d’un quart de siècle, l’ancienne réserve de main d’œuvre agricole de l’époque coloniale, désarticulée à plusieurs reprises pour servir les intérêts des planteurs de café et de cacao de Côte d’Ivoire ou de ceux des riziculteurs de l’Office du Niger, a laissé la place à une nation fière, réputée attachante par son authenticité, sa simplicité et son sérieux. L’ancienne Haute Volta était à l’écart des grandes routes, perdue entre le Sahel et la forêt. Le nouveau Burkina, dont le chef n’est pourtant pas un parangon de démocratie, attire touristes et humanitaires, il est devenu le centre névralgique du cinéma et de l’artisanat africains et surtout, la réputation de ses citoyens lui vaut une côte que lui envient ses voisins mieux dotés par la nature. Il a su faire du marketing à partir de son nom et les spots publicitaires clament sur tous les écrans de télévision : « Etre burkinabé c’est être intègre ! ». Par les temps qui courent, c’est une précieuse et attrayante qualité.

Certes, comme le dit vulgairement un proverbe pulaar, danser comme un derviche tourneur ne vous guérit pas d’une boursite, et la seule magie du nom n’a pas suffi pour opérer ce lifting idéologique et sentimental, mais elle a incontestablement aidé à provoquer un déclic, à susciter une nouvelle prise de conscience. Elle a aussi permis de réconcilier la population avec son idéal politique, car si « Voltaïque » était fondé sur le nom, mystérieux, d’une rivière dont le cours principal se déroule au Ghana voisin, « Burkina Faso » a été construit sur la conjugaison des composantes linguistiques du pays. Senghor, qui avait des prétentions ethno-linguistes, n’a pas compris que le choix de « burkinabé » au lieu de « burkinien » pour désigner les citoyens de ce pays ne relevait pas de la seule grammaire, mais d’un choix politique.

C’est ce lifting que devrait, peut-être, s’imposer la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui. Il sera certainement plus douloureux, car non seulement on en est plus déjà au temps où un homme, fût-il un visionnaire, peut seul imposer un choix de cette nature, mais surtout parce que ce pays traîne un mal sournois qui le ronge depuis des années. Cette plaie béante s’appelle « ivoirité » et elle est d’autant plus pernicieuse que ceux qui la cultivent ou la laissent prospérer prétendent qu’elle n’existe pas, alors même qu’elle a tué des hommes et des femmes et conduit d’autres à l’exil. Certes, me dira-t-on, dans la Côte d’Ivoire d’aujourd’hui, l’urgence est ailleurs que dans une querelle de terminologie. Mais la Tunisie vient encore de nous administrer la preuve qu’il est plus facile de se débarrasser d’un dictateur ou d’un imposteur que de changer l’esprit d’un peuple. Ben Ali était venu au pouvoir par un coup d’état médical et un coup d’état par le net a suffi pour l’emporter. Plus difficile sera pour les Tunisiens de retenir la leçon et de ne plus jamais laisser prospérer un régime qui tenterait encore de leur faire croire que le progrès économique exige nécessairement le bâillonnement des libertés. Changer de nom ne résoudra pas tous les problèmes que connaît la Côte d’Ivoire, loin de là, mais cela pourrait, dès le rétablissement de la légalité du pouvoir, inaugurer une refondation bénéfique et salutaire. De toutes façons quelle autre preuve concrète, bon marché mais spectaculaire pourraient donner les Ivoiriens pour signifier au monde qu’ils tournent bien une page de leur histoire ?

Ce changement de nom peut d’abord se justifier par des raisons objectives et historiques. Au fil des ans, l’appellation « Côte d’Ivoire » paraît en effet de plus en plus anachronique. Elle est l’héritage d’une époque où les territoires étaient désignés, non en référence à leur histoire, mais en fonction des produits et des richesses qu’ils pouvaient offrir aux marchés coloniaux et aux monopoles européens. Ces dénominations étaient souvent schématiques et quelquefois arbitraires. Il y eu ainsi, entre autres, une « Côte des Esclaves » et une « Côte des Epices » qui, heureusement, ne donnèrent pas naissance à des États, une « Côte de l’Or » et une « Côte (française) des Somalis » qui sont devenues les républiques du Ghana et de Djibouti. Le gouvernement ivoirien lui-même marque son embarras face à la survie d’une appellation devenue désuète, en interdisant la traduction du nom de son pays dans les instances internationales, à l’ONU notamment où « Ivory Coast » est formellement prohibé.

Mais l’appellation Côte d’Ivoire n’a pas seulement vieilli, elle est en fait tout simplement impropre pour désigner la patrie de Drogba et de Tiken Jah Facoly. D’abord parce que l’ivoire n’est plus (l’a-t-il jamais été ?) la principale richesse ou le produit phare du pays. Si aujourd’hui il fallait désigner celui-ci par ce qui fait vraiment sa fortune, il faudrait l’appeler la « Côte du Cacao et du Café » et ses habitants des « Cacaocafétiers ». Le terme même de « côte » ne s’impose pas pour désigner ce quadrilatère massif, aussi long que large, qui, de Tabou aux bords de l’Atlantique, à Tingréla,aux confins du Mali, s’enfonce sur 700 km à l’intérieur du continent et touche aux savanes sahéliennes. La Côte d’Ivoire, ce n’est ni le Chili, étroite lamelle de terre, ni le Japon insulaire, c’est un pays essentiellement continental, aux côtes souvent d’accès difficile, ce ne sont pas ses plages, mais ses forêts et ses plantations qui ont fait sa richesse, et c’était par nécessité financière, pour aller au plus rentable, que le colonisateur avait fait la part belle à la façade aux dépens de l’hinterland. Par une étrange sublimation ce choix a créé un état d’esprit, et c’est probablement parce que leur pays s’appelle « Côte » que certains Ivoiriens des lagunes se croient plus authentiques que ceux de la savane, qu’il est plus facile de passer pour un Ivoirien lorsqu’on s’appelle Kouamé ou Kouadio que lorsqu’on a pour patronyme Koné ou Ouattara.

C’est pour cette raison que l’argument le plus décisif pour une « refondation » de la Côte d’Ivoire est aussi le plus neuf. Il repose en effet sur les vicissitudes que connaît depuis peu le terme « ivoire », plus précisément un de ses dérivés, « l’ivoirité », néologisme déjà souillé de connotations haineuses. Ce n’est qu’un mot, mais nous autres africains qui avons le culte de la parole, savons, comme nous le rappelait Paul Valéry, « ce que l’usage politique peut faire des mots…dans la comédie tragique des luttes de partis ». Lorsqu’ils sont « prostitués aux entreprises de factions, vociférés sur la voie publique, ignoblement hurlés par des crieurs (…), ils ne sont plus que des armes déplorables, des mots de passe et de ralliement, les instruments d’une guerre civile… ». Depuis un mois ces armes là ont fait plus de deux cents victimes à Abobo, Anyama et ailleurs.

L’ivoirité est un exemple édifiant du retournement tragique d’un slogan échafaudé par un quarteron d’hommes politiques plus soucieux de leurs carrières que des intérêts de la nation. Ebauché, peut-être inconsciemment, par Ouattara, mis en musique, sans discernement, par Bédié, exécuté dans la discorde et le tumulte par Guei, restauré et érigé en hymne par Gbagbo, elle n’a plus la fermeté ni la pureté éburnéennes qu’évoque son nom. D’une certaine manière, changer de nom, ce serait aussi pour la Côte d’Ivoire un moyen de tourner la page du trio flamboyant Bédié-Ouattara-Gbagbo qui depuis dix ans impose aux Ivoiriens l’obligation de choisir leur camp. Ce qui n’était au départ que le signe d’un déficit de générosité ou d’une inquiétude conjoncturelle est devenu un désordre incontrôlable. Aujourd’hui, les croisés de l’ivoirité portent le nom outrancier de « Jeunes Patriotes ». Ils ignorent qu’il y a un demi siècle, il n’existait pas de « nationalité » ou de passeport ivoiriens, qu’il y a un peu plus d’un siècle, à l’époque du fondateur de la « colonie » de Côte d’Ivoire , Binger, la population d’Abidjean (sic) et celle d’Adjamé (aujourd’hui quartier populaire de la métropole économique) appartenaient à deux « nations » différentes, qui s’exprimaient dans des langues sensiblement différentes, et qu’il y avait déjà des communautés dioulas à Grand Bassam. Ils sont loin de se douter que nos jeunes nations, aux frontières et aux rites imposés par le colonisateur, sont comme enfermées dans une boite de Pandore : ouvrez-la et tout s’envole, jusqu’à l’espérance d’une paix des cœurs sans laquelle tout développement resterait illusoire. Ils campent sur les écrans de télévision et revendiquent le droit d’être xénophobes. Au fil des ans, l’ennemi pour eux n’est plus seulement le dioula, ou le Burkinabé, il est l’Autre, tous les autres, et bien sûr le plus évidemment autre : le Blanc. Comme si le Libéria et ses chefs de guerre étaient aux antipodes, comme si la leçon du Rwanda n’avait servi à rien, la télévision prend le ton et les accents d’une « radio des mille lagunes », au point que pour la première fois, les Nations Unies avaient jugé nécessaire de sommer un gouvernement de « mettre un terme à toutes les émissions de radio et de télévision incitant à la haine, à l’intolérance et à la violence » (résolution 1572).

Comment donc maintenir cette arme de désintégration sans faire ressurgir les vieux démons toutes les fois qu’un habitant de ce pays décline sa nationalité ? Depuis cinquante ans, une douzaine de pays africains ont troqué le nom que leur avait légué la puissance coloniale au profit d’appellations de leur propre crû. Certains ont trouvé leur inspiration dans l’histoire précoloniale (Mali, Ghana, Zimbabwé, Bénin), car contrairement aux Européens qui refusent à une des anciennes républiques fédérées de l’ex-Yougoslavie le droit de s’appeler Macédoine, les Africains eux ne s’approprient pas de droits d’auteur sur l’Histoire. D’autres pays africains ont puisé leur nouveau nom dans la géographie (Zambie, Namibie…), dans leur spécificité culturelle ou ethnique (Lesotho, Botswana), ou, comme nous l’avons vu pour le Burkina, fait appel à leur imagination et à leur esprit créatif. N’est-il pas temps pour les Ivoiriens, riches d’une longue histoire, de leurs soixante ethnies, de leur impressionnant potentiel humain et économique, « d’y voir clair », enfin, de choisir pour leur pays un nom qu’il ne devra qu’à eux ?

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