Une affaire
américaine ?
Depuis des années,
grâce à des armes fournies par les grandes puissances, la monarchie saoudienne se
livre au Yémen à des exactions assimilées à un crime de guerre, provoque la
plus grande crise humanitaire du monde, affame des populations et les prive des
soins de santé élémentaires, mais il a fallu l’odieux assassinat de Jamal
Khashoggi pour qu’enfin les grandes démocraties occidentales froncent les
sourcils et menacent Riyad de sanctions. En réalité ces manifestations
d’humeur, quelquefois feintes, ne sont ni vraiment fermes ni totalement
désintéressées. Si l’homicide d’un journaliste saoudien dans l’enceinte du
consulat de son pays a fait la une des journaux d’Europe et d’Amérique du Nord,
c’est d’abord parce qu’il était chroniqueur dans l’un des plus prestigieux et
des plus influents journaux américains, qu’il était lu et commenté par les
milieux politiques, et notamment par les membres du Congrès. De ce point de
vue, l’affaire Khashoggi est d’abord une
affaire américaine, un affront fait à la première puissance mondiale et on
pourrait dire que c’est devant les tribunaux américains que devrait ester en
priorité la famille du journaliste.
Ce n’est pas en effet
la première fois que le nouvel homme fort de l’Arabie Saoudite prend des
libertés avec le droit et la justice et jamais cela n’a provoqué un tel flot
d’indignation. Il a retenu prisonnier le chef d’un Etat indépendant, il a pris
en otage et dépouillé sans jugement de hautes personnalités de son pays qui ont dû racheter leur liberté,
il aurait même éliminé physiquement des
membres de la très prolifique famille royale mécontents de sa promotion, trop
rapide et irrégulière, ou qui étaient hostiles à ses réformes et à son autoritarisme.
Mais tant qu’il ne s’en prenait qu’à ses voisins arabes ou aux opposants
établis sur le sol de son royaume, il pouvait échapper aux foudres de ses amis
occidentaux…
Aujourd’hui ceux-ci
le condamnent plus ou moins ouvertement, mais toujours à contrecœur. Leurs
hommes politiques annoncent le boycott du « Davos du désert », mais
leurs hommes d’affaires n’adoptent pas forcément la même position. A titre
d’illustration de cette mauvaise foi, le ministre des finances français proclame haut et fort qu’il sera absent à
Riyad, mais la première entreprise française, en termes de chiffres d’affaires, Total,
y sera bien représentée par son patron…
Business must
go on !
Les menaces des grandes puissances restent donc
contenues dans les limites du raisonnable et de la realpolitik, et Angela Merkel, qui dans ce drame comme dans celui
des migrants, est décidément le « seul homme » de l’Union
Européenne, est bien la seule à proposer des mesures aussi radicales que le gel
des exportations d’armes. Tout le monde fait semblant d’ignorer que le Parlement
européen avait voté une résolution interdisant la vente d’armes à des états
comme l’Arabie Saoudite et qu’un pays européen, la Suède, était allé plus loin
en décidant de mettre fin à toute coopération militaire avec ce pays. Mais
homicide ou non, la France pour sa part, a annoncé son président pour clore le
débat, continuera à vendre des armes à l’Arabie Saoudite, même si elle devine
qu’elles servent aussi à écraser les mouvements d’humeur des populations
locales et à l’anéantissement des populations du Yémen, même si elle n’ignore
pas que le commerce des armes est le plus corrompu du monde (1% des échanges
internationaux, mais 40% de la corruption). Elle continuera donc à se livrer à
l’humiliante chasse aux contrats en déléguant à Riyad ses plus hautes autorités,
à tenter de conserver ses rangs de troisième vendeur d’armes de la planète et
de troisième fournisseur de machines de guerre à l’Arabie Saoudite, qui est son
deuxième acheteur, et à compter sur ces
transactions pour réduire son déficit commercial et maintenir en vie son
industrie d’armement.
« Une
affaire de subalternes ! »
Le sordide sacrifice
humain d’Istanbul ne serait donc qu’une « affaire de subalternes »,
un règlement de comptes conduit à l’insu du plein gré du roi saoudien et
surtout de son fils. Si la « communauté internationale » se rallie à
cette interprétation, le royaume saoudien rejoindrait alors Israël, qui était
jusque-là le seul Etat à pouvoir assassiner de (supposés) opposants civils,
mutiler des jeunes gens ou opprimer tout un peuple sans jamais encourir sa condamnation.
Cela conforterait l’alliance objective qui unit désormais Riyad et Tel-Aviv qui
poursuivent le même objectif d’asservissement des pays du monde arabe, s’arment
contre le même ennemi « historique », s’appuient sur le même
protecteur. Cette complicité a poussé les autorités saoudiennes à commettre ce
qui dans leur cas est une forfaiture puisque, seul au monde, le prince héritier
était allé jusqu’à proposer aux Palestiniens une capitale de remplacement à la
place de Jérusalem !
Mais si les objectifs
sont les mêmes, les méthodes divergent et dans ce domaine, l’Arabie Saoudite a
beaucoup à apprendre de son allié qui, grâce à son art de changer les règles
internationales quand elles ne l’arrangent pas et à l’extrême sophistication de
ses exactions, a presque réussi à faire oublier sa barbarie.
Les cruautés
auxquelles se livre l’Arabie Saoudite au Yémen, n’ont rien à envier à celles
qu’Israël commet à Gaza qui est le territoire au monde qui compte le plus de
jeunes estropiés. Ici l’armée israélienne tire délibérément sur les jambes
d’enfants qui brandissent contre elle des lance-pierres et comme le reconnait
un officier israélien offusqué par ces méthodes, il ne s’agit pas de bavures.
En effet les cibles sont si proches des fusils que ce n’est pas un hasard si
les balles visent des genoux.
Assassiner ou
torturer un opposant civil, des ressortissants étrangers sans liens avec des
organisations militaires, c’est une des raisons d’être du Mossad. Qu’on se
rappelle par exemple des savants atomistes iraniens exécutés par ses soins
entre 2010 et 2012. Ils travaillaient pourtant sur des programmes nucléaires
civils et non militaires, mais le seul
fait qu’ils soient des chercheurs reconnus dans la recherche militaire ou la
physique quantique était insupportable pour les dirigeants israéliens.
Israël n’a certes pas
« démembré » Mordechai Vanunu, technicien nucléaire qui avait été le
premier à révéler dans la presse des détails sur le programme nucléaire de son
pays auquel il reprochait l’invasion du Liban, mais il lui a fait subir une
torture morale inhumaine. Kidnappé à Rome, ce qui en soit est un acte
condamnable, condamné à 18 ans de prison, il avait été tenu en isolement total
pendant 11 ans, bien avant l’invention des camps de torture de Guantanamo.
Depuis sa « libération », il est devenu au vrai sens du terme,
un prisonnier d’opinion, auquel il est interdit de quitter son pays et même la
résidence où il est sous surveillance, voire de parler à un étranger et il est
envoyé en prison chaque fois qu’il exprime un point de vue…
Tous ces abus, tous
ces brigandages sont passés comme lettres à la poste et Israël n’a eu besoin ni
de s’excuser ni de nier sa responsabilité !
Si le très pressé
prince, communément appelé MBS, survit à son premier vrai baptême de feu, il
devra bien s’imprégner de cette vérité qu’en politique aussi l’action seule ne
suffit pas, il y a aussi la mise en scène…