Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 1 novembre 2010

SALE ARGENT !

Comment cela s’appelle-t-il quand le roi bafouille, que les héritiers s’étripent entre eux, que les courtisans se crêpent les chignons, que les clans se multiplient, que des lièvres peureux prennent soudain des airs de lions, que vos amis, au lieu de vous inciter à ménager votre monture, vous poussent dans le précipice, par leur zèle suspect, tandis que vos ennemis sonnent l’hallali ?

Cela s’appelle une fin de règne. Que Wade soit ou non réélu en 2012 n’y change rien, le temps travaille contre lui et nous savons que désormais les intrigues des maires du Palais l’emporteront sur une volonté flageolante. La question n’est pas de savoir qui dort au Palais, la question fondamentale est de savoir qui prend les décisions et surtout comment elles se prennent.

Les Tunisiens et les Ivoiriens, qui ont vécu la déchéance de Bourguiba (destitué à 84 ans) et de Houphouët-Boigny (mort au pouvoir à 88 ans), le savent bien : les hivers des vieux chefs sont des moments shakespeariens où tous les coups sont permis. Leur entourage et tous ceux qui n’existent que par eux avaient appris à naviguer entre les somnolences et les coups de gueule, les oublis répétés et les rappels à l’ordre, mais tous avaient réalisé aussi que ces chefs en sursis n’avaient plus qu’une ressource : l’argent, au moins tant que leurs mains avaient la force de signer un chèque.

Que peut en effet offrir d’autre, un autocrate en fin de règne ?

Le pouvoir ? Nous l’avons vu, il ne faut plus y compter quand celui du chef lui-même se délite, que la révolte gronde dans sa cour et même dans son gynécée. De petites principautés sortent de l’imagination des hommes et qui s’appellent « Génération du Concret » ou « Sentinelles », voire « mouvement pour le soutien à Wade »…, mais via d’autres lieutenants que l’on croit moins chancelants : Aminata Tall , Karim Wade, etc. On ne peut plus se fier au guide, il faut une bouée de sauvetage, une planche de salut ! Il est bientôt fini le temps où le Président était la seule « constante ».

L’espoir ? On a quand même compris que l’avenir se fera sans lui, et peut-être contre lui, alors pourquoi parier sur lui, au risque d’insulter l’avenir ? C’est en se fondant sur cette réalité que l’on voit depuis peu des places se libérer autour de Wade, que des fidèles choisissent des postes qui ont des fondements légaux plutôt que ceux qui relèvent des caprices du Prince, que des alliés prennent des libertés ou osent revendiquer un droit d’inventaire, que des thuriféraires jusqu’alors bruyants se font plus discrets et que désormais le Président doive payer cash tous les services qui lui sont rendus.

Tout le monde sait que l’on ne peut pas donner ce que l’on n’a plus, alors tout le monde se rue sur ce qui reste et qui est concret et palpable : l’argent ! Voila pourquoi depuis quelques mois, des sébiles se tendent de partout vers Wade qui n’a jamais été aussi généreux de l’argent des contribuables. En moins d’un trimestre tout le monde est passé à la caisse, des plus méritants aux profiteurs professionnels. Désormais les dons ne se font plus sous forme de discrètes enveloppes, ils sont publics, claironnés même pour attirer les gogos. Il y a eu les « anciens lutteurs », qui ne sont pas des modèles en matière de gestion. Il y a eu les ulémas, que l’on croyait plus détachés des choses de ce monde. Il y a eu les mosquées, y compris celle en construction à Marseille et qui n’est pourtant pas en mal d’argent, mais, à ces moments-là, seules les prières peuvent sauver. Il y a eu les basketteurs et les basketteuses, rares motifs de satisfaction en ces temps de disette de gloire. Le plus cocasse, c’est que les journalistes et photographes, témoins de l’événement et censés exprimer le désarroi de la rue, ont été les victimes collatérales et consentantes de cette générosité selective. On en est là au Sénégal aujourd’hui : rien ne se refuse et surtout pas l’argent. Il faut enfin compter, à côté de ces élus occasionnels, les habitués, le cortège des « accompagnateurs » et des militants alimentaires, la coalition des partis, appelée « Alliance Sopi pour Toujours », que le Président, donc l’Etat a pourvu d’un budget (monstrueux par les temps qui courent, puisqu’il pourrait s’élever à un milliard en douze mois !), au même titre qu’une collectivité territoriale. La misère prospère dans les banlieues et les campagnes, les dispensaires et hôpitaux se meurent, des travailleurs et des étudiants courent derrière leurs salaires et leurs bourses, mais qu’importe ? La libéralité passe avant la reconnaissance des droits et le Président n’a de la compassion que pour ceux qui ont assez d’entregent pour accéder à son bureau, et assez de bagout pour vanter ses mérites.

Toutes les personnes qui profitent de cette désorganisation de l’Etat sont susceptibles d’être accusées « d’abus de faiblesse », car cette distribution d’argent public, aussi intempestive qu’indécente, participe d’une certaine manière au pillage d’un héritage qui n’appartient plus à Wade. Les libéralités du Président de la République, à moins de deux ans de la fin de son mandat, s’apparentent en effet à un détournement de succession. De même que Mme Liliane Bettencourt se voit contester le droit de distribuer un héritage familial à un favori, de même les Sénégalais pourraient contester à l’actuel chef de l’Etat celui de dilapider, au profit de causes subalternes, un trésor public qui est le fruit de l’effort national et qu’il n’aura plus le temps de fructifier.

Mais l’argent public n’est plus seul à polluer l’atmosphère des Sénégalais. Pour la première fois dans notre pays, celui de particuliers nous éclabousse et déborde à la une des journaux. Voila que des ministres, réels ou putatifs, sont accusés de s’être fait gruger, au sein même de leurs familles, pour des montants qui sont loin d’être des broutilles. Le ministre d’Etat, ministre des Affaires Etrangères, premier sur la liste protocolaire du gouvernement, se serait fait arnaquer par ses propres fils qui se seraient permis de s’offrir une voiture de luxe et une bamboula dans un palace. L’intéressé a nié avoir été volé par ses enfants, mais pas le fait que ceux-ci se soient payé une virée à ses frais et de toute façon, comme le dit le proverbe, « la femme de César ne doit pas être soupçonnée ».

Comme si cela ne suffisait pas, un autre « ministre » se fait alpaguer d’autres millions, à son domicile aussi, par une « femme très proche ( !) » nous dit la presse, si proche que la seule sanction prononcée contre elle aurait été de la rendre à sa famille. Comment ce personnage haut en couleur, qui servait de factotum à Wade il y a dix ans et « tapait » les journalistes chaque fois qu’il apportait un communiqué de son parti, a-t-il pu accumuler autant d’argent en si peu de temps ? Dans son cas au moins, on peut se réjouir qu’il ait été en quelque sorte sanctionné par une justice immanente puisqu’il se refusait de payer une dette à un homme qui le poursuit au prix de sa vie !

Ces deux cas illustrent une réalité : lorsque les barons se méfient des banques, préfèrent les bas de laine aux institutions traditionnels de crédit, stockent l’argent chez eux comme en période de disette, c’est qu’il y a quelque chose de pourri au royaume, c’est le signe même de la déliquescence du régime. D’ailleurs, l’un d’eux avait lâché ce cri : « Si Wade tombe, nous irons tous en prison ! »…

C’est encore une histoire d’argent qui a conduit la gendarmerie à convoquer et à placer en garde à vue un autre ancien ministre de Wade, son complice des mauvais coups, accusé selon la presse de « blanchiment d’argent », en même temps que ses fils, pour des montants qui se chiffreraient à des centaines de millions, voire des milliards. Le suspect se défend mollement et surtout menace de « faire sauter » le régime et son chef par ses révélations. Ses partisans, car il est aussi chef de parti, et ses protecteurs renchérissent : au Sénégal on ne demande plus justice, on réclame l’impunité !

Depuis l’avènement de Wade, on peut dire vulgairement que l’argent nous pompe l’air et que des citoyens s’enrichissent scandaleusement aux dépens de la collectivité. La surliquidité du Président de la République et les extravagances de ses ministres rendent dérisoires les poursuites engagées contre Modibo Diop et ses acolytes. L’argent distribué à la volée n’est illicite que quand celui qui en dispose cesse d’être dans les bonnes grâces du pouvoir, et au conseil des ministres siègent des personnes accusées de détournements et de prévarications. A moins de convoquer toute la classe politique au tribunal de l’enrichissement illicite, l’ancien directeur de l’ASER ne restera que comme un bouc émissaire.

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