NB :
Texte publié dans « Sud Quotidien » du 8 décembre 2018
Ceux
qui, à défaut d’inventer son nom, l’ont portée sur les fonts baptismaux, L.S. Senghor
ou H. Bourguiba, rêvaient de bâtir une communauté solidaire, égalitaire et
altruiste, et qui au passage
contribuerait à la défense, à la consolidation et au partage de la langue
de Molière. Aujourd’hui la Francophonie n’est plus un rêve, elle possède une
personnalité juridique, une administration, des centaines de serviteurs
patentés, souvent généreusement, un budget et des objectifs chiffrés et réalisables.
Mais en grandissant elle semble peu à peu s’écarter des chemins dessinés par
ses promoteurs et aujourd’hui, on peut se poser la question de savoir si ses membres
africains ne font pas l’objet d’une grande duperie.
La Francophonie est-elle
toujours francophone ?
En
prenant de l’enflure au cours des ans, la Francophonie a vu son centre de
gravité se déplacer. Elle compte aujourd’hui près de 90 États et gouvernements membres
dont les plénipotentiaires s’expriment pour une bonne part en anglais au cours
de ses sommets, et dans plus de la moitié de ces pays, la langue française
n’est enseignée ni au primaire ni au moyen. L’OIF est devenue une sorte d’ONU sans le G20, à
deux exceptions près, d’union de pays sous influence de la France, et son poids
au plan international est à la mesure de celui de la langue française
dans le monde, c’est-à-dire modeste. Elle compte parmi ses membres, de plein
droit ou associés, des pays qui n’ont ni une histoire ni une tradition
francophones, et il faut avoir beaucoup de chance pour se faire comprendre, en
français, dans les rues de Bangkok, de Skopje ou de Doha… à moins de tomber sur des touristes ou
des expatriés. Elle a tenu son dernier sommet dans un pays qui compterait
20.001 francophones, 20.000 même depuis la mort de Charles Aznavour. Elle ne
peut même plus se vanter d’avoir parmi ses objectifs celui de « promouvoir la démocratie et
les droits de l’homme », elle qui était prête à accueillir dans ses rangs
l’Arabie Saoudite… n’eût été le scandale Khashoggi !
La Francophonie a-t-elle des
militants au Nord ?
Le
président Macron a affirmé avec justesse que « le français s’est émancipé de son lien avec la nation française »,
mais il a oublié d’ajouter que la France demeure malgré tout le seul
dépositaire de l’état-civil de cette langue, même si aujourd’hui, en terme de
population, le premier pays et la première ville francophones sont en Afrique,
et que dans moins d’un quart de siècle, les 4/5 des francophones seront
Africains. La Francophonie est financée par le Nord, mais seul le Sud semble
croire en elle, se passionne pour son idéal, mobilise des foules pour
accueillir ses manifestations, et cette répartition des tâches est malsaine
parce que, comme le dit le proverbe, c’est celui qui paye qui commande.
Alors
que les chefs d’Etats africains ou leurs représentants s’échinent à ne jamais
user d’une autre langue que le français, à cultiver un français châtié au
risque de le rendre quelquefois incompréhensible à leurs peuples, les
présidents français prennent des libertés avec leur langue maternelle. Le
président Sarkozy s’était fait remarquer, dans ses allocutions non écrites, par
ses fautes de syntaxe, (« On se
demande c’est à quoi ça leur a servi ! »), ses dérapages grammaticaux,
ses libertés avec les accords et même
par ses écarts de langage (comme le fameux « Casse-toi pôv con ! ») que n’oseraient point se permettre,
en public, ses collègues africains francophones. Il a si souvent malmené la
langue française que certains se sont demandé si les médias ne devraient pas
réécrire ses discours avant de les diffuser ! Quant au président Macron,
il snobe le français dans des instances
au sein desquelles pourtant cette langue a un statut de langue officielle, et
pour se justifier, prétend que le plurilinguisme est essentiel à sa promotion.
En France même, alors qu’il existe un organisme chargé de trouver des
équivalents aux mots étrangers, il a souvent recours à des expressions
anglaises, comme ce fut le cas pendant sa campagne électorale déjà, et plus tard
jusque devant le Collège de France où, selon Bernard Pivot, il aurait « dévalué la démocratie d’expression française»
en parlant de « bottom »
démocratie. De manière générale, lorsqu’il s’exprime en français, il use et
abuse d’anglicismes (helpers, time-love,
green tech, silver economy etc.) ou emploie un jargon
professionnel incompréhensible au Français moyen.
La Francophonie est-elle
panafricaniste ?
Les
membres africains de la Francophonie ont failli à la défense d’une communauté
africaine globale à l’occasion du dernier renouvellement de sa plus haute autorité. L’argument développé par
la France, qui voulait se débarrasser de Michaëlle Jean pour incompatibilité
d’humeur et que les chefs d’Etats africains ont pris à leur compte sans état
d’âme, était qu’il fallait faire place à une « africaine ». L’ancienne
Secrétaire Générale est pourtant noire, elle a ses origines à Haïti, la
première république noire du monde moderne. En l’opposant à une africaine d’Afrique, un peu
comme en France on oppose les « souchiens »
et ceux qui sont issus de l’immigration, on a trahi le cœur même des principes
sur lesquels repose le panafricanisme. La Francophonie a réussi là où beaucoup
d’autres ont échoué : diviser les Africains au lieu de les rassembler, les
opposer à leur diaspora, et Césaire, Damas,
Nkrumah et d’autres ont dû se retourner dans leurs tombes.
La Francophonie est-elle solidaire ?
La
France n’est pas à elle seule la Francophonie, mais elle en est la raison
d’être, elle en est la locomotive et
c’est à travers son comportement qu’on
peut juger l’état d’esprit de l’institution. Des évènements récents, qui nous
concernent directement, donnent à penser qu’il y a comme une faille dans son engagement pour une coopération durable
et solidaire, à laquelle elle a souscrit en même temps que tous les membres de
la Francophonie.
Depuis
un siècle, l’Université française est l’Alma mater des étudiants issus des
anciennes colonies françaises d’Afrique, et pendant plusieurs décennies, l’Université
de Dakar était rattachée à l’académie de Bordeaux. Pour des raisons qui
tiennent à la fois à l’histoire (la colonisation), à la géographie (relative
proximité), et tout simplement aux réalités du terrain (même système éducatif,
même langue etc.), la France reste la destination privilégiée de nos chercheurs
et de nos étudiants. Pourtant, il y a quelques semaines, un professeur de l’Université
sénégalaise, muni d’un ordre de mission officiel, a été interpellé à son entrée
en France par les services de la police, et détenu pendant plusieurs jours sans
raison valable, et je n’ai pas connaissance que ses collègues français,
solidairement, ou l’Agence universitaire de la Francophonie aient émis une
protestation vigoureuse contre ce traitement… Il y a quelques jours, la France
a annoncé une augmentation exponentielle (de 170 à 2770 euros pour la
licence !) des droits de scolarité dans ses universités pour les étudiants
en provenance de pays non membres de l’Union Européenne. Cette mesure, qui
n’épargne pas les pays africains, n’est pas seulement une rupture du principe
d’égalité d’accès au service public, elle constitue pour nos pays une rupture
de contrat et même une trahison. Elle tend à n’accepter dans les établissements
supérieurs français que les enfants des riches, et même des très riches à notre
échelle, ou les surdoués, puisque les autorités françaises, pour la justifier,
invoquent leur désir d’octroyer des
bourses aux meilleurs étudiants. Dans les deux cas, c’est une mesure discriminatoire
qui met en échec le principe de démocratisation de l’enseignement supérieur, et
elle peut condamner les universités africaines à ne compter dans leurs facultés
que les rebuts des établissements secondaires.
Il
y a de quoi s’inspirer de l’exemple du Rwanda qui en dix ans a basculé de la
langue de Molière à celle de Shakespeare, de la langue imposée à la langue
choisie, et rappeler à la France, qui a tendance à l’oublier, que le français
reste pour nous une langue étrangère.