Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

jeudi 18 novembre 2021

NAME AND SHAME...

NB : Texte publié dans "Sud-Quotidien" du 11 novembre 2021

Oseront-ils ? Les chefs d’Etat des pays dits pauvres, ceux d’Afrique, d’Amérique Centrale et des Caraïbes, ou ceux du Proche Orient, oseront-ils un jour tenir une sorte de G 100 pour mettre en œuvre cette pratique anglo-saxonne appelée « Naming and Shaming » et interpeller, nommément et solennellement, les nations qui trop souvent les accusent de tous les péchés d’Israël ?

Quand un président français prétend que l’Afrique n’a pas d’histoire, quand son homologue américain dit qu’elle est un « pays de m…», quand un Premier ministre européen tient des propos ouvertement racistes et fait de son pays le repaire de l’extrême droite mondiale, les Africains, notamment, n’ont pas le droit de se taire…

Il y a quinze ans déjà, dans un de ses derniers livres, Mongo Beti les interpellait par ce cri de colère : « Africains, si vous parliez ! » Cette injonction est plus que jamais d’actualité, mais il ne s’agit plus seulement de parler, il s’agit de passer aux actes et de proclamer qu’il existe des nations et des gouvernements qui méritent d’être mis au pilori, ce qui est le sens de l’expression anglaise citée plus haut, parce que leurs dirigeants, non contents de mettre en danger la survie sur terre de l’espèce humaine, bafouent la solidarité humaine, portent atteinte aux droits et à la dignité de milliers de personnes, tout en revendiquant leur appartenance à la seule civilisation qu’ils reconnaissent. Mais, comme le dit un de leurs philosophes, peut-on être civilisé si on ne sait même pas ce qu’est la civilisation ?

Sont-elles la marque de la « civilisation » ces images qui ont scandalisé le monde et qui montrent des policiers de la nation la plus riche du monde, les Etats-Unis, pourchasser à cheval et au lasso, comme au beau temps des westerns, des Haïtiens, des hommes ,des femmes et des enfants, pour les sommer de passer sur l’autre rive d’un fleuve! Ou celles, moins connues mais tout aussi inhumaines, de milliers de migrants servant de punching-ball entre les Biélorusses, qui les manipulent par de fausses promesses, et les Polonais et Lithuaniens, qui les repoussent, au fusil ou par des chiens, et les contraignent à survivre dans un no man’s land de boue et de glace. Ou encore celles de migrants en détresse dans la «jungle» de Calais, auxquels des policiers français arrachent, pour les déchirer, leur seul bien, les abris de toile qui les protègent du froid.

Toutes ces images ne peuvent pas faire oublier celles, devenues si banales, de migrants dont les embarcations chavirent tous les jours en Méditerranée, qui sont rejetés de port en port et dont les sauveteurs eux-mêmes sont trainés devant la justice… Ce qui se passe aujourd’hui à la périphérie des pays européens et des Etats-Unis d’Amérique est proprement terrifiant et révélateur sur l’état d’esprit de ceux qui se considèrent comme la conscience universelle.

La majorité de leur l’opinion est indifférente à ces tragédies, quand elle ne les justifie pas, au point que dans un pays qui se dit être «la patrie» des Droits de l’Homme, un dangereux virus, le zemmourite, a déjà contaminé la droite classique et a commencé à gangrener la gauche, comme le montrent les récents propos tenus par un ancien ministre socialiste. Et comble de malheur, il n’y a plus, ni en France ni ailleurs , de grandes voix (Bertrand Russel, Jean Paul Sartre, Stéphane Hessel etc.) pour s’ériger en barrières et offrir leurs voix, voire leurs corps, pour condamner toutes ces dérives C’est tout de même un paradoxe que des pays qui, pour, la plupart, ont bâti largement leur prospérité sur l’exploitation des richesses d’autres pays ,qui avaient fondé des colonies à des milliers de kilomètres de leurs frontières, qui avaient occupé des territoires en repoussant les populations autochtones vers les terres les plus hostiles ou simplement en les exterminant, érigent désormais des barricades de murs, de barbelés ou de fils électriques pour empêcher l’arrivée sur leur sol de populations «mises sur le chemin de l’exil» ,souvent par les interventions intempestives de leurs gouvernements .

On comprend encore moins qu’ils s’auto-séquestrent et oublient si facilement ce mot de Jean de La Fontaine :« la raison n’habite pas longtemps chez les gens séquestrés ». Car il s’agit bien de cela : de raison ! Sinon, comment expliquer que dans le pays le plus développé de la terre, les membres du Congrès relaient les messages des mouvements complotistes et que 15 % de la population, ce qui représente tout de même quelque 45 millions de personnes, soient convaincus que, dans le monde d’aujourd’hui, « les leviers du pouvoir sont contrôlés par une cabale d’adorateurs de Satan pédophiles » ? Comment comprendre que dans un pays qui vante souvent son esprit cartésien, il y ait des foules pour accueillir un homme déjà condamné pour incitation à la haine religieuse, et croire à la menace imminente d’une submersion de leur pays par des hordes de Musulmans sans bagages et les mains nues ! Et Eric Zemmour, car c’est de lui qu’il s’agit, qui n’est pas à une contradiction près et c’est cela qui rend son combat absurde, prêche pour une France«pure», jusqu’aux prénoms de ses citoyens, et sans immigrés, mais aussi pour le maintien de sa présence en Nouvelle Calédonie, à près de 20.000 km de ses cotes, là où s’opère précisément un «remplacement» qui lui n’a rien d’imaginaire !

Si pour mettre en place ce tribunal des puissants, il s’avère difficile de constituer un G 100 des bafoués, pourquoi ne pas faire appel au G 54 qui a le mérite d’exister ? Il s’agit, bien sûr, de l’Union Africaine, qui pourrait, en s’inspirant de l’expérience du Royaume Uni, « nommer, pour leur faire honte » les Etats ou gouvernements qui ont « agi de manière fautive ». Les accusés devront répondre de leurs promesses jamais tenues, d’un G 7 à un G 20, en passant par toutes les COP. Ils devront dire pourquoi ils laissent prospérer chez eux des régimes dirigés par des autocrates racistes et xénophobes, alors qu’ils se sont proclamés garants du respect de la dignité humaine. Pourquoi ils laissent une partie de leur « élite » politique multiplier, impunément, des propos portant atteinte aux droits de l’homme ou bafouer l’histoire ou la culture de communautés entières. Pourquoi ils prêchent la paix et s’enrichissent par la vente d’armes, n’hésitant pas à dresser des états les uns contre les autres pour alimenter leur sordide commerce…

Si cela ne suffit pas pour leur faire prendre conscience de leurs responsabilités, alors n’hésitons pas à sortir l’artillerie lourde. La traite négrière, l’esclavage outre Atlantique, les violences coloniales qu’on veut tellement nous faire oublier, c’est eux ! L’extermination de peuples entiers, illustrée par celle des peuples amérindiens, si brutale et si violente qu’elle aurait, selon un historien, élevé la température au sol dans la région, c’est encore eux ! Et si cela ne suffit toujours pas, alors revenons à ce qui est à la mode, à ce qui fait l’actualité, surtout après l’échec, prévisible, du Sommet de Glasgow. Car le réchauffement climatique, la fonte des glaciers, la montée des eaux marines, les émissions de CO2, Tchernobyl et Amoco Cadiz… c’est toujours eux ! Alors messieurs les donneurs de leçons, encore un effort ! Grouillez vous ! Si la terre va mal, c’est de votre faute, et si elle brûle vous serez les principaux perdants car c’est vous qui profitez le mieux d’elle !

lundi 1 novembre 2021

LES CHEFS D’ETATS AFRICAINS POURRONT-ILS ENCORE PARTICIPER DECEMMENT A UN SOMMET FRANCE-AFRIQUE ?

NB : Texte publié dans "Sud-Quotidien" du 26 octobre 2021

Les chefs d’États africains qui avaient pris goût à se prélasser dans les palaces de la Cote d’Azur à l’occasion des sommets France-Afrique peuvent au moins se consoler : la rencontre qui s’est tenue à Montpellier n’est pas un sommet ! En bon français un sommet c’est «une réunion entre personnes à la tête d’une hiérarchie» (état, institution etc.), alors que le raout du 8 octobre était un happening, un «show à l’américaine», selon la presse française, et son médiatique maitre de cérémonie un animateur de radio et de télévision.

C’était une sorte d’Etats Généraux au cours desquels des hommes et des femmes, majoritairement jeunes, mais dont aucun ne peut se prévaloir d’un mandat en bonne et due forme, sont chargés de soumettre leurs Cahiers de Doléances au Grand Manitou qui les avait convoqués. Des souvenirs qui me restent de l’histoire de France, il me semble que la dernière assemblée réunie sous cette appellation avait produit des résultats qui étaient loin d’être ceux qu’en attendait la partie invitante…

Mais ce n’est qu’une maigre consolation car, quel que soit le nom qu’on lui donne, la rencontre de Montpellier est d’abord un camouflet, voire une provocation, une escroquerie par moments, pour tous ceux qui étaient les commensaux habituels d’un rendez-vous vieux de près d’un demi-siècle. Faisant fi du fait que ces assises étaient devenues un patrimoine commun puisqu’elles se tenaient alternativement en France et en Afrique, un des participants a décidé, seul, d’en changer le format, si brutalement que même ses représentants en Afrique ont regretté qu’aucune explication ne leur ait été fournie en amont…

Ce faux sommet est choquant dans sa forme, blessant par sa méthodologie laquelle a consisté à « sous-traiter l’avenir de l’Afrique », en s’abritant derrière le paravent de sherpas étrangers, plutôt que de prendre le risque de faire appel à l’expertise locale. Ces conseillers embedded, qui rappellent les « coopérants » d’autrefois, ont malheureusement subi la double peine puisque non seulement ils se sont retrouvés en situation inconfortable vis-à-vis de l’opinion de leurs pays d’origine, mais qu’en outre leur commanditaire a fait peu cas de leurs recommandations, dans l’esprit sinon dans la lettre.

C’était de toute façon un rendez-vous anachronique, celui d’un « empire qui ne veut pas mourir » puisqu’il existe un Sommet Union Européenne-Union Africaine et que rien ne justifie un Sommet France-Afrique. La France n’est plus qu’une puissance moyenne dont le PIB est inférieur à celui de la Californie et le bilan financier du sommet de Montpellier en offre une parfaite illustration. Son annonce la plus spectaculaire, destinée à « soutenir la société civile dans ses actions en faveur de la démocratie » au profit de 54 nations rassemblant 1,2 milliard d’habitants, s’élève à… 30 millions d’euros, soit 6 % du budget du PSG pour la saison 2021- 2022 ! Trente millions, sur trois ans, alors que M. Macron est à six mois de la fin de son mandat, qu’il rassemble moins de voix que celles de ses deux adversaires d’extrême droite et que l’arrivée au pouvoir de l’un quelconque d’entre eux remettrait automatiquement en cause tous ses engagements. Mais même s’il est réélu, comment faire confiance à un Président que certains appellent Caméléon et d’autres le Traitre ? La réunion de Montpellier est enfin un rendez-vous illégitime.

D’abord parce que son initiateur n’a pas convié la « société civile »africaine, mais seulement la partie de son choix et qu’il y a beaucoup d’absences injustifiées, notamment celle d’empêcheurs de tourner en rond qui ont consacré leur vie à promouvoir l’émancipation politique et culturelle du continent et à combattre cette Françafrique dont il nie l’existence.

La douzaine de garçons et de filles qui ont eu l’opportunité de s’exprimer ont quelquefois tenté de bousculer leur hôte, mais c’était peine perdue parce que c’est ce dernier qui leur a fixé et qui distribue le temps de parole, qu’il s’exprime sans limites et qu’il a toujours le dernier mot. Ajoutez à cela qu’un terrible soupçon pèse sur cet exercice qui aurait été répété comme pour une vulgaire sitcom ! Elle est illégitime aussi parce qu’un président français n’est pas la personne la plus qualifiée pour initier ou diriger un débat sur « l’engagement citoyen » des Africains, ce qui était l’un de ses cinq thèmes. N’est-il pas du reste insultant que son hôte ait consacré à des invités venus souvent de très loin, moins de temps que celui qu’il passe à visiter les stands du Salon de l’Agriculture ? N’est-il pas pour le moins inélégant qu’il ait choisi pour accueillir la rencontre une ville dont la plus haute autorité, le préfet, s’est illustrée récemment par ses provocations, menaçant de procéder au désencombrement humain de la cité, de la « nettoyer » (au karcher ?) de ses bidonvilles, dont certains ont été mystérieusement incendiés, sans cacher qu’il userait de violence, parce que dit-il, « c’est la loi qui est brutale » !

Au total, et c’est sans doute l’un de ses paradoxes, on peut dire que le « Sommet Macron »contient tous les ingrédients de la bonne et veille Françafrique. Il est fondé sur deux postulats dont le premier est que l’Afrique est pauvre, mal gouvernée, et qu’elle n’a besoin que de subsides, même si ses gouvernants les gèrent mal, et d’armes pour protéger les régimes « amis ». Le deuxième postulat c’est que, pour le bien des Africains, ces soutiens ne doivent venir que de la France ou de ses alliés, ce qui est la preuve que M. Macron est trop jeune pour se remémorer cette réplique de Nelson Mandela à Bill Clinton qui lui reprochait certaines de ses amitiés : « M. le président, vos ennemis ne sont pas forcément les nôtres ! » Les présidents changent, mais le malentendu perdurera jusqu’à ce que Paris comprenne que les foules qui défilent à Bamako ou qui saccagent les enseignes françaises à Dakar ont des revendications qui sont loin d’être du domaine alimentaire. Elles veulent que la France mette un peu plus d’ordre et de logique dans sa politique africaine, et la rhétorique de M. Macron à Montpellier n’a pas réussi à justifier le deux poids deux mesures, qui permet d’absoudre Ouattara et Deby fils et de condamner d’autres. Elles veulent que la France respecte ses partenaires africains, car si le Mali s’est senti « abandonné en plein vol » c’est qu’il a été tenu à l’écart des décisions qui ont conduit à la remise en cause de la présence militaire française sur son propre territoire. Qu’elle honore ses engagements, dans leur plénitude et ne se contente pas des effets d’annonce et que quand elle promet de lever le secret-défense sur la mort de Thomas Sankara, qu’elle ne se limite pas à ne rendre que des pièces secondaires, en prenant soin de garder celles issues des cabinets du président Mitterrand et de son Premier ministre Jacques Chirac…

Elles veulent que l’Afrique ne serve pas simplement d’argument de campagne électorale, parce qu’ à Montpellier Emmanuel Macron a voulu tout à la fois gagner la sympathie de la diaspora africaine en France ( celle qui vote, parce que toutes les voix sont utiles pour vaincre l’extrême droite), apparaitre comme le président qui va au secours des plus pauvres( alors qu’on l’accuse d’être le « président des riches ») ,et celui qui sait parler aux jeunes, contrairement aux présidents africains qui ne brillent guère dans cet exercice ! Mais si son ambition était de « réinventer les relations franco-africaines », on peut dire que c’est raté. Il n’a pas su profiter de la présence de représentants de l’Afrique de demain pour faire un pas de plus que ses prédécesseurs, lui qui avait déclaré que « la colonisation est un crime contre l’humanité », alors qu’il n’était encore qu’un simple candidat. Il n’a pas osé suivre l’exemple des gouvernements du Royaume Uni, de l’Allemagne ou de la Belgique qui ont tous reconnu les crimes commis par leurs pays pendant la période coloniale, au Kenya, en Namibie et au Congo. Il n’a pas compris que les Africains étaient prêts à tourner cette page douloureuse, mais à condition qu’on prenne le temps de la lire, ni qu’offrir Maurice Papon en victime expiatoire ne suffit pas pour apaiser les souffrances nées des violences coloniales. Ni pour faire oublier que rien que pendant la période qui s’étend entre la fin de la deuxième guerre mondiale et la fin de la rébellion algérienne, plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants sont morts dans des massacres et des conflits coloniaux dans lesquels la France est impliquée, pas seulement en Algérie mais aussi en Tunisie, au Cameroun ou à Madagascar !

On attend désormais la riposte des chefs d’états africains. Pourquoi, à leur tour, ne convoqueraient-ils pas la « société civile » et la jeunesse françaises, à Soweto par exemple, pour leur apprendre comment bâtir entre elles et les jeunesses d’Afrique des ponts qui ne soient pas faits que de belles envolées lyriques !

vendredi 10 septembre 2021

ALPHA CONDÉ OU DE MANDELA À MUGABE...


NB : Texte publié dans "Sud-Quotidien" du 8 septembre 2022

Il est plus court, sa pente plus glissante qu’on ne croit, le chemin qui mène de Mandela à Mugabe et la brutale chute d'Alpha Condé. Illustration de cette vérité selon laquelle le pouvoir change un homme et le pouvoir absolu le change absolument, nous plonge dans la perplexité et dans une grande tristesse.

PARADOXAL ET PREVISIBLE ? 

Sa chute est un paradoxe parce qu’elle est le fait de celui qui, au propre (si l’on se fie à l’image le montrant tenant un parapluie au-dessus de la tête du président guinéen) comme au figuré, était chargé de lui servir de bouclier contre ses potentiels ennemis. Mamady Doumbouya commandait en effet ce qu’on pourrait appeler la garde prétorienne de Condé, une unité d’élite mieux équipée que le reste de l’armée, choyée par le président de la République qui vantait l’efficacité et la séduction de son chef. Doumbouya était si sûr de ses pouvoirs qu’il aurait, nous dit-on, cherché à s’émanciper de son ministre de tutelle pour ne plus relever que de la seule autorité du chef de l’exécutif.

Pourtant, si sa rébellion (sa trahison diront certains, qui oublient que lorsque la trahison réussit on lui donne un autre nom) constitue un paradoxe, elle n’est pas une exception dans le monde politique, comme le montrent les déboires rencontrés par le roi Hassan II avec les généraux Oufkir et Dlimi, élevés l’un et l’autre au rang de maires du Palais. On peut même dire que, dans le cas du colonel Doumbouya, cette rébellion était prévisible et que c’est plutôt Alpha Condé qui a manqué de vigilance ou qui a fait trop confiance à sa bonne étoile, peut-être parce que, comme le disait De Gaulle, « la vieillesse est un naufrage ».

L’ancien président guinéen ne pouvait pas ignorer les prises de position vigoureuses exprimées par celui qui n’était encore que le Commandant Doumbouya à l’occasion d’un colloque organisé en 2017 par l’Etat-major français sur le thème « Prise en compte de l’inter culturalité (sic) dans les actions militaires ».

Seul Africain à présenter une communication devant un aréopage de haut gradés français, celui qui était désigné par l’appellation « stagiaire à l’École de Guerre », n’avait caché ni sa frustration ni ses critiques devant ceux qu’il appelait les « Blancs » et qui étaient peu coutumiers à ce ton de la part de leurs partenaires africains, civils ou militaires. Il avait exprimé son dépit de voir que ses homologues français qui étaient en mission dans son pays, et passaient une bonne partie de leur temps à faire du tourisme, étaient reçus et consultés par le président de la République qui les traitait en conseillers avisés, alors qu’aucun officier africain ne pouvait avoir un accès direct auprès du président de la République française. Il avait même, d’une certaine manière, annoncé les couleurs en s’étonnant que les militaires français appelés à des taches de formation en Guinée obtiennent systématiquement du pays hôte tous les moyens nécessaires à leur mission, alors que lui, officier supérieur guinéen, se voyait refuser les armes et les munitions nécessaires à l’entraînement de ses troupes, au motif qu’il pourrait s’en servir pour faire un coup d’État !
Malgré tout, la semonce du Commandant Doumbouya n’avait pas été pas été prise au sérieux et, quatre ans plus tard, le Colonel Doumbouya est donc passé à l’offensive, justifiant par la même occasion les craintes de ses supérieurs. Les armes dont il déplorait l’insuffisance suffisaient pour l’occasion, surtout qu’il a fait un coup d’État low cost, sans grandes démonstrations de forces, sans morts, d’après ce qu’on en sait, se contentant de capturer le Chef, ce qui est la meilleure illustration que dans nos pays, le pouvoir repose entre les mains d’un seul. Après cette prise majeure, les ministres et chefs des institutions ont préféré déférer à sa convocation plutôt que de passer pour des «  rebelles  », au risque de se faire huer par les badauds et moquer par les journalistes, la télévision nationale a fait comme si rien ne s’était passé, pendant vingt-quatre heures on parlait toujours de « tentative » de coup d’État, et ce sont les «  jakartas  » de Conakry qui serviront d’escorte à la première sortie des putschistes !

Si Alpha Condé avait le cœur à regarder les images de cette journée du 6 septembre, il verrait les membres de son gouvernement, dont beaucoup avaient retourné leur veste pour bénéficier de ses faveurs, alignés en rangs d’oignons pour écouter la tirade de son bourreau et invoquer la volonté divine pour expliquer ce brutal changement…

QUE DE REGRETS ET QUEL GACHIS !

Mais le coup d’état du 5 septembre est d’abord une source de tristesse. Parce que la prise des rênes de l’État par les armes n’est jamais une bonne solution et que la destitution de Condé brise encore notre rêve d’une passation de pouvoir en Afrique par la seule voie des urnes, pacifique et démocratique. Parce que sa déconfiture met à mal une autre de nos illusions, celle qui nous faisait croire qu’en élevant le niveau de recrutement de nos chefs d’État nous avions plus de chance de voir éclore des régimes attachés aux droits des citoyens et au respect de nos différences.

Dans cette épreuve, le perdant, ce n’est ni Idy Amin Dada ni Yahya Jammeh, ce n’est pas un affreux brutalement propulsé à la tête de l’État sans aucune initiation ni bagage politique, mais un universitaire, un acteur de la vie politique de son pays qui en a subi les affres, connu la prison et le bannissement et même peut-être risqué la mort. Non content d’accéder au pouvoir dans des conditions pour le moins troubles, il a vite renié les idéaux dont il se réclamait dans sa jeunesse quand il militait au sein de la FEANF, et plus tard comme opposant aux régimes de Sékou Touré puis de Lassana Conté. On espérait qu’il serait Mandela, sans la légende, il aura été Mugabe, sans la hargne nationaliste, le Mugabe de la fin, qui n’avait plus d’autre ambition que celle de durer. Il aura gouverné la Guinée pendant plus longtemps qu’aucun président américain n’a dirigé les États-Unis, à une exception près, mais les images que l’on gardera de sa chute et de celle d’un autre universitaire, Laurent Gbagbo, pour illustrer les revers de fortune de nos dirigeants politiques, pourraient se réduire à celles distillées par les réseaux sociaux et les montrant incrédules et solitaires, habillés de chemises de couleur, faussement décontractées… avec cette différence que l’ancien président ivoirien avait l’air moins désinvolte et n’était pas houspillé par un soldat qui le sommait de reconnaître qu’il n’avait pas été maltraité.
Alpha Condé n’a pas transformé le sort de ses concitoyens, il n’a pas su tenir tête aux manœuvres d’affairistes comme Bolloré, il n’a pas su faire front aux démons de l’ethnicisme et de la corruption, il n’a pas vidé ses prisons de leurs détenus politiques, il a réprimé les manifestations dans le sang, il s’est mis à dos ses voisins en fermant ses frontières sur des allégations mensongères… Et puis il y a eu la faute de trop : il n’a pas pu résister au démon du troisième mandat ! Mais, ce qu’il ne savait pas et que l’expérience nous a appris, c’est que le troisième mandat, on le commence, mais on ne le termine jamais…


 

lundi 5 juillet 2021

LA VÉNÉNEUSE SOLITUDE DES HOMMES DE POUVOIR

NB : Texte publié dans "Sud Quotidien" du 5 juillet 2021

Le drame des hommes (et des femmes) qui exercent des responsabilités nationales au niveau le plus élevé c’est que, très vite, et quelquefois sans qu’ils s’en rendent compte, ils deviennent sourds aux bruits qui montent de leurs populations et prisonniers de leur entourage. Ils ne sont plus entourés que d’hommes et femmes ouverts à leurs caprices, prêts à faire leurs louanges, à leur répéter chaque matin qu’ils sont infaillibles et irremplaçables. Les experts et les techniciens cèdent la place aux courtisans, la diversité des avis à l’unanimisme, et c’est le début d’un aveuglement aux conséquences souvent imprévisibles.

C’est un phénomène aussi vieux que le monde et plus le pouvoir est absolu, plus la solitude est grande et plus elle est vénéneuse, jusqu’à devenir toxique pour celui qu’elle emprisonne, qui considère désormais que toute critique portée contre ses actes est un affront personnel, sans doute parce qu’il ignore ce proverbe chinois : «Les vérités qu’on aime le moins apprendre, sont celles qu’on a le plus d’intérêt à savoir.»

L’homme de pouvoir (car ce sont souvent des hommes qui accèdent à ce niveau) finit ainsi par se déconnecter de la réalité et par ne voir son pays que sous le visage avenant que sa cour lui présente pour le rassurer. Il n’est pas seulement seul, il est, dans l’hypothèse où il est de bonne foi, manipulé à force d’être aveuglé. Ce phénomène a un nom : c’est celui de « village Potemkine », du nom de ce ministre de l’impératrice de Russie, Catherine II, qui avait la réputation de construire autour des villages des façades luxueuses en carton-pâte pour cacher à la souveraine la misère de son peuple.

Cette lointaine évocation historique n’a d’autre objet que d’introduire notre vrai sujet : un médecin serait, si on en croit la presse, sur le point d’être sanctionné sévèrement parce qu’il a écrit que dans la circonscription médicale où il exerce son sacerdoce, tout n’allait pas comme dans le meilleur des mondes ! Lorsqu’un agent de l’Etat enjambe la voie hiérarchique pour s’adresser à l’opinion, c’est que généralement il est à bout de patience ,ou qu’il ne fait plus confiance à sa hierarchie. On peut le réprimander pour avoir manqué aux convenances administratives, mais on n’a pas le droit de tourner la page qu’il a écrite sans l’avoir lue…

Dans le cas qui nous concerne ici, l’important ce n’est pas, et il le revendique, que ce médecin soit de l’opposition, puisque dans le service public chacun est au service de la communauté et qu’à ce titre, pour paraphraser Mark Twain, il a un devoir de fidélité envers son pays, à toutes les occasions, mais il n’a de devoir de fidélité envers son gouvernement que quand celui-ci a raison. Mettons donc de côté les sorties hors sujet et les envolées corporatistes, inévitables dans ce type d’interpellation, pour ne nous attacher qu’aux faits exposés. Ce qui est dès lors important, c’est d’abord de savoir si ce fonctionnaire est bien ce qu’il prétend être. Est-il, non un agent sans aucune responsabilité et aux informations peu fiables, mais un syndicaliste assumé et surtout le chef d’un service essentiel à la préservation de la vie, celle de la mère comme celle de l’enfant, dans une région longtemps abandonnée à elle-même et démunie des infrastructures sanitaires les plus élémentaires ?

Est-il un fonctionnaire qui exerce son métier depuis six ans dans cet environnement reconnu parmi les plus hostiles du pays, qui y passe 300 nuitées par an, et reste huit mois sans quitter son lieu de travail ? Si ces affirmations s’avèrent exactes, alors cela suffit déjà pour que nous autres qui sommes nés et avons grandi dans cette région, même si le titre foncier que nous y possédons ne se mesure qu’en mètres carrés, lui tirions le chapeau bas, le célébrions comme un héros, voire comme un stakhanoviste du travail. Nous ne savons que trop que notre région a toujours été considérée comme un purgatoire, que les fonctionnaires qui y sont affectés n’y viennent que contraints et forcés, en général au début de leur carrière professionnelle, et qu’ils s’empressent de la quitter à la première occasion.

C’est une affirmation facile à vérifier, et le ministère de la fonction publique peut aisément établir que cette région n’est pas celle où ses agents se font de vieux os ! Ce qui est plus important encore, et tout aussi facile à vérifier, c’est de savoir si les propos qui ont soulevé l’ire des autorités sont conformes à la vérité. Est-il donc exact, dans cette région aussi vaste que la Belgique (ou les trois régions de Thiès, Diourbel et Kaolack réunies, soit trois fois la superficie de la république de Gambie), que l’un des trois départements qui la composent, qui ne fait pas le quart de sa superficie et rassemble moins de la moitié de ses habitants, concentre, à lui seul, les trois hôpitaux qui y sont en activité ?

Ce déséquilibre aurait été sciemment accentué par l’ouverture du dernier né de ces hôpitaux, qui se trouve à quelque 70 km des deux premiers (eux-mêmes distants de 10 km !), mais aussi à 20 km d’une autre structure comparable mais située dans la région voisine. N’est-il pas donc légitime de se poser la question de savoir si le choix du site de cette troisième infrastructure a obéi à des raisons objectives ou si au contraire, il est le reflet du favoritisme dont aurait bénéficié un élu local, connu pour son entregent, mais qui n’a aucune compétence en la matière, ni en rien d’autre d’ailleurs ? Ne serait-ce pas pour cette raison que les autorités sanitaires de la région n’auraient pas été associées au projet et se seraient trouvées devant le fait accompli, comme l’affirme le médecin protestataire ?

Est-il vrai que le personnel de ce joyau est en réalité fantomatique et que rien ne prouve que ceux qui y étaient au moment de son inauguration y seront encore, à temps plein, dans les semaines et les mois à venir ? Est-il vrai que, par contraste, un autre département de la région, qui à lui seul représente la moitié de sa superficie, dispose d’un seul médecin et ne possède que 4 ambulances, dont une seule en bon état ?

Certes ce département ne concentre que 10% de la population de la région, mais la philosophie qui a présidé à sa création n’était-elle pas précisément d’offrir à cette circonscription, peu gâtée par la nature, et à ses habitants, que leurs activités soumettent à des déplacements multiples, l’occasion de trouver les moyens de mieux vivre et de sortir de leur isolement ? Est-il vrai que le grand projet hospitalier annoncé en grande pompe et salué par les populations d’un département dont les privilèges sont ainsi définitivement consacrés, est pour le moment, un éléphant blanc, qui ne repose sur aucune étude technique sérieuse ? Est-il vrai, enfin, que le chef-lieu de la région a été lifté juste pour créer l’illusion d’une ville propre et bien gérée, comme si ses élus et ses administrateurs avaient lu et assimilé les préceptes de Grigori Potemkine ?

Si ces affirmations sont fausses, alors le devoir des autorités est de les démentir, preuves à l’appui et cas par cas, de confondre leur auteur devant l’opinion, ce qui est la plus sévère des sanctions.

Si, au contraire, elles sont fondées, alors ce médecin aura, comme il le dit, « participé à la concrétisation des politiques publiques ». Sa détresse d’être plus souvent amené à signer des certificats de décès qu’à délivrer un certificat d’accouchement devrait émouvoir les plus hautes autorités qui, plutôt que de le sanctionner, devraient saluer sa vigilance et sa bonne volonté. Mais, surtout, elles devraient s’attacher à réparer les injustices qu’il dénonce, car si la justice est, selon le Coran, un acte de piété, elle doit être le premier devoir des gouvernants…

mercredi 16 juin 2021

EN AFRIQUE LE COVID NE TUE PAS QUE DES CORPS

 NB : Texte publié le 16 juin dans Sud-Quotidien


Les pythies du Nord avaient laissé entendre que « le virus chinois », comme l’avait baptisé le fantasque président Trump, ferait des ravages en Afrique. Il allait faire sur notre continent ce que Nicolas Sarkozy avait promis de faire dans la banlieue parisienne : il allait nous passer au karcher ! Jean Marie Le Pen a dû sauter de joie, à faire tomber son œil de verre, lui qui, il y a quelques années, avait placé tous ses espoirs sur « Mgr Ebola » pour « régler en trois mois » une de ses hantises : l’explosion démographique en Afrique qui, selon lui, alimente l’émigration vers l’Europe. Le fondateur du FN avait d’autant plus de motifs d’espérer que cette fois, ce serait la bonne que, contrairement à Ebola, le Covid-19 ne se cantonnerait pas au Golfe de Guinée et dans la cuvette congolaise et surtout, qu’il y avait au moins quatre bonnes raisons pour que le continent africain ne résiste pas à sa marée !

La santé à géométrie variable

La première raison est que sa prévention et son traitement allaient exiger des moyens qui n’étaient pas à la portée des chancelantes économies africaines : masques renouvelables, ventilateurs, respirateurs, concentrateurs et unités de production d’oxygène, équipements de protection des personnels de santé, tests, etc. Les budgets des pays du continent, qui pour la plupart ne font pas de la santé une priorité nationale, ne feront pas le poids face au coût exorbitant de ces outils et installations que, par ailleurs, ils ne produisent pas. Force est de reconnaître que ces appréhensions étaient justifiées, du moins si l’on se réfère à l’enquête menée à l’institut marseillais du célèbre professeur Raoult selon laquelle une visite de patient aurait été facturée 1 264 euros (plus de 800.000 CFA), soit 3 800 euros pour les trois rendez-vous nécessaires pour effectuer la consultation, le bilan sanguin et l’électrocardiogramme ! Et encore, on est en France où la sécurité sociale prend en charge 80 % des frais, ce qui n’est le cas dans aucun pays africain…

La deuxième raison pour laquelle, nous disait-on, le continent africain ne pourrait pas échapper au désastre, c’est que pour venir à bout d’un virus aussi inédit et sournois que le Covid-19, il faut de la discipline et un engagement citoyen, deux qualités que l’on ne reconnaît guère aux Africains. Sans compter, ajoutait-on, qu’ils sont encore, pour la plupart, sous l’emprise de l’ignorance et des pouvoirs occultes, et donc hostiles au progrès ! L’accusation était fondée puisqu’on a entendu un « communicateur social » sénégalais affirmer publiquement que la réputation de sainteté de nos guides religieux suffisait, à elle seule, pour nous protéger de la propagation du virus !

La troisième raison invoquée par les experts est que les économies africaines sont primaires, les entreprises africaines sont majoritairement informelles, elles ne sont donc pas adaptées au travail en ligne, qui est l’une des solutions retenues pour faire barrière à l’épidémie. Et d’ailleurs avec quel argent les États et les chefs d’entreprises africains payeraient-ils l’équipement nécessaire à cette délocalisation et le manque à gagner consécutif au confinement ou aux arrêts de travail ?

Enfin, et c’est une quatrième raison, les Africains n’ont aucune chance dans la course aux vaccins puisqu’ils n’ont ni laboratoires performants ni chercheurs motivés financièrement. Comme dans ce domaine, et dans bien d’autres, le dernier mot revient toujours aux payeurs, ils ne seront servis qu’en dernier lieu, peut-être trop tard, avec les restes laissés par les pays nantis, à condition que ceux-ci mettent fin à leurs propres querelles et aux coups fourrés qu’ils s’échangent. Ici encore le constat est amer puisque, plus d’un an après le déclenchement de la pandémie, le taux de vaccination, qui est de 67% en Israël et dépasse 50% au Royaume-Uni, était à moins de 3% dans tous les pays africains (à l’exception du Maroc) et que certains d’entre eux n’ont même pas encore commencé de véritable campagne de vaccination ! Mais un petit espoir nous viendrait-il de France ? En effet, tout comme le président Sall avait menacé de rétrocéder à la Gambie les vaccins offerts au peuple sénégalais, le président Macron aurait annoncé que la France allait distribuer aux pays africains une partie de ses vaccins … AstraZeneca, ceux dont ses compatriotes ne veulent plus et qui sont déjà proscrits chez certains de leurs voisins. La générosité a tout de même des limites !

Nous ne sommes pas donc au bout du long tunnel du Covid, mais, le malheur étant un grand maître, la pandémie nous a au moins appris que si nous vivons dans le même village planétaire interconnecté, nous vivons aussi dans un monde où l’état sanitaire reste plus que jamais à géométrie variable…

Nous relèverons-nous culturellement du Covid ?

Pourtant, tout ne s’est pas déroulé conformément au scénario qui nous avait été annoncé. Que s’est-il donc passé ? Est-ce, pour une fois, notre dynamisme démographique qui nous a sauvés du désastre ? Est-ce nous qui, grâce à nos anticorps, avons su résister au virus ? Est-ce lui qui, considérant qu’à « vaincre sans péril on triomphe sans gloire », a préféré s’attaquer prioritairement aux plus forts ? En tout cas les chiffres sont là et ils sont édifiants. L’Afrique (1,2 milliard d’habitants soit presque le cinquième de la population mondiale) ne compte encore qu’environ 3% des malades et 3% des décès dus au Covid dans le monde, et encore un tiers des cas répertoriés sur le continent vient d’un seul et même pays. Le virus a fait cinq fois plus de morts sur le territoire des États-Unis que sur l’ensemble de l’Afrique, pourtant quatre fois plus peuplée ! On nous objectera que nos chiffres manquent de fiabilité, ce qui est souvent vrai. Mais si la maladie avait pris des proportions comparables à celles qui ont été observées en Inde ou au Brésil, qui ne sont pas non plus des modèles en matière de statistiques médicales, cela se saurait et se verrait par les médias.

Mais ce seul constat statistique ne nous autorise pas à pavoiser et nous savons que nous ne sortirons pas indemnes de cette pandémie. Car si dans les démocraties du Nord les mesures prises pour limiter sa propagation ont alimenté un vif débat sur la restriction des libertés individuelles qu’elles impliquent, provisoire, mais insupportable déjà pour certains, chez nous il y a une autre source d’inquiétude. Les contraintes et restrictions imposées à nos populations pour lutter contre la pandémie ne vont-elles pas, à la longue, créer de nouvelles habitudes, provoquer la levée, sans doute définitive, des derniers remparts qui protégeaient ce qui nous restait d’exception culturelle ? La pandémie a certes tué, relativement, peu de personnes en Afrique, mais elle est en train de ruiner les fondements mêmes de notre mode de vie séculaire. Les seules armes qui étaient à notre disposition pour la combattre étaient des armes uniquement préventives qui nous imposent des usages qui blessent notre commun vouloir de vie commune, tout particulièrement dans nos vieilles sociétés soudano-sahéliennes.

Il y a d’abord ce masque qui est la barrière privilégiée dans la lutte contre la contagion, ce morceau d’étoffe qui cache ce que nous montrons avec le plus de plaisir, notre sourire, et qui ne s’accorde ni à nos costumes ni à notre climat. Ce n’est pas que nos sociétés aient ignoré son usage, mais dans nos traditions ancestrales, un masque ne se portait jamais seul, il va avec sa tenue. Et puis, qu’il soit en bois, en tissu ou en cuir, il n’est pas seulement un objet fait pour l’œil et que l’on adapte à son goût, c’est un instrument idéologique, une œuvre vivante ! Le masque anti-Covid ne parle pas à notre culture, et il n’est donc pas étonnant que son port soit ignoré, voire raillé, dans nos campagnes ou à l’intérieur de nos foyers, et que dans les villes on le porte comme un bavoir.

Mais le plus grave est ailleurs et au-delà de cet artifice, c’est toute notre conception de l’art de vivre qui est mise à mal par la lutte contre le Covid.

Jusqu’à ce que l’explosion urbaine ne nous contraigne à des économies d’espace, nous avions préféré vivre dans de vastes concessions où se côtoient plusieurs générations et plusieurs ménages. C’est encore le cas dans le pays profond où vivre à six est un sort fort peu enviable…

La seule existence d’un « établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes » (Ehpad) nous révolte et nous scandalise car, pour nous, la famille c’est le contrat d’assurance pour une vieillesse sereine. De toute façon la place des vieux n’est pas à côté de ceux qui achèvent leur existence, mais auprès de ceux qui sont appelés à affronter les périls de la vie.

Nous aimons les agapes, les repas en commun où chacun glisse son bras pour accéder au plat, jeunes et vieux réunis, au point qu’un de nos proverbes dit que l’enfant aux mains propres c’est celui qui accepte d’être le commensal des anciens et qui peut ainsi nourrir sa tête en même temps qu’il nourrit son ventre.

Nous aimons nous serrer la main, geste nécessaire qui n’est pourtant que le préambule ou la consécration du long rituel de nos salutations. Nous aimons frotter nos mains contre celles des autres, effacer les barrières ou marquer la déférence, au point que celui qui ne se plie pas à cet exercice, dans la rue ou sur les lieux de travail, même face à des inconnus, passe aux yeux de tous pour un goujat qui manque d’éducation.

Nos cérémonies de baptême, de mariage, nos dévotions et nos funérailles ne peuvent se faire que dans la cohue, ce sont des occasions de retrouvailles presque toujours joyeuses et de partage. Une cérémonie « dans l’intimité » n’est-elle pas suspecte par nature ? L’affluence est en effet la jauge de la considération témoignée à ceux qui reçoivent ou de l’urbanité, voire de la sainteté, de celui qui quitte le monde des vivants.

Nous avons rarement besoin de la science d’un psychologue pour apprivoiser nos traumatismes, parce que, pour nous, l’homme est le remède de l’homme et qu’il n’y a pas de malheur individuel.

Comment pouvons-nous nous, de bonne grâce, nous plier aux règles qu’impose la lutte contre le Covid quand toutes ces marques, ces postures, nous sont interdites, rationnées ou suspendues ? « Confiné », quel mot affreux, quand chez nous, seules les veuves sont soumises au confinement ! Rester chez soi, ne pas en bouger, alors qu’on est tenu de rendre des visites aux aînés, ne recevoir personne, alors qu’on a la mission d’accueillir et d’instruire les plus jeunes ! Manquer à un devoir aussi élémentaire que celui d’aller partager les joies et les peines d’un parent ou d’un voisin ! Ne pas s’asseoir, ne pas manger côte à côte et s’isoler chacun dans son coin, comme si on était fâché l’un contre l’autre ! Rien n’est plus contraire à notre mode de vie que « la distanciation sociale », nous qui considérons que l’homme seul est forcément un homme malheureux et que celui qui s’isole est, qu’il le reconnaisse ou non, un schismatique ! !

Le Covid ne nous a pas exterminés physiquement, comme certains l’avaient prophétisé, mais il pourrait asséner à nos cultures un rude coup de poignard. C’est une menace d’incendie de ce qui faisait notre vraie force, notre sens de la cohésion familiale et de la solidarité communautaire. De ce qui expliquait que, malgré notre dénuement, nous suscitions quelquefois l’envie de sociétés qui ont acquis l’abondance, mais n’arrivent pas à cacher leur insatisfaction. Cette pandémie, dont on ne voit toujours pas le terme, risque de nous précipiter, inexorablement et définitivement, dans l’ère de l’individualisme et de l’indifférence vis-à-vis de nos prochains, et les questions que nous devrions désormais nous poser sont celles-ci :

« Nous relèverons-nous, culturellement, du Covid ? Est-ce que notre combat contre lui et les concessions que nous avons dû faire lors de son passage laisseront des traces ? Dans quel état d’esprit serons-nous, le jour, imprévisibles, où nous ne serons plus sous sa menace ? » 

mardi 25 mai 2021

SENGHOR EST MORT !

NB : Texte publié dans Sud-Quotidien du 25 mai 2021


« Nous sommes le seul pays africain francophone qui ont des UVS… Nous sommes le seul pays africain… qui vont recevoir un lot de 6000 ordinateurs...». Je voudrai d’abord rassurer tous ceux qui me font le plaisir de me lire quelquefois dans les colonnes de ce journal : ces propos ne sont pas de moi. Hélas ! Hélas, parce qu’on aurait pu me les pardonner en invoquant mon âge, car la presse n’est pas souvent tendre pour les personnes dites du troisième âge, puisqu’on y lit souvent ce genre de fait divers : « un vieillard de 60 ans a été renversé par une charrette ». 

Hélas, parce qu’on aurait pu penser qu’il s’agit forcément de propos tenus dans l’intimité, puisque je ne suis pas de ceux auxquels on tend un micro, qu’il s’agit d’une opinion personnelle, lancée à la légère, au fil d’une conversation…

Hélas, parce que ces propos ont été tenus par un ministre de la République et que le seul fait que celui-ci leur ait survécu est la preuve, pour ceux qui en doutaient encore, que Senghor n’est plus aux affaires.

Parce que ces propos ont été tenus sur une télévision à vocation nationale, face à l’interviewer vedette de la chaine, et à une heure de grande écoute et qu’ils n’ont pas échappé à la presse.

Parce qu’il ne s’agit pas d’un simple lapsus, puisque le bafouement d’une règle aussi élémentaire que l’accord du verbe avec son sujet, qui attire ici notre attention, a été répété à plusieurs reprises.

Parce qu’il ne s’agit pas de n’importe quel ministre, mais de celui qui est chargé de l’enseignement supérieur, censé être la référence suprême du bon usage de la langue française.

Parce que c’est précisément en français, langue officielle du Sénégal, que s’exprimait le ministre, la langue par laquelle se fait l’acquisition du savoir dans nos écoles, nos collèges, nos lycées et nos universités. Une langue dont les règles fondamentales sont fixées depuis des siècles, gravées sur du marbre et que nos maitres et nos professeurs s’acharnent à enfoncer dans la tête de nos enfants, même quand elles heurtent leur raisonnement, car le français qu’on écrit n’est pas forcément celui qu’on entend !

Quelle sera désormais la crédibilité de nos éducateurs, si celui qui aurait dû donner l’exemple foule aux pieds ces règles ? Au fond, tous ceux qui enseignent la grammaire française auraient dû manifester dans la rue, voire observer un jour de grève, car c’est la fiabilité même du savoir qu’ils dispensent qui est remise en cause. Je ne sais pas si notre pays est « le seul pays africain qui ont des UVS », mais je peux dire que c’est le seul pays francophone qui ont si peu de respect pour Grevisse et les Robert ! Car l’arbre du ministre cache la forêt des Sénégalais, étudiants, enseignants, hommes et femmes de la politique ou de la société civile qui, sur les ondes des radios (y compris sur RFI, la « radio mondiale »), ainsi que sur les écrans de télévision, font croire que le pays qui a été à l’origine de la Francophonie est devenu celui où la langue française est la plus mal parlée.

Senghor est bien mort, et une autre preuve est que le théâtre Daniel Sorano, qu’il avait fondé, est fermé : ses portes sont ouvertes mais sa scène est désespérément vide. Depuis combien de temps n’y a-t-on pas joué une pièce de théâtre, une vraie, avec un texte de qualité, quelle que soit sa langue, qui enrichit le cœur et l’esprit ? Le théâtre n’est pas le seul à avoir déserté Sorano où ne retentissent plus les sonorités de l’Ensemble instrumental, où ne résonnent plus les pas des danseurs de Sira Badral. Mais il n’y a pas que le théâtre .Le premier long métrage cinématographique « négro-africain » réalisé en Afrique est l’œuvre d’un cinéaste sénégalais, et notre pays ne compte pratiquement qu’une salle de cinéma.

Le premier artiste noir admis à l’Académie française des beaux-arts est sénégalais, et aucune de ses œuvres ne figure dans nos rues et dans nos places. Il est vrai que ce paradoxe ne se limite pas à la culture puisque le Sénégal qui, depuis des années, figure au premier rang africain dans le classement des équipes nationales de football, ne possède aucun terrain de football homologué pour une rencontre internationale !

Senghor est mort, lui qui cultivait la ponctualité, et si l’exactitude est la politesse des rois, alors tous nos politiques sont d’une incorrigible incivilité. Toutes les réunions qu’ils président, toutes les rencontres auxquelles ils sont conviés, se tiennent avec des retards qui ne se résument pas au quart d’heure de courtoisie mais peuvent s’étirer sur des heures.

L’imponctualité est devenue le travers le mieux partagé au Sénégal et elle est à l’origine d’un cercle vicieux : l’important ce n’est plus de venir à l’heure, mais juste de venir avant les officiels, forcément en retard, dont l’arrivée conditionne le début des travaux ! Ce manque de ponctualité n’est pas seulement une marque d’impolitesse, c’est aussi un énorme gaspillage de temps et d’énergie qui contribue à administrer chaque jour la preuve qu’au fond, si nous ne sortons pas du sous-développement, c’est que nous ne travaillons pas assez.

Dis-moi avec quel retard se tiennent les réunions chez toi, et je te dirais dans quelle catégorie de pays tu vis ! Senghor est mort, lui qui se tenait à égale distance des religieux, alors qu’aujourd’hui entrer en politique c’est commencer par se chercher un guide religieux et que nos présidents ont besoin d’un copilote pour nous gouverner. C’est un attelage périlleux, d’abord pour le religieux car la politique est toujours une forme de compromis, voire de compromission, mais aussi pour les gouvernants, parce que l’affaissement du politique marque le début du désordre.

Cette confusion des rôles est un frein à nos libertés, et si au temps de Senghor on pouvait aller en prison pour avoir critiqué le pouvoir, aujourd’hui on peut se faire lyncher pour avoir exprimé une opinion religieuse qui ne reflète pas, dans ses moindres détails, la doxa ambiante. J’aurai pu multiplier les exemples et, contrairement à ce que pensent certains, les reproches formulés plus haut ne sont pas « un détail de notre histoire ».

Évidemment tout l’héritage de Senghor n’est pas à perpétuer et il y a aussi des usages qu’il avait instaurés ou maintenus dans notre pays et que nous avons eu bien raison de jeter aux oubliettes. Je citerai, à titre d’exemple, ces vestes à queue de pie qu’il s’imposait et imposait à son protocole, par tous les temps, ainsi que son mépris des tenues africaines. Il n’était pas non plus un modèle de démocrate, son patriotisme était pour le moins trouble, et les vingt ans pendant lesquels il a gouverné notre pays ont été de dures années pour ceux qui se battaient pour le desserrement de la pression de l’ancienne métropole sur notre économie et sur nos esprits. Mais il faut lui reconnaitre ce mérite qu’il avait tenté de nous guérir de ce qu’il appelait nos « thiakhaneries » où se mêlent à la fois le culte de l’arrangement (le massala), une grande légèreté (« garaawul ! »), et l’illusion que notre pays est béni de Dieu.

Senghor avait fait plus que prêcher l’exemple, il avait créé ex nihilo une administration pour nous apprendre « l’organisation et la méthode ». Malheureusement les résultats n’avaient pas été à la hauteur de ses espérances et aujourd’hui, plus de quarante ans après son départ du pouvoir, on peut dire que, dans ce domaine comme dans d’autres, nous avons peu appris et beaucoup oublié…

ÉMISSIONS RFI EN MANDENKAN ET EN FULFULDE OU QUAND LA "RADIO MONDIALE" FAIT LA LEÇON AUX RADIOS AFRICAINES


NB : Texte publié dans Sud-Quotidien du 20 janvier 2021

L’implantation à Dakar des antennes de Rfi en mandenkan et en fulfulde et le démarrage effectif d'un programme renforcé dans ces deux conglomérats linguistiques représente un événement majeur dans notre paysage médiatique. On ne peut donc que regretter que la presse ouest-africaine en général et sénégalaise en particulier, ne lui ait pas consacré la place qu'il méritait.

Le choix de la capitale sénégalaise pour accueillir cette structure n’allait pourtant pas de soi. Dans la sous-région, notre pays n’est pas en effet celui qui abrite les communautés mandenkan et fulfulde les plus nombreuses ni même les plus mobilisées pour la défense de leurs cultures respectives et nos médias, radios et télévisions, ne leur consacrent qu’une faible part de leurs programmes, quand ils ne les ignorent pas tout simplement.

A défaut de Bamako, black listée par la France, Abidjan, pour le mandenkan, ou Conakry, pour le fulfulde, auraient été des choix plus objectifs car même si ces dernières capitales ne se trouvent pas dans leurs aires géographiques traditionnelles, les populations de langue dioula et peule y exercent une forte influence en raison de leur poids culturel ou économique. On peut donc dire que le choix de Dakar est, d’une certaine manière, une forme d’illustration de « l’exception sénégalaise», le signe que, grâce à la relative sérénité de sa vie politique, à l’esprit de tolérance de ses populations et à leur cohésion sociale, notre pays mérite sa réputation de terre d’accueil et de stabilité. C’est donc une fois encore, l’occasion d’inviter nos politiques, et tout particulièrement nos dirigeants, à préserver cet acquis et à en faire le fondement même de notre culture politique... Mais l’important est bien ailleurs que dans cette faveur accordée à notre pays et qui, peut-être, a d’autres motivations moins avouables.

L’important, c’est d’abord le seul fait que ces émissions, diffusées depuis une terre africaine, soient placées sous la responsabilité de femmes et d’hommes locuteurs des deux langues, formés au métier de journaliste, initiés aux méthodes modernes et ouverts au monde extérieur. Cela nous change des « animateurs » formés sur le tas et dont quelques-uns ont été choisis par leur entregent plus que par leur compétence, ou des « communicateurs traditionnels » souvent enclins au travestissement ou à la laudation, et qui constituent le gros des troupes de ceux qui servent les langues locales sur nos antennes.

Avec Rfi, les auditeurs en fulfulde ou mandenkan ont désormais accès aux mêmes informations que ceux qui l’écoutent en français et peuvent participer à des émissions interactives calquées, par exemple, sur le modèle d’émissions aussi populaires que « Appel sur l’actualité » ou « Alors on dit quoi? ». C’est un changement de qualité significatif car, au Sénégal comme dans les autres pays de la région, les émissions en langue locale, même lorsqu’elle est appelée pompeusement « langue nationale » alors qu’elle s’est à peine émancipée de son vieil statut colonial de langue vernaculaire, tournent généralement autour des faits divers, quand elles ne se contentent pas de faire du folklore ou de la pseudo histoire.

Enfin, et ce n’est pas anodin, l’offre éditoriale de Rfi en mandenkan et en fulfulde est à la fois indépendante des pouvoirs locaux, politiques mais aussi religieux, plus fiable et plus pluridisciplinaire puisque tous les sujets sont abordés : la jeunesse, la santé, le genre, l’économie, l’environnement et bien sûr l’actualité, sans compter la revue de presse... Mais le plus important, c’est sans doute que ces émissions brisent le carcan colonial dans lequel étaient enfermées nos cultures et nos parlers et qui a fait que nos indépendances ont ajouté à la balkanisation de nos pays celle de nos langues. Les chaînes de radio sénégalaises qui émettent en wolof ne se préoccupent guère du wolof diffusé en Gambie, quand elles ne le tournent pas en ridicule, le mandingue propagé par nos radios ne profite pas non plus des subtilités engrangées par le malinké de Guinée ou par le dioula de Côte d’Ivoire.

La situation est encore plus rocambolesque pour les populations de langues peules qui constituent, peut-être à une exception près, des groupes minoritaires,, éparpillés sur un vaste archipel. Les émissions de Rfi en mandenkan et en fulfulde nous rappellent à tous qu’une langue n’est pas une nationalité, qu’elle est avant tout une culture...

Evidemment, pour parvenir à cet exploit, il a fallu que Rfi se dote de nouveaux moyens, mais elle s’est surtout donné du temps en augmentant les crédits horaires consacrés aux deux langues, tout en facilitant le relais de ses émissions par les radios communautaires et en offrant même à ses auditeurs la possibilité de la suivre sur les réseaux sociaux et sur les ondes courtes...

La balkanisation de nos langues, amplifiée par le fait qu’elles ne sont pas généralement enseignées à l’école et qu’elles n’ont pas de supports écrits, a eu pour conséquence de faire d’elles, non des traits d’union entre les populations qui les véhiculent, mais des idiomes nationaux, reconnaissables par leurs accents ou leur vocabulaire... Je ne peux pas me prononcer sur les sentiments des auditeurs de Rfi en mandenkan, mais je ne crois pas me tromper en affirmant que ceux qui l’écoutent en fulfulde sont partagés entre la curiosité et l’émotion face à la confrontation, toute pacifique, de parlers d’une même famille qui, à leur grand désespoir, s’écartent les uns des autres au fil des jours. Ils sont sensibles aux efforts que font les journalistes venus du Sénégal, du Mali, du Burkina Faso ou de Guinée pour d’abord se comprendre entre eux avant de se faire comprendre par leurs auditeurs et de construire par petites touches une lingua franca compréhensible par tous. J’espère que leurs auditeurs sont prêts, à leur tour, à fournir le même effort, à se plier au même exercice et à s’apercevoir qu’ils parlent tous la même langue.

D’ores et déjà, on peut dire que pour la première fois et sur une même radio les différences s’estompent entre pulaar, fulfulde, fulani et que chaque parler enrichit l’autre. Pour la première fois enfin, une chaîne de radio de grande diffusion émet chaque jour, sept jours sur sept, et deux heures durant dans une langue parlée par des dizaines de millions de personnes réparties dans près de quinze pays. C’est une double révolution.

lundi 17 mai 2021

NAQBA, AN 73 !

NB : Texte publié dans "Sud Quotidien" du 17 mai 2021

En 1948 une catastrophe, une « naqba », s’abattait sur les populations arabes vivant en terre palestinienne depuis…depuis toujours, quand plus de 700.000 d’entre elles furent sommées, par des menaces en tous genres, par la peur ou par les armes, par des promesses jamais tenues, de quitter leurs maisons, leurs terres, leurs champs, leurs entreprises, pour un exode qui ne devait durer que le temps d’une petite guerre, au point que beaucoup d’entre elles n’ont rien emporté et que certaines ont juste pris la peine de fermer leurs portes.

Depuis lors, 73 années sont passées et la guerre n’est toujours pas finie, la naqba est devenue le quotidien de ces fugitifs qui, avec leurs descendants, représentent aujourd’hui une population de cinq millions de femmes, d’- hommes et d’enfants, disséminés dans plusieurs pays, vivant en situation précaire et quelquefois dans des abris provisoires.

L’Etat d’Israël a été bâti sur des ruines et sur l’injustice et si, il y a 73 ans, ses fondateurs poussaient les Palestiniens à l’exode, aujourd’hui ses dirigeants pourchassent ceux-ci jusque dans leurs réduits, jusque dans leurs refuges, avec un mépris des lois internationales, avec un acharnement qu’on a du mal à comprendre. Comme on a du mal à comprendre qu’une nation dont la légitimité est fondée sur l’injustice subie par son peuple durant des siècles, use des mêmes armes contre un autre peuple, qui n’est même pas celui qui lui avait fait subir les pires affres de son histoire !

Cruel revers du destin : les opprimés se sont mués en oppresseurs, au grand désespoir de nombreux israéliens, fidèles à la vocation historique de leur pays, qui militent pour une cohabitation pacifique et pour le respect des droits des minorités et dont les voix sont malheureusement étouffées. Israël,  «  état-nation-du-peuple-juif » est aujourd’hui le seul pays au monde où le droit à l’égalité entre tous les citoyens est explicitement banni de la constitution, ce qui encourage à la fois la discrimination et le racisme, le seul qui pratique, au XXIe siècle, la « colonisation » en terre étrangère, le seul qui applique une discrimination sanitaire, en situation épidémique , au sein des populations qui relèvent de son autorité, et c’est par ailleurs le seul gouvernement à recourir à l’assassinat ciblé pour éliminer des savants, en plein jour, dans la rue ! Je ne reviendrais pas sur le long chapelet d’exactions exercées sur les Palestiniens depuis plus d’un demi-siècle. Je ne reviendrais pas sur Sabra et Chatila, bain de sang « suscité et facilité » par l’armée israélienne selon les termes mêmes de leurs alliés américains. Je ne reviendrais pas sur l’assassinat de Cheikh Yassine, paraplégique de près de 7O ans qui, après avoir échappé à une bombe lancée par un avion F16, est exécuté par un tir de missiles (qui fera 7 victimes collatérales), à la sortie d’une mosquée, après la prière de l’aube. Je ne reviendrais même pas sur les conditions que vivent aujourd’hui les 200000 habitants arabes de Hébron, « colonisés de l’intérieur », prisonniers, dans leur propre ville, d’un millier de colons israéliens … Je ne m’en tiendrais qu’à ce qui se passe depuis quelques jours et qui rend obsolète la rhétorique brandie régulièrement par les démocraties occidentales selon laquelle Israël a le droit de se défendre alors que c’est toujours ce pays qui prend l’initiative d’attaquer.

A ce Premier Ministre, poursuivi pour de multiples affaires de corruption, qui se cramponne au pouvoir comme un vulgaire président africain, qui est en panne de gouvernement et qui cherche à retarder les échéances et à détourner les regards. Alors quoi de plus opportun, quand tout va mal, que de réveiller les volcans, car il y a un volcan au cœur de la Palestine, il s’appelle Jérusalem et dans son cratère il y a la mosquée Al Aqsa. Je m’en tiendrais à cette tentative d’expulsion de leurs maisons de familles arabes installées à Jérusalem Est, que l’Onu considère pourtant comme une violation du droit international. Ce n’est pas la première fois qu’Israël défie le monde et cette opération participe par ailleurs à la « dés-arabisation » de la vieille ville qui abrite des lieux considérés comme sacrés par les Musulmans. Je m’en tiendrais aux défilés des nationalistes politiques juifs qui appellent à tuer les Arabes, aux forces de police qui envahissent le troisième lieu saint de l’Islam, pas n’importe quel mois, mais celui du ramadan, pas à n’importe quelle date, mais pendant la « nuit du destin ». Le spectacle de grenades lacrymogènes jetées sur des hommes en prière, l’irruption de soldats en armes et en bottes dans une mosquée, celle d’Al Aqsa, auraient dû soulever l’indignation à Ryad ou au Caire, et, malheureusement pour les Palestiniens, seul le Hamas a été sensible à leur détresse. Je m’en tiendrais à la diffusion de fake news annonçant l’entrée imminente de soldats israéliens dans la bande de Gaza et qui se sont révélés être un piège pour pousser les populations civiles à chercher refuge dans les tunnels et en faire des proies faciles en cas de bombardements.

Je m’en tiendrais à ce phénomène nouveau, les Arabes israéliens, jusque-là très coopératifs, qui n’en peuvent plus de tant d’injustice, et qui n’hésitent plus à affronter, les mains nues, la police et les extrémistes juifs, les seuls à avoir le droit de porter des armes. Je m’en tiendrais à ces bombardements à Gaza, qui ne visent plus des cibles « militaires » mais des habitations et des équipements sociaux, et aussi des médias susceptibles d’informer l’opinion mondiale. Le bombardement d’un immeuble de 15 étages serait sans doute passé inaperçu si l’américaine Associated Press n’y avait pas son siège. On pourrait dire, en paraphrasant Aimé Césaire, que « l’admirable est que le Palestinien ait tenu », car cette liste pourrait s’allonger. Mais à quoi bon poursuivre, puisque nous affirment le ministre français de l’Intérieur, et à sa suite, plus curieusement, la maire socialiste de Paris, toute manifestation de soutien au peuple palestinien ne peut être qu’une manifestation de haine ?

Puisque proclamer, comme l’a fait Human Rights Watch mais sur la base d’une enquête minutieuse, que le gouvernement israélien pratique bien une forme d’apartheid est considéré comme un acte antisémite ? Aujourd’hui Israël a réussi la prouesse de rendre sacrilège toute contestation de sa politique intérieure et extérieure. Les Occidentaux se bouchent les oreilles et ferment les yeux et pourtant, les nationalistes politiques israéliens sont bien plus dangereux pour l’avenir de la paix dans le monde que les jihadistes islamistes.

Contrairement à ces derniers, ils ne sont pas dans la clandestinité, ils ont pignon sur rue, sont ménagés par le Premier Ministre et sont représentés au parlement israélien. Ce qu’ils disent, eux et leurs pendants ultra-orthodoxes juifs, est terrifiant comme l’a révélé une enquête d’une chaine de télévision française. Ils sont racistes et le revendiquent, ils sont conquérants et fiers de l’être. Pour eux Israël n’englobe pas seulement la Judée et la Samarie, ses frontières vont jusqu’à l’Euphrate à l’est et jusqu’au Nil à l’ouest, parce que selon la Thora, toute cette terre leur appartient.

Pour eux il n’y a pas de place pour les Arabes sur cet espace et ils sont prêts à user de toutes les armes, y compris les plus brutales, pour arriver à leurs fins. Un proverbe peul dit qu’une querelle de lézards près des feux d’une cuisine peut engendrer une catastrophe aux proportions incontrôlables, quand la queue d’un des reptiles fait sauter un tison, qu’une braise enflamme la toiture de la case où dormait un petit bébé, que la mère de l’enfant se précipite dans les flammes etc.

Demain quand les extrémistes israéliens, qui sont tout près du pouvoir, mettront leurs menaces à exécution, les Européens et les Américains diront, comme ils l’avaient fait en 1944, qu’ils ne savaient pas…