Si Charlie-Hebdo
n’est pas mort, il est défiguré !
Un
journal adulé, presque vénéré, est paru sous le même titre, mais il est bien loin
de celui qui, avant le 7 janvier, avait pour devise « l’indépendance à
tout prix ! » et se vantait de ne rien devoir à personne, d’être libre,
et indifférent aux honneurs.
De 30.000 à 7.000.000 d’exemplaires !
Si Charlie
est défiguré, ce n’est pas, principalement, la conséquence de la disparition
tragique de ses fondateurs, de ses plus grandes plumes, de ses caricaturistes les
plus imaginatifs. Même si les « survivants » paraissent plus
sensibles à l’appel des médias que ne l’étaient les fondateurs et qu’ils ont
tendance à accréditer l’idée que la crudité des mots, pour ne pas dire la grossièreté,
sont les seuls vrais labels de leur journal, y compris dans les moments les
plus émouvants…
Si
Charlie est défiguré, c’est qu’il n’y a rien de commun entre le journal
besogneux, souvent à court d’argent mais jamais à court d’imagination, porté
par l’engagement de ses animateurs, et l’hebdomadaire
« milliardaire », gavé d’argent et de soutiens, y compris ceux venant
de ceux qu’il décriait. Il y a quelques semaines, l’ancien Charlie était sur le
point de disparaitre pour une dette de 100.000 euros, le nouveau va pouvoir
disposer d’un matelas de plus de 20 millions d’euros, en dons et recettes,
après avoir réussi le joli coup de diminuer le nombre de ses pages sans baisser
son prix ! Il pourrait même se payer le luxe d’aller au secours de ses
anciens protecteurs.
Si
Charlie est défiguré, c’est qu’il n’y a
rien de commun entre les 30.000 à 60.000 exemplaires qui n’étaient écoulés que
grâce au militantisme de lecteurs aficionados qui le lisaient par choix
personnel, et les millions d’exemplaires que s’arrachent des files d’acheteurs
sur commande qui, dès potron-minet, font la queue devant les kiosques, comme on
le faisait naguère devant les vespasiennes. Il n’y a rien de commun entre les
lecteurs du vieux Charlie, unis par un même idéal, et ceux d’aujourd’hui dont
les motivations sont disparates et qui brandissent le journal comme un trophée
de guerre. Jusqu’où d’ailleurs montera le tirage de ce journal ? Un million,
trois, cinq, et plutôt sept millions d’exemplaires : c’est un tirage biblique !
Le journal est devenu un objet de consommation courante, une sorte d’Almanach
Vermot dont chaque famille française devrait posséder un exemplaire et il
faudrait désormais le faire rembourser par la sécurité sociale. N’oublions pas
aussi ceux qui spéculent sur le titre, ceux qui se sont enrichis sur ses
dépouilles ou sur sa légende en reprenant ses dessins, ceux qui se font de la
publicité en se déchirant sur des mémoires. Bref, ce journal est devenu pour
beaucoup une bonne affaire !
Avant,
on lisait Charlie par plaisir, par révolte, depuis son dernier numéro on le lit
par devoir civique, par patriotisme, par snobisme quelquefois, ou pour pouvoir,
sans risque, exprimer une haine longtemps retenue. L’ancien Charlie faisait des
caricatures de « Mahomet » par esprit de dérision, (et à l’occasion
renflouer ses caisses !), le nouveau est quasiment condamné à faire des
caricatures de « Mahomet » pour conserver ses nouveaux groupies, et il
lui faudra plus de 15 jours pour renouveler son inspiration !
« Ceci n’est pas mon Prophète ! »
Qu’il
le veuille ou non, le journal libertaire, ennemi des corps constitués et des
bien pensants, est devenu l’instrument des politiciens qui le portent en bandoulière,
une banque nationale d’émotions, une fondation universelle. Il est sur les
façades des édifices publics, il est en fait devenu l’officiel de la caricature.
C’est peut-être parce qu’il est devenu une institution française qu’à Zinder,
au Niger, on a brulé des bâtiments et des symboles de la France.
Le
vieux Charlie ne faisait pas de publicité ? Le nouveau est subventionné par l’Etat
et d’autres sponsors plus ou moins vertueux, la publicité, on la fait pour lui
et à sa place, et même si ces soutiens sont sans contrepartie, il n’a plus que
le choix entre l’ingratitude et la soumission.
Charlie
fait désormais l’unanimité en France, c’est son boulet, car ce n’est jamais un
bon signe pour un journal ! Le destin de l’unanimisme en politique,
c’est de se fissurer au contact des réalités, sitôt passé le temps de
l’émotion.
Les
irréductibles de « Je suis Charlie »
ont donc d’ores et déjà perdu le soutien de ceux qui pensaient que le slogan
exprimait, en priorité, la fraternité des hommes, le droit à l’expression pour tous,
mais dans le respect des uns pour les autres, la condamnation de la violence,
de tous les racismes et de toutes les intolérances. C’était sur ces bases que beaucoup,
et notamment les représentants de pays d’Afrique ou d’Asie, avaient pris place
au sein de la « Marche pour la République », et le paradoxe
aujourd’hui, c’est que ceux qui clamaient leur esprit de tolérance en scandant
« Je suis Charlie »
deviennent intolérants à l’endroit de ceux qui crient « Je NE suis pas Charlie » !
Plus
significatif, le Charlie des survivants n’a pas été suivi par ceux dont
l’opinion compte le plus à ses yeux, puisqu’à New York, comme à Londres et même
à Copenhague, les médias, écrits et audiovisuels, se sont abstenus de reprendre
ou de relayer ses caricatures et mis quelquefois en doute le sens de
responsabilité de ses dirigeants. La tolérance, y rappelle-t-on, ce n’est pas
tout laisser faire. Peut-être les Français réaliseront-ils que la laïcité à la
française n’est pas universelle, qu’à force de radicalité, elle est devenue une
sorte de religion, et que le tout repressif, les initiatives et mots malheureux
de politiciens et journalistes en quête d’audience, ne suffiront pas à calmer
le désarroi des cités.
Charlie
a perdu des amis sans gagner les réticents, car la poursuite des caricatures
n’a fait qu’amplifier la colère de ceux qui lui reprochent de s’en prendre indistinctement aux musulmans, et même
d’une certaine manière, de s’en prendre plus à ceux qui sont fidèles à la
doctrine islamique et la vivent au quotidien qu’à ceux qui l’invoquent mais la
bafouent. Ce n’est pas tant d’ailleurs la caricature qui blesse les premiers
puisqu’après tout, le « Mahomet » représenté par Charlie leur paraît
peu vraisemblable, peu conforme à l’image qu’ils se font de Muhammad, et qu’ils
auraient pu se contenter de dire : « Ceci n’est pas notre
Prophète ! ». Car, faut-il le répéter, l’humour n’étant pas le
monopole de l’Occident, ce qui les choque en vérité ce n’est pas la caricature,
mais l’ignorance et le mépris qu’elle véhicule souvent.
C’est
non le plaisir de faire rire mais l’envie de blesser…
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