Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

mardi 8 mai 2012

« SARKO DIGAGE ! »

NB Ce texte a été publié dans "Sud Quotidien" du 8 mai 2012

Quelle réponse donner aux jeunes Sénégalais, notamment, qui s’étonnent, voire s’offusquent, de l’engouement de leurs compatriotes plus âgés ou plus nostalgiques   pour les élections françaises ?   Que d’abord nous ne pouvons pas rester indifférents à ce qui se passe en France. Nous sommes, nolens volens, liés à elle par des liens anciens et forts, tissés au cours des siècles, marqués souvent de violence  et d’arbitraire, mais qui restent une dominante de notre vécu national. Nous entretenons avec elle des rapports économiques, inégalitaires mais très forts, comme l’atteste la présence massive de sociétés françaises dans notre tissu industriel.

Malgré cinquante ans d’indépendance, nos élites politiques, nos gouvernants restent incorrigiblement à l’écoute des avis de l’ancienne puissance coloniale, comme nous le rappelle la visite précipitée,  et diplomatiquement déplacée, de Macky Sall à Paris, quelques semaines après son élection. Comme si, même si l’examen se faisait au Sénégal, le diplôme, lui, était toujours délivré à Paris… Nous avons la langue française en partage, même si elle est au Sénégal dans une décrépitude avancée. Nous sommes encore, pour tout dire, de culture française, même si aujourd’hui Rimbaud est quasi inconnu de nos élèves et si le rêve des Sénégalais les porte plus vers Manhattan que vers Paname. La France n’est plus la première destination des émigrés sénégalais, mais les sportifs sénégalais sont très présents sur les pelouses françaises, et  il y a plus d’électeurs français au Sénégal  que dans le territoire français de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Ceci dit, nous ne faisons pas d’illusions : le changement de majorité en France ne signifie pas nécessairement une remise en cause de la politique africaine de la France et gardons-nous de célébrer la victoire de François Hollande comme la fin de l’inégalité des termes de l’échange entre son pays et le notre. Mais si nous nous intéressons aux dernières élections présidentielles françaises, c’est que surtout, malgré les contextes différents, Wade et Sarkozy cultivaient les mêmes tares et que d’une certaine manière, le combat mené contre eux, au Sénégal et en France, est inspiré par les mêmes colères et les mêmes frustrations. Tous deux étaient des adeptes de l’omni-présidence, méprisant leur entourage, s’ingérant dans des domaines qui n’étaient pas de leurs compétences. Sarkozy, héritier de deux siècles de démocratie, n’a pas fait moins que Wade, en traitant son Premier Ministre de simple «collaborateur», en réunissant son parti à l’Elysée, en présidant une réunion de mobilisation de fonds pour l’UMP, en s’octroyant des indemnités trois fois supérieures à celles de ses prédécesseurs, en nommant des hommes de son  choix dans des institutions de régulation.

Mutatis mutandis, Nadine Morano et les derniers collaborateurs de Wade tiennent les mêmes discours, usent des mêmes brosses à faire reluire leurs héros respectifs. Si l’on tient compte du passé de la France, c’est une grande tristesse. La seule différence, cette fois à l’avantage de Sarkozy, c’est que celui-ci, après sa défaite, a préféré se retirer des combines électorales, ce qui a sauvé (provisoirement ?) son parti de l’éclatement et, qu’au contraire, Wade a brisé le sien en voulant continuer à en tirer les ficelles.

Cette omni-présidence, partagée par les deux hommes, s’accompagnait évidemment d’arrogance vis-à-vis  de leurs collègues chefs d’Etats et de mépris à l’endroit de leurs rivaux politiques. Sarkozy pensait pouvoir faire une bouchée de Hollande, qui pour lui n’était que le candidat par défaut du PS, Wade n’a jamais pris au sérieux la candidature de Macky Sall, qu’il considérait comme sa créature. C’est cet excès de suffisance qui les a perdus. Tous deux, enfin, croyaient que leur engagement, leur agitation plutôt, suffisait à combler leurs lacunes : Sarkozy se prenait comme le leader du monde, le grand Manitou du G20, et Wade était convaincu qu’il pouvait installer le Sénégal comme membre permanent du Conseil de Sécurité, entre autres illusions. Ils avaient annoncé que leurs défaites seraient immédiatement suivies de catastrophes : il n’y a  pourtant pas eu d’effondrement de la bourse après la victoire de F. Hollande et, après celle de M. Sall, au Sénégal, les salaires sont payés et les bailleurs de fonds n’ont pas pris la poudre d’escampette…

Longtemps les deux présidents ont fait illusion en faisant croire que leur opportunisme était surtout la manifestation de la  realpolitik dont ils faisaient montre. Ainsi tous deux  ont accueilli Kadhafi en grande pompe, avant de le jeter aux orties avec la même mauvaise foi. Sarkozy l’a laissé installer sa tente à quelques pas de l’Elysée, a rabroué sa ministre des droits de l’homme, et fait croire que le Guide libyen était sur le point d’effectuer un virage irréversible vers la démocratie, se proposant même de lui vendre une centrale nucléaire. Wade a reçu le même hôte, le saluant comme le seul vrai militant de l’unité africaine. Puis tous deux ont fait du zèle, le premier en menant la croisade contre celui qu’il qualifiait désormais de dictateur et de criminel, quitte à laisser la Libye exsangue, le second en défiant l’Union Africaine, pour prôner la violence à la place de la négociation et  vanter à Benghazi les thèses défendues par l’Occident.

C’est une convergence de plus entre l’auteur irrespectueux du discours de Dakar et son hôte complaisant, puisque Wade, réputé ne pas avoir sa langue dans sa poche, n’a jamais répliqué à cette insulte. Mais le combat contre Wade et Sarkozy, c’est aussi le combat contre la division et pour le rassemblement  de toutes les composantes de la nation. Quelle régression pour la France de Jean Monnet quand le Président de la République, candidat à sa succession, bâtit sa campagne électorale sur la stigmatisation de l’étranger et le retour aux frontières ! Alors qu’elle a été l’initiatrice et la cheville ouvrière de l’union européenne et que, comme par hasard, les animateurs de la campagne électorale portent des noms aussi peu gaulois que Kosciusko, Yade, Moscovici, ou… Sarkozy. Les vainqueurs des élections française et sénégalaise ont en commun le même slogan, le rassemblement, et il est significatif que leurs adversaires du second tour n’aient reçu aucun soutien des huit et douze, respectivement, candidats éliminés au premier tour.

Les deux anciens présidents ont, à des degrés variables, tenté d’opposer leurs concitoyens entre eux. Wade avait cru nécessaire de distinguer les Mourides, qui seuls méritent des égards, des autres Sénégalais. Il  avait sorti de sa poche cette immonde suspicion de vote ethnique et menacé de sanctions une partie du territoire national. Sarkozy a encore fait pire en pêchant dans les eaux troubles du Front National. Pêle-mêle, la burka, le hallal, les magistrats, les syndicats, les banlieues, les jeunes  ont été érigés en fléaux de la nation, et la reconnaissance du droit de vote des étrangers, aux élections locales, assimilée à une forfaiture. Lorsqu’on est fils d’immigré (ce qui est pourtant le cas de Sarkozy), qu’on est musulman et qu’on habite le 93, on est nécessairement un parasite, un ennemi de la France, on est la cause de la crise  et on porte sur le front le refus de l’intégration. Place de la Bastille, dimanche soir, les drapeaux français étaient mêlés aux drapeaux de plusieurs  nations d’Afrique et d’Europe pour signifier que la France se devait d’assumer son histoire et sa vocation.

Les derniers mois ont été meurtriers pour les hommes providentiels. Même s’il n’y a aucune commune mesure entre Sarkozy et Ben Ali, on ne peut que se féliciter de l’arrivée au pouvoir de présidents « normaux », ni falots ni inexistants, mais qui assument leurs limites, qui prônent une « présidence modeste pour celui qui l’exerce et ambitieuse pour son pays », selon les mots mêmes de François Hollande. Nous  nous devons d’être solidaires des Français, comme nous l’avons été des Tunisiens et des Egyptiens. S’il faut donc répondre aux interrogations des jeunes Sénégalais qui prêchent pour le rapatriement de notre dignité, il faudrait leur dire que le monde est devenu un village planétaire, et que rien de ce qui s’y passe ne doit nous être indifférent, surtout quand le cœur et la raison sont de connivence.

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