Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

samedi 28 juillet 2018

MAMOUDOU GASSAMA : « ADJUGE ! »


-->

NB : Texte publié dans « Sud-Quotidien » du 26 juillet 2018

Un jeune homme de 22 ans qui escalade à mains nues quatre étages d’un immeuble pour venir au secours d’un petit enfant suspendu dans le vide : c’est un geste courageux qui redonne espoir à tous ceux qui doutaient qu’il y’ait encore au monde des hommes capables de sacrifier leur vie pour sauver un inconnu.

Vidéo virale et buzz !

Quand on apprend que ce jeune homme est un sans-papiers, presqu’un SDF, victime à la fois de la misère installée dans son pays par des politiciens incompétents ou véreux et de l’indifférence des nantis, on a chaud au cœur. On peut être blessé par la vie, avoir les poches vides et le ventre creux et conserver une grande âme.

Quand ce geste est filmé en direct, se mue en vidéo virale versée sur tous les réseaux sociaux du monde, qu’il fait le buzz sur la toile, il devient un spectacle, il éveille des compassions, il sert d’aliment aux médias, il excite les politiques. Il devient incontrôlable, il peut même se retourner contre celui qui l’avait accompli.

Quand le protagoniste de cette histoire, qui est vite devenue une sitcom à plusieurs épisodes, est décoré par la plus haute autorité municipale de la ville où s’est déroulée sa prouesse, on dit :
« C’est naturel après tout, les médailles sont faites pour ça ! ».

Encore  que dans son cas, on pourrait peut-être évoquer la complainte des Tirailleurs Sénégalais, comblés de récompenses symboliques, et qui murmuraient entre eux :
« Assez de médailles, nous voulons des sous ! ».

Quand les autorités du pays de « des-accueil » dans lequel le jeune immigré était entré par effraction lui proposent de le « régulariser », comme si jusque-là il était déréglé telle une rivière sauvage, on dit :
« Bravo ! C’est justement ce qu’il cherchait, et qu’il n’aurait sans doute pas obtenu par d’autres voies… ».

Quand les mêmes autorités lui offrent l’occasion d’apprendre un métier, de trouver un travail, on dit :
« Tant mieux ! Il n’en espérait peut-être pas tant, mais c’était bien cela le but de la périlleuse aventure qui l’avait poussé à traverser cinq pays, un désert et une mer au prix de sa vie ! ».

Quand c’est le Chef de l’Etat lui-même, président « jupitérien » de la « 5e puissance mondiale », qui le reçoit, sous les lambris de son palais, on se dit :
« Pourquoi pas ? D’autres qui ont commis les mêmes actes de bravoure ont eu moins de chance parce que les médias les avaient ignorés. Mais c’est de bonne guerre, cela s’appelle de la com. Les hommes politiques font leur marché où ils peuvent, ils font flèche de tout bois. Ils se collent comme des ventouses aux évènements et aux hommes susceptibles de leur faire gagner des voix, de faire monter leur côte de popularité ! ».  

Un  tête à tête avec un jeune noir en jeans et chemisette, diffusé aux heures de grande écoute, peut bien contribuer à rassurer les banlieues, à faire taire ceux qui vous traitaient d’arrogant ou de « président des riches » !

Des dollars contre du CFA !

Quand ce président lui propose, tout de go, non pas de devenir citoyen d’honneur de son pays, mais de jeter ses racines au rebut et de se faire « naturaliser »,  alors on dit :
« Holà ! Halte ! ».

Parce que, faut-il le préciser, on est en France et non au Canada, et qu’en France, où le communautarisme est une obsession, se « naturaliser » ne signifie pas « s’intégrer » en sauvegardant sa différence, mais, comme l’a rappelé Nicolas Sarkozy, « s’assimiler » à la culture dominante, se couper de ses racines au point de n’avoir plus pour ancêtres que les Gaulois !

Parce que France ou pas, il y a comme une erreur de jugement. La naturalisation ne peut pas figurer au tableau des décorations, entre la Légion d’Honneur et le Mérite Agricole, elle ne s’accroche pas au revers d’un boubou… pardon d’une veste ! Dans la rue, ce que le policier voit, c’est d’abord la couleur de la peau.

La naturalisation, c’est comme une conversion religieuse, on n’y va pas avec une main posée sur votre collet comme si on était conduit au tribunal. Julien Green, écrivain américain né et mort en France, n’a jamais cédé à ceux qui lui proposaient de se naturaliser français.

La naturalisation ne doit être ni une perche qu’on tend au naufragé, ni du miel pour attraper les mouches. Elle ne doit faire l’objet ni de pressions ni de chantage, et on a vu ce qu’a couté à l’athlète Françoise Mbango sa transhumance de sa nationalité d’origine à la nationalité française…

Parce que c’est indécent de faire une telle offre à un jeune homme tout frais émoulu de son village, ébloui et subjugué par les flashes et le décorum. Les cadeaux n’ont de valeur que lorsqu’on peut les refuser et il n’est pas sûr que Mamoudou Gassama, puisque c’est de lui qu’il s’agit, ait les moyens de refuser d’être Français. A son âge et dans sa situation, on peut difficilement résister lorsqu’on vous propose d’échanger vos francs CFA, monnaie captive d’un espace étriqué, contre des dollars acceptés sur tous les marchés du monde. Pour un africain comme lui, le passeport français n’est pas seulement un sésame qui lui ouvre les portes de la France, il lui permettra, paradoxalement, d’être désormais mieux accueilli à l’entrée même de son pays d’origine…

Cet « Adjugé ! » est donc insupportable, de même qu’est inadmissible cette sorte d’OPA sur le petit soninké et qui vise, peut-être, à court-circuiter d’autres offres, y compris celle de Hollywood, toujours friand d’idoles…

Parce que c’est méprisant. Il y a peu, toujours en France, de jeunes Américains ont fait preuve d’actes tout aussi admirables et sauvé des dizaines de vies peut-être. On a célébré leur courage, déroulé le tapis à leurs pieds, mais personne n’a osé leur proposer d’échanger leur nationalité américaine contre la nationalité française. Gassama n’est pas un apatride, il a un pays, une nationalité, mais sans doute a-t-on jugé qu’ils étaient indignes d’un héros.

Parce que c’est suspect. Le pays qui offre une nouvelle identité à Gassama est celui-là même qui  presse les étudiants africains qui  y poursuivent leurs formations, et qui contrairement au jeune immigré sont de culture française, à regagner prestement leurs pays d’origine dès la fin de leurs cursus. Il est vrai que Gassama est appelé à servir dans des secteurs d’activités dont ses citoyens ne veulent pas, en tout cas, avant lui, un autre malien, Cheikh Modibo Diarra, qui deviendra un astrophysicien de renommée mondiale, n’avait pas bénéficié des mêmes privilèges et avait dû  s’expatrier aux Etats-Unis.

Parce que c’est aléatoire. Christiane Taubira avait démissionné du gouvernement pour marquer son opposition au projet de déchéance de la nationalité, mais l’idée fait son chemin, et il n’est pas impossible qu’elle revienne sur le tapis et fasse l’objet d’une loi. Cela signifie que si demain, par malheur, malchance ou  accident, Gassama commettait un crime avec la complicité d’un  «  Français de France », lui seul se verrait  appliquer une double peine et, gros Jean comme devant, se verrait expulser vers son pays d’origine.

Parce qu’une grande nation comme la France doit faire passer ses principes avant ses intérêts. Mamoudou Gassama est en danger de se brûler des ailes qui ont grandi trop vite, il convient non de le pousser à «déraciner son cœur », mais au contraire de l’inviter à ne pas oublier d’où il vient. Ce qu’on attend de lui, s’il est l’homme qu’il a donné l’impression d’être, c’est qu’un jour, « plein d’usage et de raison » acquis dans le pays qui lui a rendu tous ces honneurs, il puisse faire ce qu’avait fait Miriam Makéba. Elle avait choisi d’être plus utile à son pays d’origine qu’à son pays d’accueil, d’être une voix contre l’apartheid, elle avait préféré être « Mama Africa » plutôt que la Madone de Beverly Hills.

A moins qu’on ne considère que tout ce qui est bon en Afrique doive nécessairement s’expatrier…

Aucun commentaire: