NB : texte publié dans « Sud Quotidien »
du 4 avril 2016
Faut-il qu’ils soient bien malheureux, désespérés, désemparés,
faut-il qu’ils soient déboussolés, qu’ils n’aient rien à perdre ou qu’ils
n’attendent plus rien de la vie, faut-il qu’ils soient ignorants, mal informés
ou naïfs, faut-il qu’ils soient téméraires, casse-cou ou irresponsables, pour
que ces hommes et femmes venus de Syrie, d’Irak, ou de plus loin encore, sans
armes et sans bagages, continuent à se ruer sur les plages des îles grecques, à
frapper aux portes éparpillées d’une Europe qui n’est plus qu’un bunker gardé
par une armada de gendarmes et de juges dont la seule mission est de les refouler ?
Peut-être ont-ils simplement perdu la raison, parce que la
guerre tue et jusqu’à la raison ! Parce que si des actes de guerre sont
commis en France ou en Belgique, eux, la guerre, ils l’ont vécue dans le corps
et dans la tête, la guerre, la vraie, celle qui détruit les villes et les
routes, brise les foyers, qui installe le désordre et rend les lendemains
incertains…
Depuis ce lundi, l’Europe se réjouit de se voir débarrassée
d’eux, mais n’est-ce pas une victoire à la Pyrrhus et, surtout à quel prix elle
a été acquise ? La vérité, c’est que, par sa transaction politique avec la
Turquie, l’Europe a, de bas en haut, « marché à pieds joints sur ses
principes », ces principes qu’elle aime tant rappeler aux autres…
Au sommet de l’édifice, il y a l’Union Européenne, forte de
28 nations. Non contente de signer avec la Turquie un accord que beaucoup
jugent illégal au regard du droit international, elle trahit ses engagements en
renvoyant les migrants vers un pays qui n’est pas totalement partie prenante de
la convention sur les réfugiés et elle ferme les yeux sur le sort de ceux qui
parmi eux ne sont ni syriens ni irakiens. Comme au beau temps du Code Noir,
elle traite en marchandises des hommes et des femmes qui, pour la plupart,
représentent l’élite politique et sociale de leurs pays et les « vend » à la Turquie pour 3 milliards d’euros !
Au palier suivant, il y a les Etats, et les plus généreux ne
sont pas ceux qui, il y a moins de trente ans, vivaient dans l’asservissement
et sous des dictatures et rêvaient d’évasion. En Pologne, dans le pays de Lech
Walesa, le parti au pouvoir a propagé des propos mensongers sur la charia,
poussé la mauvaise foi jusqu’à prétendre que les migrants étaient porteurs de
maladies disparues en Europe et qu’ils avaient déjà gangrené les pays du nord
de l’Europe qui leur avaient ouvert leurs portes. Il a sans doute oublié qu’en
d’autres temps, pendant la deuxième guerre mondiale, des militants polonais
avaient trouvé refuge jusqu’en Iran et qu’aujourd’hui, un polonais sur dix est
expatrié à l’ouest de l’Europe. En Pologne, la patrie de Jean Paul II, la
charité chrétienne est sélective : charité bien ordonnée commence par les
Polonais d’Ukraine et des voix ont suggéré que l’on « tue » carrément
les migrants musulmans pour éviter le « retour des invasions turques » !
Descendons encore d’un
palier, allons sur le terrain, à la rencontre des citoyens. Nous sommes dans le
XVIe arrondissement de Paris, dans l’amphithéâtre d’une université, au milieu
de parisiens qui sont parmi les plus privilégiés de la capitale française et
les mots volent bas. « Salope !
Brosse à caca ! » lancent des dames distinguées à l’adresse de la
sous-préfète venue leur présenter un projet visant à installer à la lisière du
Bois de Boulogne, un campement d’urgence, modulaire, provisoire, pour deux
cents sans-abris. Quant à l’architecte chargé d’en délivrer les
caractéristiques, il s’est vu traiter de « clown » et surtout de
« fauteur de trouble », ce qui est sans doute la pire injure dans ce
quartier… Les plus conciliants avaient fait preuve d’une incroyable mauvaise foi,
expliquant que les migrants seraient bien malheureux dans un quartier où la
baguette de pain coûte 1 euro, que les arbres pourraient les blesser en cas
d’orage ou que le spectacle de la faune nocturne du Bois choquerait leurs
enfants…
Les étudiants, témoins involontaires de la scène, ont
peut-être cru qu’il s’agissait d’un happening, d’un exercice thérapeutique par
lequel la bonne bourgeoisie se défoulait à bon compte.
L’Europe s’émeut à juste raison des actes commis par des
criminels sans foi ni loi auxquels elle a donné le nom
d’ « islamistes » et qui collent aux musulmans comme la crotte
de chien colle aux semelles du promeneur, mais elle semble oublier que les
réfugiés qui viennent de Syrie ou d’Irak méritent aussi sa compassion. Ils sont
eux aussi les victimes des mêmes assassins, ce sont des résistants qui
représentaient la partie la plus hostile à leur propagande, parce que la plus
éveillée à la liberté et au progrès, et leur exil achève la ruine de leurs pays.
L’Union Européenne (500 millions d’habitants, 2e puissance mondiale)
a vu ses fondement ébranlés par l’afflux d’un million de réfugiés politiques, comment
peut-elle croire que la Turquie, qui est un pays en guerre, non respectueux des
normes démocratiques européennes, pourrait en recevoir le triple, de façon
digne et durable ?
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