Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 22 juin 2020

IL FAUT (AUSSI) DÉBOULONNER LES «TIRAILLEURS SÉNÉGALAIS» !


NB : Publié dans Sud-Quotidien du 22 juin 2020


J’ai bien conscience que, par ces mots, je touche à un tabou, mais notre pays cultive les tabous comme il cultive l’arachide, sans réaliser que c’est quelquefois un produit désuet, dégradé, improductif, exténué ou invendable. Pratiquer la politique de l’autruche ne nous empêchera cependant pas de faire face à ce dilemme : peut-on déboulonner les indéfendables conquérants coloniaux et hisser sur un piédestal ceux qui furent leurs infatigables bras armés, même si ce fut souvent à leur corps défendant ?
« Les statues ne sont qu’une mise en récit... »
Le Sénégal est probablement l’un des rares pays au monde qui, soixante ans après son  émancipation politique, continue à vouer la plus belle place et l’icône de sa plus vieille ville à un homme élevé pratiquement au rang d’un héros national, au point de l’affubler du surnom de « Faidherbe Ndiaye », alors que c’était un autocrate qui a sabré les défenseurs de son intégrité, méprisé ses cultures et ses peuples, semé les premières graines de la balkanisation de la sous-région. Si le Général Faidherbe n’est pas le seul anachronisme de notre paysage urbain, il est la preuve qu’il y a un travail de salubrité mémorielle qui s’impose à nous et qui s’est fait partout dans le monde, et notamment dans les pays africains anglophones.
Emmanuel Macron nous la baille belle lorsqu’il affirme, péremptoirement, que la France  « n’effacera aucune trace ni aucun nom de l’Histoire (et) n’oubliera aucune de ses œuvres » et il est facile de lui rétorquer qu’il se trompe doublement.
Il se trompe parce qu’au cours de sa longue histoire son pays n’a jamais cessé de relifter son panthéon et d’effacer des noms et des symboles. Après 1789 on y a fait plus que déboulonner des statues, on a brulé des édifices, violé des sépultures et piétiné des restes humains. Après  la deuxième guerre mondiale on y a effacé les traces du Maréchal Pétain, héros de la « défense victorieuse »  de 1916, l’homme qui, si l’on en croit Paul Valéry, « avait sauvé l’âme de l’armée française » parce que la bataille de Verdun avait été « une guerre tout entière insérée dans la Grande Guerre ». Cette remise en cause mémorielle, comme celles qui la suivirent, n’est pas une spécificité française, nulle voix officielle ne s’est élevée dans le monde pour s’offusquer que Leningrad soit redevenu Saint-Pétersbourg ou que Stalingrad ait retrouvé son ancien nom de Volgograd !
Macron se trompe aussi parce qu’il mélange histoire, mémoire et patrimoine comme nous le rappelle l’historien Sébastien Ledoux et que les statues « ne sont pas des traces directes de l’Histoire, mais des traces au second degré ». Elles ne sont qu’une « mise en récit de l’Histoire », et, poursuit-il, lorsqu’une autorité en dresse une pour rendre hommage à un personnage, elle « formule publiquement une dette à son égard pour ce qu’il a apporté à la nation… ».
La question est donc de savoir ce que le Général Faidherbe a fait pour le Sénégal pour mériter que sa statue trône encore sur la place de son ancienne capitale ?
Devons-nous pour autant, comme en contrepartie, statufier les « Tirailleurs Sénégalais », élever au rang de héros nationaux les membres d’un corps d’armée qui, nous ne pouvons pas l’ignorer, a été créé pour faire face aux besoins de maintien de l’ordre colonial. Ils ont été d’abord des soldats de fortune, recrutés quelquefois au moyen d’un rapt, un peu dépenaillés, à peine mieux nourris que les chevaux de leurs officiers et qui allaient en campagne les pieds nus, en trainant leurs épouses derrière eux. A défaut de leur assurer une solde convenable, leur employeur les autorisait à s’approprier des femmes comme prises de guerre, se réjouissant surtout qu’ils ne lui coutaient pas cher et qu’ils étaient dociles.
Les plus grands floués de l’histoire coloniale
En un siècle d’existence leur nombre n’a cessé de s’accroitre et leur champ d’action de s’élargir, ils sont devenus une force supplétive, taillable et corvéable à merci, les acteurs de ce qu’on appelait pudiquement la « pacification » des territoires conquis et, à ce titre ils ont laissé de très mauvais souvenirs dans des pays comme l’Algérie ou Madagascar. Ils seront  sur tous les fronts de combat pendant les deux guerres mondiales, mais s’ils ont toujours et partout fait preuve de courage et d’endurance, ils ont été rarement au service des bonnes causes, de la liberté et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme le montrent ces deux exemples.
C’est une troupe dotée d’un armement comme on n’en avait encore jamais vu dans la région, composée à la fois de tirailleurs en exercice et d’anciens tirailleurs rappelés de force après leur démobilisation qui, en 1892, partit à l’assaut de la dernière hégémonie africaine encore en place dans le delta intérieur du Niger. L’opération fut foudroyante, Amadou Tall est chassé de Ségou  en moins de trois mois et  parmi le butin distribué aux tirailleurs il y avait des femmes, les épouses de l’ancien roi ou de ses lieutenants !
Quelques années plus tard, en 1899, ce sont encore des tirailleurs qui seront la charnière de la sanglante expédition menée par deux illuminés, les capitaines Voulet et Chanoine qui brûleront des villages entiers et feront pendre des fillettes sur les arbres. Cette colonne infernale qui a inspiré, indirectement, le film « Apocalypse Now » de Francis Ford Coppola, est une parfaite illustration des violences liées à la conquête coloniale, avec cette particularité que, pour une fois, les tirailleurs feront preuve d’indocilité et massacreront les  deux officiers dont les cruautés inouïes avaient fini par les excéder.
Nous ne pouvons pas traiter en héros le tirailleur Fakunda Tounkara qui, au petit matin du 29 septembre 1898, fut le premier à réaliser que l’homme à la taille haute qui portait un turban et lisait le Coran sur le pas de sa porte, sans se douter que ses poursuivants avaient violé sa dernière retraite, n’était autre que l’Almami Samori Touré.
Nous ne pouvons pas rendre hommage aux tirailleurs Bandya Tounkara et Filifin Keita qui se lancèrent à la poursuite du vieil homme de soixante-dix ans qui aurait donné son empire pour un cheval, tout étonnés par la puissance de sa foulée. Ils  feront le boulot mais l’histoire ne retiendra pas leurs noms et c’est leur commandant qui récoltera la gloire de la capture de Samori. Il en sera toujours ainsi car les tirailleurs furent les plus grands floués de l’histoire coloniale de la France.
Notre combat devrait être d’exiger que leur épopée soit enseignée dans les écoles du pays pour lequel ils s’étaient battus et qu’on y sache que c’est l’un d’eux, un certain Hady Ba, qui fut l’une des premières victimes de la résistance française face à l’occupation allemande. Que leurs tombes soient sauvegardées, connues, visitées et fleuries par leurs familles, comme le sont celles des soldats américains ou canadiens en Normandie ou dans l’Aisne. Qu’on reconnaisse que s’ils ont été quelquefois gavés de décorations, souvent clinquantes, y compris à titre posthume, le « gel » de leurs maigres pensions après la proclamation des indépendances de leurs pays d’origine, ce qui ressemble fort  à une mesure de rétorsion, est d’une mesquinerie et d’une injustice inqualifiables qu’il convient de solder dans la dignité.
En revanche, nous, Africains, ne pouvons  ni glorifier le corps des tirailleurs ni les offrir  en exemples à notre jeunesse. Notre Musée de l’Armée ne doit pas être une annexe  tropicale de celui d’une sous-préfecture française et célébrer les mêmes héros, être un nid de coucou qui reconstruit une histoire que nous avons subie à partir des déboires de notre passé colonial. Ni Wellington ni Bismarck ne sont honorés à Paris et notre Musée manque à sa mission en mettant en  exergue  les manipulateurs des tirailleurs, Faidherbe ou Archinard, plutôt que leurs adversaires, ou en faisant une belle place à Mangin, initiateur de la « Force Noire », que Blaise Diagne lui-même, qui en avait été le pourvoyeur en chef, accusa de mener les soldats africains au « massacre », plutôt que de vanter la lucidité de Van Vollenhoven qui démissionna de son poste de gouverneur parce qu’il estimait que cette saignée condamnerait les populations africaines à la misère.
Les premiers signes d’une révolte
Mais ne pas tresser des couronnes aux tirailleurs ne signifie pas les ignorer, nous devons, bien au contraire, enseigner leur histoire, pas seulement parce que la nation qu’ils avaient servie ne le fait pas, mais surtout pour rétablir la vérité. Le déboulonnement évoqué ici ne peut être qu’allégorique car très peu d’entre eux sont honorés chez nous par des statues, sinon de façon symbolique, en revanche nous pouvons les grandir en démontrant, pièces en mains, que leur épopée est la meilleure preuve  que la colonisation fut une affaire de violence et de duperie
Le massacre de Tiaroye en offre une tragique illustration.
C’est d’abord l’histoire de la rupture unilatérale d’un contrat. Les Tirailleurs qui avaient payé chèrement leur participation à la guerre et  vécu le calvaire des camps nazis, devinrent, dès que l’horizon commença à s’éclaircir, indésirables sur le sol de leur « mère patrie » qui n’avait plus qu’un objectif : « blanchir » les défilés qu’elle préparait pour célébrer la victoire.
C’est l’histoire d’une mesquinerie ordinaire, le refus de payer des droits chèrement acquis (rappel de solde, primes de démobilisation etc.) ou pour le moins, de rogner sur leur montant.
C’est l’histoire d’une opération préméditée destinée à servir d’exemple à tous ceux qui étaient tentés de contester l’autorité de la métropole et de manifester des sentiments anticoloniaux.
C’est l’histoire d’un acharnement, celui qui a fait que le procès de ceux qui n’avaient fait que refuser l’injustice a été conduit uniquement à charge, que les condamnations ont été très lourdes, que tout pardon et tous les recours ont été rejetés, au point que la mention « mort pour la France » a été refusée à tous les soldats impliqués.
C’est l’histoire d’un mensonge d’Etat, puisqu’on n’a jamais livré le nombre exact des victimes, ni la nature des armes utilisées pour les tuer.
C’est enfin, et c’est cela qui nous intéresse le plus ici, l’histoire des tout premiers débuts d’un mouvement irrépressible et légitime, d’une révolte qui allait conduire aux indépendances. En cela, et en cela seulement, nous pouvons célébrer les mutins de Tiaroye comme les initiateurs de notre émancipation !