NB :
texte publié dans « Sud Quotidien » du 19 mars 2016
C’est au Sénégal,
il y a juste deux cents ans, qu’est née l’école publique et laïque en langue
française en terre africaine. L’établissement n’avait évidemment pas pour
vocation de former des élites et il fallut plus d’un siècle pour que l’école
française produise son premier bachelier sénégalais. Jusqu’à la deuxième guerre
mondiale, l’autorité coloniale n’encouragera pas, c’est le moins qu’on puisse dire,
les jeunes africains à accéder à l’université ; comme l’illustrent les
parcours chaotiques d’un Mamadou Dia, d’un Assane Seck ou d’un Amadou Mahtar
Mbow… Néanmoins le français avait pris racine au Sénégal, il était parlé notamment
dans les « Quatre Communes », c’était la langue des assemblées ou des
conseils locaux .De David Boilat à Ousmane Socé Diop en passant par Mapathé
Diagne, les Sénégalais seront parmi les premiers africains à traduire en langue
française leurs rêves ou leur imagination…
C’est au Sénégal
que furent implantés le premier lycée assurant l’enseignement en français et le
premier établissement à caractère fédéral pour la formation de cadres dans des
domaines aussi essentiels que l’enseignement ou la santé…
C’est un Sénégalais
qui fut le premier africain agrégé en grammaire française, c’est un Sénégalais
qui fut le premier africain titulaire d’un doctorat d’état, en histoire, dans
une université française…
C’est un Sénégalais
qui « porta en ses mains périssables » le sort de ce qui devait
devenir la Francophonie, qui fut l’artisan
le plus engagé et l’avocat le plus constant de l’union des pays ayant le
français en partage…
C’est un Sénégalais
qui fut le premier africain admis à l’Académie Française…
Enfin on pourrait
clore cette énumération des lettres acquises par notre pays dans la défense et
l’illustration de la langue française en rappelant que le Sénégal a été le
premier pays africain à accueillir un sommet de la Francophonie, et le seul à
en avoir abrité deux.
Où sont les francophones ?
Tout cet héritage semble
menacé aujourd’hui, et l’on peut dire que si la langue française ne meurt pas
au Sénégal, elle y est en ruines. Notre pays se « défrancophonise » lentement et doublement. Quantitativement,
si on peut dire, parce que l’usage de la langue française s’y réduit comme peau
de chagrin, qu’elle déserte la rue, et qu’en
matière d’alphabétisation nous sommes à la traine par rapport aux autre
pays francophones d’Afrique de l’Ouest et surtout du Centre. Qualitativement
parce qu’une partie des élites sénégalaises ne se soucie plus de la parler avec
l’harmonie, la clarté et la rigueur que cultivait Senghor, qui doit se
retourner dans sa tombe de Bel Air.
Le voyageur qui
débarque à l’aéroport qui porte le nom de l’ancien président est frappé par le
fait qu’une fois franchi le contrôle de police, il doit affronter une faune de cokseurs et d’intermédiaires en tous
genres dont aucun ne maîtrise ce qui reste pourtant la langue officielle du
pays dont il foule le sol.
Le touriste qui
fréquente nos hôtels, fait ses courses dans nos taxis, visite nos marchés, rencontre
les mêmes difficultés, et à Sandaga il a plus de chance de trouver des interlocuteurs
qui parlent italien, voire russe, que de croiser des partenaires qui maîtrisent la langue de Molière.
La vérité, c’est
qu’aujourd’hui nos étudiants, nos hommes politiques, un bon nombre de nos
enseignants, quelquefois à un niveau très élevé, s’expriment en français avec
moins d’aisance que les balayeuses de rues d’Abidjan ! La réalité c’est
que, souvent, nos « libraires par terre », qui n’ont jamais été à
l’école, ont plus de culture française que beaucoup parmi nos bacheliers.
Comment expliquer
que RFI, autoproclamée « radio mondiale », puisse interroger les
poissonnières du marché de Libreville, les marchandes de cacahuètes de
Grand-Bassam, les camionneurs du Burkina, les paysans camerounais ou les
réfugiés centrafricains et qu’elle obtienne d’eux des réponses dans un français
fluide, alors qu’à chaque fois qu’elle se livre au même exercice dans les rues
de Dakar, elle doit se résoudre à user des services d’un interprète ! Ce
n’est donc pas un hasard si les festivals africains du rire, en langue
française, se tiennent à Abidjan ou Libreville plutôt qu’à Dakar…
Assis entre deux langues
Si la rue
ivoirienne s’est faite inventive, si elle s’est appropriée la langue française
comme on prend possession d’un « butin de guerre », si elle l’ a
enrichie d’images et d’expressions dont l’Académie Française devra bien tenir
compte un jour ou l’autre, au Sénégal le greffon s’étiole au point qu’on ne
semble même plus savoir quelle place accorder à un instrument dont on use
depuis deux siècles. Les Sénégalais donnent l’impression d’être assis
entre deux langues, ce qui n’est jamais confortable, et s’expriment en ignorant
le génie de l’une et de l’autre. On passe de l’une, ou des unes, à l’autre dans
les instances les plus officielles, le discours tourne au charivari, il s’allonge
mais il se disperse, s’abâtardit et se dissout.
Mais le plus grave,
ce n’est pas que le français soit chassé des cours de nos écoles, de nos
bureaux, de nos réunions, y compris souvent au niveau le plus élevé. Le plus
grave, c’est que ceux qui s’en servent, non contents de l’écorcher (après tout on
peut pardonner des fautes d’orthographe !), n’en comprennent pas le sens
au point de ne pouvoir exposer clairement leurs idées ou de saisir le sens des
discours qu’on leur tient. « Ce qui se conçoit bien s’énonce
clairement » et ce qui est mal compris s’exprime avec difficulté, c’est
donc faute de bien comprendre la langue dans laquelle ils sont formulés que les
mots manquent à nos élèves pour disserter sur un sujet de philosophie ou
résoudre une équation mathématique.
Tout le dilemme se résume en quelques mots.
Tant qu’il restera
notre langue officielle, et même lorsqu’il ne sera plus que notre langue de
communication internationale, nous devons faire mieux qu’enseigner le français.
Nous devons apprendre à le comprendre et nous évertuer à le parler, dans sa
richesse et dans ses nuances.
Mais nous pouvons
estimer que notre pays ne peut se contenter de reposer son système éducatif sur
une langue dont l’état-civil même est sous le contrôle exclusif d’une puissance
étrangère. On ne peut toutefois pas la jeter par-dessus l’Atlantique sans avoir
pris la précaution de combler le vide, sans armer nos langues dites nationales,
sans les rendre utiles et efficaces, sans forger des outils didactiques, former
des maîtres, entreprendre un vrai travail de recherche et de modernisation.
Ce chantier là est
presque vierge. En tout cas, il dépasse largement la seule
« codification » de nos langues qui semble être la seule
préoccupation de nos services éducatifs.
Mais, au-delà de l’enjeu scientifique, il y a un choix politique qui doit être conduit
avec exigence et justice.
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