NB : Texte d'une conférence prononcée en décembre
2014 devant les élèves du Prytanée Militaire de Saint-Louis
*Ndar: Ndar est le nom local, précolonial, de la ville de
Saint-Louis-du-Sénégal.
Les Saint-Louisiens ont été souvent saisis par la tentation,
légitime, de réveiller cette belle au bois dormant que symbolise la première
capitale de l’AOF et chef lieu du Sénégal colonial, jusqu’en 1958, et tenter de
lui redonner un peu de son souffle d’antan. Dame : plus de trois cents
cinquante ans d’histoire, connue et attestée par des archives, constitue un
gisement exceptionnel sous nos latitudes,
un fonds de commerce dont l’inventaire pourrait remplir plusieurs press-books
alléchants… Reste à savoir si les jets d’eau, les obélisques et… la nostalgie
suffisent pour entretenir une légende et, surtout, préparer l’avenir d’une cité
désormais dépouillée de ses fonctions régaliennes.
Bien choisir ses emblèmes !
La vraie question,
celle que je veux poser aujourd’hui, est celle-ci : de quelle cause les
Saint-Louisiens doivent-ils être les champions ? N’ont-ils pas tort de
brandir toujours comme seuls signes de ralliement Faidherbe, Pierre Loti ou
Mermoz, les « Cahiers de doléances »
ou la représentation au parlement français ? N’ont-ils pas tort de porter en
bandoulière un inguérissable spleen et de cultiver un splendide isolement qui leur donne l’air d’être une sorte de
« minorité ethnique » au sein même de leur propre région ?
Je commencerai
par évoquer quelques scènes vécues.
Scène 1. Il y a
déjà plus de trente ans, j’ai commis ici, dans le Bulletin de la Chambre de Commerce,
avec la complicité du regretté Pape Cissé, une série d’articles consacrés aux
« noms de rues à Saint-Louis ». Paradoxalement plusieurs
Saint-Louisiens, dont des notables, m’accusèrent alors de dénigrement et de lèse-majesté,
alors que mon seul objectif était de les instruire sur le caractère anecdotique,
quelquefois quasi-accidentel et souvent inapproprié, voire anachronique, de
certaines dénominations et de démontrer que l’on pouvait remettre en cause la
plupart d’entre elles sans se renier [1].
Scène 2. A la même période,
à Lille où j’avais accompagné la délégation municipale pour le jumelage entre
les deux villes, j’assistai à la gêne de nos hôtes, membres du Parti socialiste
français, devant la glorification de l’ancien gouverneur Faidherbe. S’ils
étaient sensibles à la mémoire du général républicain vainqueur à Bapaume, en
France, ils étaient en revanche peu disposés à entendre l’éloge d’un conquérant
colonial sabreur de populations civiles…[2]
Scène 3. Quelques
années plus tard, accompagnant à Saint-Louis un ministre de l’éducation qui se faisait
un devoir de promouvoir un réarmement patriotique de notre jeunesse,
j’assistais, éberlué, à la plaidoirie de « cadres saint-Louisiens » qui
préféraient honorer le vainqueur de Médine et de Loro plutôt que le fils de
Halwar. Qu’ils se rassurent : si Faidherbe a perdu son lycée, son nom
reste encore lié à l’ancienne « Place de la Savane »[3] et au
pont mythique qui relie Ndar à Sor !
Pourquoi donc
Saint-Louis ne serait-elle fière que des marques ou des empreintes laissées par
le colonisateur, des cortèges de gouverneurs intermittents, de négociants
ambulants ou d’explorateurs, et pourquoi tiendrait-elle pour négligeable
l’héritage laissé, souvent à leur corps défendant, par les hommes et les femmes
du crû, noirs ou métis, qui se succédèrent sur son sol pendant des siècles et
qui sont les vrais bâtisseurs de la cité ?
« Les
Très Honorables doléances et remontrances des Habitants du Sénégal aux Citoyens
français tenant les Etats Généraux » constituent une escroquerie
historique et le texte connu sous ce nom usurpateur n’est que le manifeste d’un
négociant, d’un esclavagiste plus prompt à défendre le monopole des compagnies
et les privilèges des « propriétaires blancs » que les droits
universels…[4]
Les élections
pour la désignation d’un député du Sénégal organisées en 1848 n’étaient ni
démocratiques ni transparentes et dans le millier d’inscrits il n’y avait que
quelques nègres illettrés, outrageusement manipulés au point qu’à l’issue du
scrutin, ils ne savaient même pas pour quel candidat ils avaient voté.
D’ailleurs, jusqu’au début du XXe siècle, les élections législatives au Sénégal
ne concerneront qu’une petite minorité de « citoyens », la plupart blancs
ou métis, et le représentant de la colonie était surnommé « député
absent » parce qu’il était plus souvent à Paris, pour défendre les
intérêts des compagnies de commerce, qu’au Sénégal, au service de ses électeurs !
Quant à Faidherbe,
c’était un homme de son temps, un Européen imbu de sa supériorité, souvent
méprisant à l’endroit des « indigènes » et décidé à user de tous les moyens pour tirer profit
des ressources du pays sans rien offrir en retour !
La maison qu’habite le Sénégal
Certes cela
aussi fait partie de l’histoire de Saint-Louis et mérite qu’on s’y intéresse.
Mais, heureusement, la ville a d’autres titres de gloire et qu’elle aurait tort
de considérer comme insignifiants.
Saint-Louis
c’est, en quelque sorte, la matrice de notre nation, là où s’est forgé
« l’homme sénégalais », au point qu’on peut dire que chaque Sénégalais
a quelque chose d’elle.
Ce privilège
découle de raisons évidentes, puisque, géographiquement, Saint-Louis est
construite à l’embouchure même du fleuve qui a donné son nom à notre pays et
qu’historiquement, pendant des siècles,
elle s’est confondue avec lui, au point d’être souvent appelée « île du
Sénégal ».
Mais le
fondement principal de cette primauté, c’est que c’est sur ce ruban de terre de
Ndar, long d’à peine deux kilomètres, que se rencontrèrent, dans tous les sens
du mot, que s’opposèrent quelquefois, que se mêlèrent et enfin fraternisèrent
pour la première fois, le wolof et le manjak, le joola et le pulaar…, et
l’européen ! Pour en avoir la preuve, reportez-vous au premiers
recensements de la population de l’île, vers le milieu du XVIIIe siècle
(déjà !) : tous les patronymes de ce qui deviendra le Sénégal y sont présents,
à côté de noms qui fleurent la province française.
Enfin c’est à
Saint-Louis qu’est né notre désir d’émancipation puisque c’est là, au début du
XXe siècle, que fut pris en charge le combat pour la reconnaissance des pleins
droits des noirs, par une élite aux origines familiales multiples, avec des
noms et prénoms aussi divers que Diouf (Galandou), Guèye (Lamine), Camara
(Birahim), Ndiaye (Duguay-Clédor), Thiécouta (Diop), Chimère (Pierre)… Saint-Louis
est, au Sénégal, la première à effacer l’appartenance ethnique par le patronyme.
Les saint-louisiens de souche sont Diop, mais aussi Ly et Gomis, Fall, mais
aussi Coulibaly et Kane Diallo, ils sont Sarr, mais aussi Bathily et Sène, ils sont Roth, Ouattara et Devès !
Avant même
qu’il y ait la nation sénégalaise, qui est encore en construction, et dont les
limites ont été dessinées par une puissance étrangère, il y a eu, à Saint-Louis
une pépinière humaine, où les communautés qui constituent le kaléidoscope
sénégalais ont appris à vivre ensemble, ont entamé ce que Senghor appelait
« le commun vouloir de vie commune » qui fera notre force après
l’indépendance en nous préservant des querelles tribales. Saint-Louis, c’est la
maison qu’habite le Sénégal parce qu’au moment où les Français s’y
installaient, l’île de Ndar était vierge de toute population, et qu’en quelque
sorte, tous ses habitants étaient des immigrés, de gré ou de force. Elle est
notre Amérique, elle a réalisé ce que l’Ecole Normale W. Ponty n’a pas réussi
pour l’AOF, elle est le lieu où s’est formé le melting- pot qui a fait le
ciment du Sénégal, le lieu où s’est créée une civilisation d’accommodement en
rupture avec l’ordre ancien. En cela, on peut dire que c’est la culture, l’état
d’esprit, plus que la naissance qui font qu’on est saint-louisien.
Quand le colonisé assimile le colonisateur !
Il y a un
autre héritage dont doit s’enorgueillir Ndar, c’est l’extraordinaire capacité
de résistance de ses habitants sous le pouvoir colonial. Celui-ci s’était
pourtant ingénié à les diviser en castes et en classes, en hommes de couleur et
en gourmettes, en nègres libres ou dits de luxe et en esclaves, en captifs de
case et en engagés à temps, en citoyens et en sujets « étrangers »,
en signares et en raparilles et rapaces. Créée par les Blancs mais peuplée
principalement de Noirs, Saint-Louis s’est fait un point d’honneur de résister
aux querelles intestines.
Le
colonisateur avait voulu chasser de l’île la religion musulmane, en fermant les
écoles coraniques et en expulsant les marabouts, en organisant des autodafés de
gris-gris. Malgré cela, non seulement l’Islam a survécu mais les habitants
musulmans ont réussi à ériger sur la pointe nord de l’île, dès le milieu du
XIXe siècle (et au moyen d’une souscription publique !), une mosquée en
« dur », qui est le plus ancien monument de ce type dans cette partie
du continent !
Les gouverneurs avaient tenté, à maintes
reprises, de chasser de l’île les griots, les obligeant à passer la nuit hors
de ses limites, mais ils n’ont jamais réussi à briser la chaine des généalogies
dont les griots sont les porteurs, ni à faire mourir la plus médiatique des
valeurs saint-louisiennes : la téranga !
L’autorité
coloniale avait contesté à la majorité noire jusqu’au titre « d’Habitants »,
qui n’a désigné longtemps que la minorité européenne et métisse, mais elle n’a
pas réussi à créer une oligarchie dominante dotée d’une langue et d’une culture
particulières. Les « signares » ne renonçaient pas à leur part africaine,
elles ne s’exilaient pas en métropole, elles tenaient des « sabars »,
parlaient wolof et imposaient leur langue aux négociants et aux traitants avec
lesquels elles vivaient selon « la mode du pays ». Il n’y a pas eu de
pidgin à Saint-Louis, comme il y en a eu ailleurs en Afrique. En somme ce sont
les saint-louisiens qui ont assimilé l’envahisseur et non l’inverse…
Enfin, nous
l’avons évoqué plus haut, c’est la jeunesse saint-louisienne, formée à l’école coloniale,
celle là même qu’on avait cru pouvoir assimiler en l’instruisant à la culture
française, qui lança le premier
mouvement patriotique africain, celui des « Jeunes Sénégalais », qui
de fil en aiguille, allait aboutir à l’élection, en 1914, du premier député
noir de la colonie, Blaise Diagne, et plus tard à l’indépendance…
Pour une cité plus offensive !
Alors,
pourquoi avec les armes de cette nature, Saint-Louis ne devrait-elle pas se
démomifier, cesser de n’être qu’une cité frileuse qui ne serait fière que de ce
qu’elle a reçu et non de ce qu’elle a donné ? Pourquoi ne devrait-elle pas
désormais mettre l’accent autant sur un passé colonial, à jamais enfoui, que
sur l’héritage encore vivant laissé par ceux qui lui ont donné leur sang leur
sueur et leur vision d’avenir ? Pourquoi, pour tout dire, ne devrait-elle
pas être de plus en plus Ndar et de moins en moins Saint-Louis ?
Non seulement
il ne faut pas avoir peur de Ndar, mais il faut rompre avec le folklore et les
stéréotypes surannés, il faut, comme dirait Guy Tirolien, dire « Adieu à
Adieu foulards »…
Aujourd’hui,
rien ne doit plus être considéré comme tabou et l’avenir nous apprendra que
nous avons plus d’enseignements et de profits à tirer du nom inventé par
Yammone Yalla que de celui imposé par Louis Caullier[5]. On peut
débaptiser la place Faidherbe, on peut changer le nom du pont qui ne doit rien
à l’ancien gouverneur, sans que le ciel nous tombe sur la tête ! Cela peut
paraitre provocateur, mais Saint-Louis n’a pas grand intérêt à n’être qu’une
ville-musée. D’abord, entre nous soit dit, parce qu’il ne reste presque plus
dans l’île de modèle achevé et intact de la maison à argamasse qui symbolisait
le mieux l’époque faste de la cité. Ensuite parce que les Français,
contrairement aux Espagnols en Amérique latine, n’ont pas bâti d’œuvres d’art à
Saint-Louis, ils n’étaient que de passage et l’effort d’urbanisation reposait
sur les épaules de négociants, et des signares, dont les moyens étaient
modestes. L’important, à mon avis, c’est donc de donner à la cité l’harmonie et
la grâce dont avaient peut-être rêvé ses bâtisseurs et qui hante la mémoire des
vieux Saint-Louisiens, c’est de préserver cette patine qui est la marque d’une
longue existence, c’est de restituer la divine surprise qu’éprouvaient ceux qui
venaient d’un monde où dominent l’argile et la paille et qui, au détour d’un
coude du fleuve, découvrent une ville qui défie l’eau.
Saint-Louis, cause nationale !
Quoiqu’il en
soit, ce qui appartient à Saint-Louis, et qu’à Saint-Louis seulement, doit
survivre aux pics de tous les démolisseurs.
D’abord, ce
site miraculeux, entre mer et rivières,
avec vue imprenable sur l’infini. Site impossible et toujours menacé, car,
après l’île de Ndar, le fleuve Sénégal frôle longtemps la côte sans se décider
à la percer, jouant à la coquette comme un paon qui fait la roue. Pour avoir
ignoré ce jeu millénaire entre ce fleuve à l’humeur changeante et l’océan perfide,
en créant une embouchure artificielle, on a mis en danger l’existence même de
l’île…
Cette menace
doit aujourd’hui être proclamée cause nationale pour que les Sénégalais, et
au-delà de notre pays les amis de Saint-Louis, préservent ce qui fait le charme
indéfinissable de la vieille cité.
Il y a cette
mince et étroite pellicule de terre, conquise au prix de la sueur et du sang
sur les marées et la boue, amarrée entre désert et mangrove, hérissée de
bâtisses blanches et carrées qui évoquent une cité méditerranéenne qui aurait
dérivé jusqu’aux tropiques…
Il y a cette
douceur de vivre qui retient les femmes à Saint-Louis et y ramène les retraités…
Il y a cette
civilité qui est le fruit d’un modus vivendi imposé par la rencontre d’hommes
et de femmes venus de tous les horizons…
Il y a, enfin et toujours, cette nostalgie dont
Saint-Louis aura toujours à revendre !
[1] A titre d’exemples, s’il y a eu des rues Neuville
ou Navarin à Saint-Louis, c’est que les premiers noms de rue ont été donnés
dans les années 1828-1830 et que le ministre de la Marine (qui avait la tutelle
des colonies), s’appelait Hyde de Neuville
et que la France célébrait sa victoire contre la marine turque remportée
en 1827 !
[2] Après chaque victoire, Faidherbe incendiait les
villages de ses adversaires !
[3] Ancien nom de la place.
[4] Lamiral, commerçant opposé à la suppression des
compagnies à monopole, n’a évidemment jamais siégé aux Etats Généraux.
[5] Selon l’historien
et traditionnaliste Rawane Boye, c’est un certain Yammone Yalla qui
donna à l’île le nom de « Ndaa » (devenu Ndar) parce qu’il y avait
trouvé une eau douce et fraîche. Le nom de Saint-Louis a été donné par Louis
Caullier, fondateur du premier établissement français permanent.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire