Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

samedi 8 décembre 2018

LE DOUBLE VISAGE DE LA FRANCOPHONIE



NB : Texte publié dans « Sud Quotidien » du 8 décembre 2018

Ceux qui, à défaut d’inventer son nom, l’ont portée sur les fonts baptismaux, L.S. Senghor ou H. Bourguiba, rêvaient de bâtir une communauté solidaire, égalitaire et altruiste, et qui au passage  contribuerait à la défense, à la consolidation et au partage de la langue de Molière. Aujourd’hui la Francophonie n’est plus un rêve, elle possède une personnalité juridique, une administration, des centaines de serviteurs patentés, souvent généreusement, un budget et des objectifs chiffrés et réalisables. Mais en grandissant elle semble peu à peu s’écarter des chemins dessinés par ses promoteurs et aujourd’hui, on peut se poser la question de savoir si ses membres africains ne font pas l’objet d’une grande duperie.  
La Francophonie est-elle toujours francophone ?
En prenant de l’enflure au cours des ans, la Francophonie a vu son centre de gravité se déplacer. Elle compte aujourd’hui près de 90 États et gouvernements membres dont les plénipotentiaires s’expriment pour une bonne part en anglais au cours de ses sommets, et dans plus de la moitié de ces pays, la langue française n’est enseignée ni au primaire ni au moyen. L’OIF  est devenue une sorte d’ONU sans le G20, à deux exceptions près, d’union de pays sous influence de la France, et son poids au plan international  est  à la mesure de celui de la langue française dans le monde, c’est-à-dire modeste. Elle compte parmi ses membres, de plein droit ou associés, des pays qui n’ont ni une histoire ni une tradition francophones, et il faut avoir beaucoup de chance pour se faire comprendre, en français, dans les rues de Bangkok, de Skopje ou de  Doha… à moins de tomber sur des touristes ou des expatriés. Elle a tenu son dernier sommet dans un pays qui compterait 20.001 francophones, 20.000 même depuis la mort de Charles Aznavour. Elle ne peut même plus se vanter d’avoir parmi ses objectifs  celui de « promouvoir la démocratie et les droits de l’homme », elle qui était prête à accueillir dans ses rangs l’Arabie Saoudite… n’eût été le scandale Khashoggi !
La Francophonie a-t-elle des militants au Nord ?
Le président Macron a affirmé avec justesse que « le français s’est émancipé de son lien avec la nation française », mais il a oublié d’ajouter que la France demeure malgré tout le seul dépositaire de l’état-civil de cette langue, même si aujourd’hui, en terme de population, le premier pays et la première ville francophones sont en Afrique, et que dans moins d’un quart de siècle, les 4/5 des francophones seront Africains. La Francophonie est financée par le Nord, mais seul le Sud semble croire en elle, se passionne pour son idéal, mobilise des foules pour accueillir ses manifestations, et cette répartition des tâches est malsaine parce que, comme le dit le proverbe, c’est celui qui paye qui commande.
Alors que les chefs d’Etats africains ou leurs représentants s’échinent à ne jamais user d’une autre langue que le français, à cultiver un français châtié au risque de le rendre quelquefois incompréhensible à leurs peuples, les présidents français prennent des libertés avec leur langue maternelle. Le président Sarkozy s’était fait remarquer, dans ses allocutions non écrites, par ses fautes de syntaxe, (« On se demande c’est à quoi ça leur a servi ! »), ses dérapages grammaticaux, ses libertés avec les accords et même  par ses écarts de langage (comme le fameux « Casse-toi pôv con ! ») que n’oseraient point se permettre, en public, ses collègues africains francophones. Il a si souvent malmené la langue française que certains se sont demandé si les médias ne devraient pas réécrire ses discours avant de les diffuser ! Quant au président Macron, il snobe le français  dans des instances au sein desquelles pourtant cette langue a un statut de langue officielle, et pour se justifier, prétend que le plurilinguisme est essentiel à sa promotion. En France même, alors qu’il existe un organisme chargé de trouver des équivalents aux mots étrangers, il a souvent recours à des expressions anglaises, comme ce fut le cas pendant  sa campagne électorale déjà, et plus tard jusque devant le Collège de France où, selon Bernard Pivot, il aurait « dévalué la démocratie d’expression française» en parlant de « bottom » démocratie. De manière générale, lorsqu’il s’exprime en français, il use et abuse d’anglicismes (helpers, time-love, green tech, silver economy etc.) ou emploie un jargon professionnel incompréhensible au Français moyen.
La Francophonie est-elle panafricaniste ?
Les membres africains de la Francophonie ont failli à la défense d’une communauté africaine globale à l’occasion du dernier renouvellement de sa  plus haute autorité. L’argument développé par la France, qui voulait se débarrasser de Michaëlle Jean pour incompatibilité d’humeur et que les chefs d’Etats africains ont pris à leur compte sans état d’âme, était qu’il fallait faire place à une « africaine ». L’ancienne Secrétaire Générale est pourtant noire, elle a ses origines à Haïti, la première république noire du monde moderne. En  l’opposant à une africaine d’Afrique, un peu comme en France on oppose les « souchiens » et ceux qui sont issus de l’immigration, on a trahi le cœur même des principes sur lesquels repose le panafricanisme. La Francophonie a réussi là où beaucoup d’autres ont échoué : diviser les Africains au lieu de les rassembler, les opposer à leur diaspora, et Césaire, Damas, Nkrumah et d’autres ont dû se retourner dans leurs tombes.        
La Francophonie est-elle solidaire ?
La France n’est pas à elle seule la Francophonie, mais elle en est la raison d’être, elle en est la locomotive  et c’est à travers son comportement  qu’on peut juger l’état d’esprit de l’institution. Des évènements récents, qui nous concernent directement, donnent à penser qu’il y a comme une faille dans  son engagement pour une coopération durable et solidaire, à laquelle elle a souscrit en même temps que tous les membres de la Francophonie.
Depuis un siècle, l’Université française est l’Alma mater des étudiants issus des anciennes colonies françaises d’Afrique, et pendant plusieurs décennies, l’Université de Dakar était rattachée à l’académie de Bordeaux. Pour des raisons qui tiennent à la fois à l’histoire (la colonisation), à la géographie (relative proximité), et tout simplement aux réalités du terrain (même système éducatif, même langue etc.), la France reste la destination privilégiée de nos chercheurs et de nos étudiants. Pourtant, il y a quelques semaines, un professeur de l’Université sénégalaise, muni d’un ordre de mission officiel, a été interpellé à son entrée en France par les services de la police, et détenu pendant plusieurs jours sans raison valable, et je n’ai pas connaissance que ses collègues français, solidairement, ou l’Agence universitaire de la Francophonie aient émis une protestation vigoureuse contre ce traitement… Il y a quelques jours, la France a annoncé une augmentation exponentielle (de 170 à 2770 euros pour la licence !) des droits de scolarité dans ses universités pour les étudiants en provenance de pays non membres de l’Union Européenne. Cette mesure, qui n’épargne pas les pays africains, n’est pas seulement une rupture du principe d’égalité d’accès au service public, elle constitue pour nos pays une rupture de contrat et même une trahison. Elle tend à n’accepter dans les établissements supérieurs français que les enfants des riches, et même des très riches à notre échelle, ou les surdoués, puisque les autorités françaises, pour la justifier, invoquent  leur désir d’octroyer des bourses aux meilleurs étudiants. Dans les deux cas, c’est une mesure discriminatoire qui met en échec le principe de démocratisation de l’enseignement supérieur, et elle peut condamner les universités africaines à ne compter dans leurs facultés que les rebuts des établissements secondaires.
Il y a de quoi s’inspirer de l’exemple du Rwanda qui en dix ans a basculé de la langue de Molière à celle de Shakespeare, de la langue imposée à la langue choisie, et rappeler à la France, qui a tendance à l’oublier, que le français reste pour nous une langue étrangère.

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