Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 1 novembre 2010

LA FRANCOPHONIE, ABDOU DIOUF, ET L’AVENIR DU FRANÇAIS EN AFRIQUE

Ce texte a été publié dans le Nouvel Horizon du 29 octobre

La Francophonie a tenu son XIIIe sommet à Montreux, dans un décorum moins chaleureux que lorsqu’elle tient ses assises en Afrique, et dans l’indifférence de la majorité des Suisses. Son sujet le plus médiatisé était l’élection du Secrétaire Général et c’est Abdou Diouf qui a été reconduit, sans surprise et sans concurrence : en Francophonie, on ne peut pas être battu quand on a le soutien de la France et du Canada-Québec, et Henri Lopès en avait fait la cruelle expérience. Ce qui est en revanche plus inquiétant pour une institution qui se veut de plus en plus politique et qui a pour vocation de préparer l’avenir, c’est qu’elle ait réélu à sa tête, et cette fois en connaissance de cause, un vieil homme qui a si peu de mémoire, alors que celle-ci est, dit-on (avec la patience et l’autorité), l’une des qualités essentielles en politique.

Bye Bye Sénégal !

Depuis qu’il a quitté le pouvoir, le deuxième président sénégalais s’est donné pour règle de ne jamais critiquer son successeur. S’il s’agit d’un deal, il est seul à le respecter, car pour sa part, Wade ne se prive pas de le tourner en dérision et Karim Wade cherche à se construire une réputation en dénonçant la gestion socialiste. S’il s’agit d’imiter Senghor ou de se conformer à ce qui se fait en Occident, c’est oublier que les vieilles nations européennes reposent sur un socle démocratique vieux souvent de plusieurs siècles, alors que dans nos Etats, les conquêtes démocratiques sont fragiles et toujours menacées. Un ancien Président de la République demeure un citoyen à part entière, qui conserve tous ses droits, y compris le droit d’inventaire. Jimmy Carter nous en a administré la preuve, il y a deux ans, en s’engageant auprès d’Obama et en participant à sa campagne. Ce n’est pas un hasard si, en France, les anciens présidents de la République sont membres de droit, et à vie, du Conseil Constitutionnel : le costume de chef d’Etat ne doit jamais être abandonné aux mites.

Dans ses déclarations à la presse et notamment dans une interview accordée au mensuel « La Revue », l’ancien Président de la République du Sénégal fait preuve au contraire à l’endroit de son pays d’une indifférence qui nous laisse perplexes. Les menaces qui pèsent sur la langue française comptent plus à ses yeux que celles qui obscurcissent le ciel de ses concitoyens et l’ont rendu insensible aux battements de cœur des Sénégalais. Il ne s’intéresse donc pas à la vie politique sénégalaise, et en donne la preuve en proférant cette contre-vérité : notre pays, dit-il, « est toujours une référence démocratique ». Ce n’est l’avis ni des institutions de surveillance des droits de l’homme, de la démocratie et de la liberté d’expression, ni des observateurs les plus qualifiés de la vie politique sénégalaise. L’impunité dont bénéficient plusieurs personnes de l’entourage de Wade, les tripatouillages de la Constitution, « vidée de toute sa substance » selon le mot d’un orfèvre en la matière, El Hadj Mbodj, les projets de « dévolution dynastique » stigmatisés par toute l’opinion, les restrictions apportées au code des marchés publics et de façon générale au pouvoir des institutions chargées du contrôle du train de vie de l’Etat dénoncées par les bailleurs, la laïcité en péril…, tout cela n’émeut guère M. Diouf. Il ne se soucie pas de la préservation des acquis que la pression populaire avait imposés à son gouvernement, du combat que mènent ses amis, et ceux qui lui sont restés fidèles, pour défendre son bilan. C’est comme si, en quittant le pouvoir, il y a dix ans, il avait lancé « Bye Bye Sénégal ! », sans même oser dire à son successeur : « Vous aviez bâti votre campagne sur le changement : cela vous prive du droit de répéter mes erreurs ! ». Lui qui aurait pu en remontrer à Wade pour lui avoir administré une leçon d’alternance démocratique, est devenu son obligé bienveillant, trop bienveillant.

Itinéraire d’un enfant gâté

Le long état de grâce dont il a bénéficié auprès de ses concitoyens, restés nostalgiques et peut-être aussi tétanisés par les échecs de l’Alternance, se justifie-t-il encore ? Son départ avait été un modèle du genre et semé beaucoup d’espoirs, mais aujourd’hui, sa retraite parisienne, marquée par la démobilisation et le silence, prend l’allure d’une désertion. On peut ne pas parler de Wade ou de son fils, sans pour autant se taire sur tout ce qui se passe au Sénégal, et conserver le précieux droit d’indignation. Lorsque Mandela a rendu visite aux sidéens de Johannesburg et enfilé leur T-shirt, il a fait plus que désavouer Mbekki, il a démoli un tabou, il a remis l’Afrique du Sud dans le chemin qu’il lui avait tracé. Ne pas parler de Wade, ce n’est pas non plus priver le pays de sa compassion : A. Diouf n’était pas aux côtés des parents des victimes de la plus grande catastrophe maritime de l’Histoire, en temps de paix, on ne l’a pas vu non plus marquer, par sa présence, sa sympathie aux victimes des catastrophes naturelles, pas même des naufragés des inondations de la ville de son enfance, Saint-Louis. Et que dire des « orphelins » qu’il a laissés derrière lui ? Il entame le dernier mandat public de sa vie et ce serait bien triste qu’il ne laisse que le souvenir d’un gestionnaire, sous surveillance, d’un patchwork culturel, alors qu’il a eu entre ses mains le destin de tout un peuple.

Voila, en effet, un homme qui a occupé des fonctions de niveau ministériel pendant un lustre, a été Premier Ministre pendant dix ans, puis Président de la République durant vingt ans. Il est probablement le seul sénégalais à avoir eu le privilège, de l’âge de vingt cinq ans à son départ du pouvoir à soixante cinq ans, d’avoir toujours été pris en charge par son pays. Il n’a donc jamais eu à conduire une voiture et à se préoccuper de carburant, à payer son loyer, une facture d’électricité, d’eau, de téléphone, à s’acquitter de loyer. Il n’était pas le chef du parti majoritaire en 1970 lorsqu’il fut nommé Premier Ministre, il n’a pas été élu en 1980 lorsqu’il a accédé aux fonctions de Président de la République. Dans ces deux occasions, son seul vrai atout, c’était le bon plaisir du Roi. Quand on a tant reçu de son pays, on lui fait don de sa personne, on reste à l’écoute de ses besoins, on sacrifie ce qui vous reste de vie pour être le gardien intransigeant de son image et de ses intérêts, on ne fait pas le serment de se taire même lorsqu’il est aux abois.

Diouf ne sert donc plus que la Francophonie. Sera-t-il, au terme de son dernier mandat, plus vigilant sur son sort qu’il ne l’a été à l’égard du Sénégal ? Réussira-t-il au moins à la changer, à faire cesser ce « ronronnement » que raillait Calixthe Béyala, à passer de la défense d’une langue à un engagement politique non discriminatoire ? L’OIF, quoiqu’on en dise, n’est pas le lieu privilégié pour débattre de la réforme du FMI ou de la place de l’Afrique au sein du Conseil de Sécurité, sauf à offrir une tribune à des politiciens en mal de popularité. Faut-il le rappeler : en termes d’influence, ses 70 membres pèsent moins lourd que les 4 pays du BRIC (Brésil-Russie-Inde-Chine). Le sommet de Montreux, premier sommet tenu depuis le drame haïtien de janvier 2010 n’avait pas pour sujet : « Comment sauver Haïti ? », il avait pour thème : « Défis et visions d’avenir pour la Francophonie », ce qui est bien moins prosaïque et peut prêter à de belles joutes oratoires. Pourtant au delà de ces grandes idées, l’OIF doit faire face à des défis spécifiques, les seuls qui peuvent justifier son existence et qui, malheureusement, sont rarement étalés au grand jour, parce qu’elle a toujours préféré le politiquement correct à l’impertinence. Pour cela évidemment A. Diouf est parfait. C’est pourtant en bousculant certains stéréotypes, dont elle a du mal à se défaire après 40 ans d’existence, qu’elle peut offrir une plus-value, par rapport aux autres organisations. L’un de ses enjeux c’est de prouver qu’on peut instaurer l’égalité entre des nations d’inégales fortunes, d’être, enfin, une institution paritaire au sein de laquelle aucun pays n’impose sa loi aux autres. Elle s’émeut périodiquement des violations des droits de l’homme en Afrique, mais on ne l’a guère entendue condamner les dérives droitières en Europe ou la stigmatisation des étrangers en France où désormais délinquance rime avec immigration. Elle laisse croire que si les Africains peuvent s’instruire à connaitre les arcanes de la vie des Européens, l’Afrique n’offre d’intérêt pour l’Occident que par ses extrêmes, comme nous le rappelle chaque jour TV5 Monde. « La chaine francophone internationale, opérateur de la Francophonie », diffusée partout dans le monde, propose chaque jour à ses téléspectateurs, les journaux télévisés complets de la France (France2), de la Suisse romande, de la Belgique (Communauté française) et du Canada. Le réseau étant gratuit, chaque africain francophone peut ainsi suivre, au jour le jour, les querelles tribales entre Wallons et Flamands, les votations suisses pour savoir si oui ou non les minarets seront autorisés et autres faits croustillants de la vie des Grands Blancs. En revanche, aucune chaine de télévision africaine n’a droit à ce privilège, aucun montage des best-off des télévisions du Sud n’est digne d’intérêt. En somme, on nous offre de regarder vivre les Occidentaux, mais eux n’ont aucune occasion de nous juger sur nos propres pièces. On répète ainsi ce déni qui faisait que l’histoire de l’Afrique était inconnue des Français, par exemple, et qui a conduit au discours de Sarkozy à Dakar.

Le français, langue africaine

Un autre défi autrement plus important, c’est celui du « syndrome du franc ». La France avait créé le franc et puis l’a abandonné après six siècles et demi de bons et loyaux services, et aujourd’hui le franc est une monnaie africaine, fragile et anachronique ! Elle reste le propriétaire jaloux de l’état civil de la langue française, mais, dans une génération, à peine 10 % des locuteurs de cette langue seront des citoyens français ! Le français recule partout dans le monde, sauf en Afrique, et dans moins d’un demi-siècle, il sera essentiellement une langue africaine, parlée par un demi-milliard d’Africains. La France se retrouvera alors dans la situation du Portugal ou de l’Angleterre : elle ne sera plus la première nation à parler sa propre langue. Elle ne renoncera pas à celle-ci, mais il n’est pas exclu que se développe en dehors d’elle, voire contre elle, un français d’outre mer qui se passera de son Académie, tout comme l’américain et le brésilien se sont émancipés de leurs langues mères.

Mais ces prévisions, optimistes pour le prestige du français, supposent deux conditions.

La première est que la scolarisation se développe et se consolide dans les pays où le français est langue d’enseignement et qui ne représentent plus que le tiers de l’OIF. On pourrait dire, en plaisantant, que la France devrait prendre en charge les budgets des ministères de l’éducation de ces pays si elle veut assurer la survie et la progression des sa langue. A défaut, elle a, au moins, le devoir d’apporter un soutien massif, et intéressé, à leurs systèmes éducatifs, et la Francophonie pourrait être l’opérateur idéal de cette coopération. Elle n’y perdrait rien, car en matière de profit, l’investissement en éducation est l’un des plus rentables. Ce n’est pourtant pas sur ce chemin que semble s’engager la Francophonie, elle préfère lâcher les poissons qu’elle tenait par ses mains au profit de ceux qu’elle ne retient que par ses pieds. Elle compte désormais plus de membres que le Commonwealth, une obsession, et qu’importe si chez certains d’entre eux, le français n’est qu’une relique ou un luxe réservé à une petite élite. Les universités d’Afrique francophone sont en pleine décrépitude, mais la Thaïlande ou Chypre sont dans la Francophonie. A l’opposé, le Commonwealth compte 54 pays dont 51 sont issus de l’empire britannique : s’il avait été aussi « tolérant » que la Francophonie, il compterait aujourd’hui autant de membres que les Nations-Unies. La famille francophone n’est pas seulement moins homogène, est-elle-même efficace : pour la défense de la langue française, l’Ukraine combien de divisions ?

La deuxième condition est que le français reste attractif, utile et rentable, pour les pays qui constituent encore le noyau dur de la Francophonie. L’exemple du Rwanda qui, en quinze ans, a basculé dans l’anglophilie puis dans l’anglophonie est édifiant et démontre que la place du français en Afrique, où il a été imposé et non choisi, n’est pas irréversible. Il suffit de faire le tour de Dakar pour se rendre compte que le monde des affaires a déjà choisi : les salons de coiffure s’appellent « Family cut » et sur les enseignes des magasins, on trouve plus souvent « Down Town » ou « Manhattan Store » que « Café du Centre » ou « Rue de Rivoli ». Plus significatif encore est le désintérêt que manifestent étudiants et chercheurs, lassés ou exaspérés par les conditions fixées pour l’attribution de visas ou la brièveté des séjours accordés. Les hommes et les femmes qui demain seront aux commandes de l’économie et de la politique de nos pays seront majoritairement portés vers le grand large ou vers des pays dont les langues nous étaient étrangères.

Le monde compterait donc 220 millions de francophones en 2010, a-t-on clamé avec fierté à Montreux. Lorsqu’on tente, au Sénégal, de se servir de la langue de Molière dans les marchés et même dans certaines administrations, lorsqu’on écoute ou qu’on lit certains représentants de « l’élite » francophone sénégalaise, on a mal pour Senghor et, surtout, on se demande si la francophonie de l’OIF n’est pas toute virtuelle. La vérité, c’est que la raison nous pousse déjà vers des pays avec lesquels nous n’avions pas de contentieux historiques, et que, demain, c’est le cœur qui jouera contre la Francophonie.

Enfin pourquoi être plus royaliste que les rois : aucun média des pays francophones du Nord n’a accordé une place significative au XIIIe Sommet de l’OIF, et Sarkozy n’a passé que quelques heures à Montreux !

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