Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 26 mars 2012

MARS 2000 / MARS 2012 : LE TEMPS DES CHOSES JAMAIS VUES

NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 22 mars 2012

L’Alternance devrait figurer dans le Guiness-Book, non pour ses réalisations, mais pour ses excès, pour ses inédits, pour les phénomènes extraordinaires qui l’ont marquée, dont certains sont dramatiques et qui tous heurtent notre morale ou blessent notre existence. Au cours des douze années qui se sont écoulées depuis l’arrivée au pouvoir de Wade, notre pays a vécu des évènements qu’il n’avait jamais connus pendant les quarante premières années de son indépendance et, comme on le verra plus loin, si certains relèvent de ces « thiakhaneries » que Senghor prêtait à Wade, d’autres constituent une première mondiale en matière de gouvernance politique et sociale.

Grand âge, petit bagage

L’erreur fatale des Sénégalais aura été, peut-être, d’avoir porté au pouvoir un déjà vieil homme qui n’avait aucune expérience de l’administration de l’Etat. Wade avait passé sa vie à gagner de l’argent et à agiter les foules pour se forger une réputation. Il n’avait jamais dirigé, au Sénégal, une entreprise significative, un démembrement institutionnel, un département ministériel, ce qui explique sans doute les bourdes administratives qui ont marqué sa présidence. Le Wade de 2000 était loin d’avoir l’expérience de l’Etat que peuvent revendiquer aujourd’hui un Niasse ou un Macky Sall. Il avait certes été ministre, mais il avait été un ministre sans porte-feuille, plus décoratif qu’utile. Il avait été la danseuse que le président Diouf s’était offerte, pour calmer la rue et acquérir à bon compte la réputation d’un démocrate ouvert au dialogue. Jamais, et c’est la première des choses jamais vues, notre pays n’avait porté à sa tête un si vieil homme avec un si léger bagage en matière de gestion publique. Senghor avait débuté son premier mandat de président à moins de 55 ans, Diouf à moins de 50 ans. Wade avait 74 ans (au moins) en 2000 : c’est très exactement l’âge auquel Senghor avait quitté, volontairement, le pouvoir, s’estimant trop vieux pour poursuivre la lourde fonction de chef d’Etat ! A l’avenir, les Sénégalais devront prendre la précaution de confier leur sort à des mains moins périssables, plus fermes face aux pressions des courtisans.

Chose encore jamais vue au Sénégal : le nouveau président de la République installe aussitôt sa famille, toute sa famille, au cœur même du pouvoir, confie aux siens des responsabilités que ni leur compétence ni leur expérience ne justifient. Mme Wade admoneste les soldats, sa fille a la haute main sur le sport et la culture, son fils est « ministre du ciel et de la terre » et le neveu coupe la tête aux parlementaires récalcitrants, y compris le premier d’entre eux ! Qu’on est loin du temps où personne ne pouvait mettre un visage sur les noms des enfants Diouf et Senghor, et où les premières dames se cantonnaient au social !

Chose encore jamais vue : le Président de la République, entouré des corps constitués, se prosterne devant un guide religieux. Le phénomène en soi serait anodin s’il se déroulait en privé, si c’était un acte de dévotion personnel et intime. Mais il est public, officiel, et s’accompagne des ors de la République et, surtout, de paroles et gestes qui traduisent une hiérarchie entre les citoyens. C’est d’autant plus paradoxal que Wade avait été le premier à dire que le Khalife des Mourides était « un citoyen comme les autres » et que son inscription à la tête de la liste PDS aux élections locales de 2007 était un « geste éminemment républicain ». Partout dans le monde, les présidents de la république ont pour règle d’or, une fois élus, de se proclamer présidents de tous les citoyens, celle de Wade est de s’engager à favoriser ceux qui l’ont élu et à punir ceux qui, à Matam ou à Podor, n’ont pas voté pour lui.

Chose encore jamais vue au Sénégal : en douze ans, le Président de la République fait convoquer par sa police trois des six Premiers Ministres qui l’ont servi, avant de subir l’humiliation de les affronter aux élections. Pourtant l’un d’entre eux avait été le principal artisan de sa victoire en 2000, et les deux autres avaient été les directeurs de ses deux campagnes victorieuses. La traitrise ne vient pas de ses compagnons de la première heure : en douze ans, il les a tous reniés et sa campagne de 2012 est conduite presqu’exclusivement par des hommes et des femmes qui l’avaient brocardé et avaient voté contre lui en 2000.

Choses inouïes et jamais vues, contraires à notre culture et à notre foi, des Sénégalais exaspérés ou trahis, au comble du désespoir, s’immolent par le feu devant la porte même du Président de la République, un autre lance son véhicule contre les grilles du Palais !

Ce ne sont pas des attentats, comme il s’en passe partout dans le monde, ce sont des sacrifices. Pour ajouter au trouble des consciences, un proche conseiller du chef de l’Etat et un baron de son parti sont assassinés, et ce sont des politiques qui sont suspectés des meurtres.

Un GAB ambulant et discriminatoire

Chose encore jamais vue dans le monde : un chef d’Etat est pris la main dans le sac par l’organisme qui est censé moraliser la gestion des fonds publics. En offrant au représentant du FMI, non des « souvenirs », mais de l’argent en devises dont manque cruellement notre pays, le président Wade a commis plus qu’un crime, une faute. L’institution internationale a eu la cruauté de préciser que cet acte s’était déroulé « en tête à tête », et de situer ainsi les responsabilités au plus haut niveau. Mais les dollars et euros offerts à Alex Segura, et piteusement récupérés par nos autorités, ne constituent que la partie émergée de l’iceberg de libéralités distribuées à tous vents. Jamais depuis la proclamation de notre indépendance, même au temps du parti unique, le chef de l’Etat n’avait dilapidé dans cette proportion et avec cette ostentation les deniers publics qui, on l’oublie souvent, sont les fruits de notre sueur. Wade aura eu, au moins, la franchise de nous prévenir : il n’y aura plus rien dans les caisses de l’Etat après le 25 mars, et seul un voltigeur de son rang pourrait assurer notre survie.

Chose jamais vue : le chef de l’Etat, chef des armées, après qu’un de ses ministres se soit vanté d’être le mécène du maquis casamançais, en en finançant les obsèques et les mariages, reconnait que lui aussi a « nourri » les rebelles, ceux-là mêmes contre lesquels se battent et se tuent ses soldats. Pas étonnant que ces rebelles, qui par nature ne bâtissent pas de palais et ne prennent pas des vacances, soient de mieux en mieux armés, de plus en plus audacieux, au point, et c’est encore une chose jamais vue en plus de trente ans de crise casamançaise, de détenir en otages des gendarmes et des soldats et d’attaquer des casernes.

Choses encore jamais vues, à ce niveau, tragiques et douloureuses, par lesquelles nous terminerons cette liste qui est loin d‘être exhaustive : en douze ans, notre pays a vécu deux grandes tragédies. Le « heugg » de 2002 est certes un phénomène naturel, imprévisible, qu’on ne peut imputer à Wade. Mais il a fait près de trente morts, couté la vie à 600 000 bêtes et fait 31 milliards de pertes, et nous serions aussi démunis s’il survenait aujourd’hui que nous l’étions il y a onze ans. Quant au Joola, la plus grande catastrophe maritime en temps de paix de l’Histoire, sa responsabilité incombe totalement à nos gouvernants. C’est parce qu’ils ont porté au plus haut point le manque de rigueur et le favoritisme que le bateau a été maintenu en activité, chargé au-delà de ses capacités, et qu’il n’a pas été secouru. C’est parce qu’ils n’ont jamais cultivé la justice que, dix ans après les faits, aucun procès n’a permis de juger les responsables du naufrage. Sous Diouf, nous avions connu le drame de la Sonacos, sous Wade la fatalité a frappé deux fois et c’est deux fois de trop !

Le 25 mars, par intérêt et par devoir, les Sénégalais devront arrêter la ronde des choses jamais vues et tourner l’amère page de l’Alternance.

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