Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 1 novembre 2010

LULA ET WADE : L’OUVRIER ET LE COLLECTIONNEUR DE PARCHEMINS…

Luis Inacio Lula Da Silva termine un second mandat à la tête du Brésil : il a 65 ans, sa côte de popularité culmine à 80%, et pourtant, il quitte le pouvoir, respectant ainsi scrupuleusement, dans sa lettre et dans son esprit, la constitution de son pays. Il n’avait pas promis de creuser un tunnel sous l’Amazone, ni de relier Belém à Porto-Allègre par un TGV de 3000 km, et c’était pourtant dans les moyens de son pays classé 8e puissance mondiale. Ceux qui avaient voté pour lui, il y a dix ans, sont toujours à ses côtés, et d’autres, qui étaient hésitants, ont grossi la foule de ses admirateurs : il avait été réélu pour son second mandat avec 60% des voix et aujourd’hui quatre Brésiliens sur cinq lui expriment leur satisfaction. Pour se faire élire, la candidate de son parti, qui n’est ni sa femme ni sa fille, est obligée de s’abriter sous son ombre et d’assumer son bilan. Ses adversaires eux-mêmes reconnaissent ses conquêtes : ils ne promettent pas de tout changer, mais de faire mieux que lui.

Lula avait promis de lutter contre la faim et de réduire la pauvreté au Brésil et il l’a fait : ça paraît banal, mais c’est énorme. Il a donc sorti vingt millions de ses concitoyens de la misère et les a hissés au sein de la classe moyenne, il leur a redonné leur dignité d’hommes. L’assainissement de leurs lieux d’habitation, l’eau, l’électricité, des logements décents, le droit à la parole … ont fait d’eux des citoyens. C’est la mise en application d’une vérité exprimée il y a huit siècles par les sages du Mandé :

La faim est mauvaise,

Car l’affamé perd le respect de soi.

La misère est mauvaise,

Car le misérable perd son rang !

Lula avait donc compris cette pensée politique qui, pour la première fois sans doute, avait « mis en rapport la misère et l’abaissement », et c’est pour cela que sa popularité est restée intacte.

Il n’est pourtant pas « titulaire de dix licences », il n’est pas le premier sud-américain « diplômé d’économie et de mathématiques », il était ouvrier-tourneur, après avoir exercé les humbles métiers de cireur et de vendeur à la sauvette. Il n’a supprimé ni la violence ni la corruption, mais il est resté « le président des pauvres » et a su préserver son ancrage auprès de la population qui l’avait élu. Lui, l’ancien trotskiste, a préféré le concret aux expérimentations et spéculations socialisantes, aux utopies et aux éléphants blancs.

Il a défendu l’Iran dans ses droits sans rompre avec les Etats-Unis, et Barack Obama ne tarit pas d’éloges sur lui. Il a rendu visite à Israël, s’est incliné devant le Mémorial Yad Vashem, mais a refusé de se rendre sur la tombe de Théodore Herzl, le fondateur du Sionisme.

Il a conforté les liens avec ses voisins, sans mépriser les « petits Etats », dont certains sont 25 fois plus petits que le sien, et encouragé la réconciliation entre ses concitoyens, au point de passer, lui, pour un très convaincant nobélisable.

Wade et Lula s’étaient présentés aux élections présidentielles à plusieurs reprises sans succès, quatre fois pour le premier, trois fois pour le second. En accédant au pouvoir, Lula avait fait ce serment : « Le changement, voilà notre mot d’ordre. L’espoir a vaincu la peur, notre société a décidé qu’il était temps d’emprunter une nouvelle voie ». Avant lui, Wade avait usé de la même formule, « Sopi », et prononcé pratiquement le même discours lors de sa prise de fonction : « L’ère de l’exercice solitaire du pouvoir est terminé. Commence la République des citoyens ».

Mais là, sans doute, s’arrête la comparaison.

Wade a 84 ans avoués et compte se représenter en 2012, à 86 ans. Il avait pourtant dit en 2007 : « Je ne me représenterai pas à un troisième mandat parce que la constitution ne me le permet pas ». Mais si Lula marche sur les pas des sages mandés, lui foule aux pieds ce précepte africain qui dit que « la parole c’est comme de l’eau : quand elle se verse, elle ne peut plus être ramassée ». « Seuls les imbéciles ne changent pas d’avis ! », clame-t-il pour se justifier, mais ici, il ne s’agit pas d’avis, il s’agit du respect de la parole donnée, et il n’y a pas très longtemps, la violer pouvait conduire chez nous à une ordalie. Il sera donc candidat en 2012 (nous dit-il, mais le fera-t-il ?) : s’il est élu, et si Dieu lui prête vie, il terminera son dernier mandat à …93 ans. Jamais, dans l’histoire moderne, un homme n’a exercé le pouvoir présidentiel à cet âge. Bourguiba a été destitué à 83 ans et n’avait plus que quelques heures de lucidité par jour. Houphouët a gouverné la Côte d’Ivoire jusqu’à 88 ans et il lui arrivait de somnoler en plein conseil ministériel. Mais, surtout, ce dérèglement du pouvoir a alimenté rivalités et complots et plongé son pays dans l’anarchie et la guerre, au point que Gbagbo a exercé un mandat entier en pleine fraude, sans aucune base constitutionnelle.

L’acharnement du président Wade à demeurer au pouvoir, quel qu’en soit le prix, et à propulser son fils à la tête de l’Etat, sans qu’il ait subi la propédeutique qu’impose un tel challenge, font courir de graves périls à notre pays. Le pari du « Sopi », il le sait, est définitivement perdu, comme l’attestent les chiffres suivants, établis par les organisations les plus compétentes :

· selon le classement établi par Reporters Sans Frontières en matière de liberté de presse, le Sénégal est passé du 47e rang en 2002 au 89e rang en 2009. A titre de comparaison le Mali occupait le 31e rang pour cette dernière année ;

· selon Transparency International, notre pays est entré dans la zone rouge de la corruption et figurait en 2008 au 99e rang mondial en matière de perception de la corruption. Des voleurs siègent au Conseil des ministres : c’est un ancien ministre de Wade qui l’affirme !

· enfin, notre pays occupe le 166e rang (sur 180 pays classés) pour ce qui concerne l’Indice de Développement Humain, juste devant l’Erythrée !

La détresse des populations, les émeutes des quartiers, les pénuries des denrées les plus essentielles comme l’électricité, l’eau ou le gaz sont les manifestations de ce mal vivre persistant. On aura remarqué que le Président de la République, si friand de hourras, et le ministre chargé de l’aménagement du territoire, se sont bien gardés d’aller visiter les banlieues inondées et se contentent d’écouter leurs doléances dans le confort de leurs bureaux douillets.

Alors que faire ?

Le « sacrifice de sa personne » que le vieil homme donne l’impression de faire à la nation en se préparant à l’exercice douloureux d’une campagne électorale qu’il souhaiterait réduire à sa plus simple expression, est en fait le signe de son désenchantement. Il ne fait plus confiance aux siens pour arracher la victoire. Il a sacrifié les plus combatifs d’entre eux pour faire de la place à son « fils biologique » et celui-ci traîne d’insurmontables casseroles, entre accusations de détournements et mauvaise maîtrise de la langue véhiculaire de toute campagne de communication. Charger Karim comme un baudet ne règle rien, car multiplier les défis, c’est aussi multiplier les risques d’échecs. En accédant au ministère des transports aériens, il nous avait promis une éclaircie dans le ciel sénégalais : un an après Sénégal Airlines est à peine ébauchée, les ex. employés d’Air Sénégal International courent derrière leurs droits, et la sécurité de l’aéroport L.S. Senghor est sous la menace de constructions anarchiques. C’est sans doute pour éviter de pareils déboires que Karim s’est vite débarrassé de l’encombrant département de l’Aménagement du Territoire.

Au moment où le départ de Lula est salué comme celui du « Mandela sud-américain », la dernière bataille de Wade apparait comme le début d’un abus de faiblesse, le complot d’une garde rapprochée pour faire durer ses privilèges. Ce qu’un conseiller de Wade (celui-là même qui, il n’y a pas longtemps, avait proclamé : « si nous sommes battus aux élections, nous irons tous en prison ») résume par ces mots : « nous ne sommes pas prêts à lâcher le pouvoir ! ». Sans doute ignore-t-il qu’en démocratie, « tout pouvoir est dans la même situation qu’un établissement de crédit » : il s’écroule dès lors que la majorité de ses clients – ici les électeurs – lui retirent leur confiance.

Si l’âge de Wade nous interpelle, c’est que le Président de la République est aujourd’hui dominé par les siens, alors que « la vieillesse n’est noble que lorsqu’elle ne se vend à personne ».

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