NB :
Texte publié dans « Sud Quotidien » du 28 mai 2015.
Bouna Traoré était un
jeune Français (oui : Français !), heureux de vivre, la « mascotte du bonheur »
selon ses parents et ses amis. Il n’était ni un « sauvageon », ni un
délinquant, ni un affreux « jihadiste
». Sa mort a été un drame familial et une tragédie humaine, il n’y a pas de
quoi à en rire, ni à la tourner en dérision. Sa famille avait estimé que, pour
le moins, elle découlait d’une négligence et, après dix ans de tergiversations,
la justice a relaxé définitivement les policiers suspectés de cette bavure.
C’est une décision de justice, mais il n’y a toujours
pas de quoi rire. Pourtant des personnalités françaises ont trouvé là
l’occasion de rire et de faire des mots. Pour Marion Le Pen, député, cette
décision consacre la défaite de la « racaille » qui avait pris le parti de
protester contre la mort de Bouna et de son compagnon Ziad. Pour le député-maire
de Nice, Christian Estrosi, qui n’en est pas à une confusion près, les deux
jeunes gens, qui fuyaient les jambes à leur cou, ne sont que les victimes de
leur « excès de vitesse » ! Quand il s’agit des « personnes issues de
l’immigration», on peut tout dire sans choquer grand monde et, depuis la mort
de Stéphane Hessel, il n’existe plus en France de « grande voix » pour
s’étouffer quand leur dignité est piétinée…
Dans cette banalisation de
la stigmatisation de « l’étranger », le paradoxe est que les plus prompts à
dégainer, les plus virulents, ceux qui jugent que l’immigration est un crime
imprescriptible, sont eux-mêmes, souvent, des fils et des filles d’immigrés ! A
l’exception notable de Jean Marie Le Pen et famille qui se vantent d’être
français depuis mille ans, et dont la France ne peut pas être fière sans renier
son passé…
Le grand-père de Nadine
Morano était un maçon piémontais et les raisons qui l’ont poussé à franchir les
Alpes sont les mêmes que celles qui ont conduit un autre maçon, le père de
Rachida Dati, à traverser la Méditerranée pour gagner la France. Nadine Morano
est cette ancienne ministre qui se transforme en agent de police dès qu’elle voit
une burqua, s’élève contre « l’islamisme culinaire », juge à la vue d’un film
que la France ne peut accueillir tous les Sénégalais et propose que les
étrangers soient parqués dans des « camps sécurisés » par l’ONU !
Le père de Christian
Estrosi est venu d’Italie, celui de Nicolas Sarkozy de Hongrie, celui de Manuel
Valls d’Espagne, le grand-père de Jean François Copé de Roumanie… Estrosi est
connu pour sa thèse sur la « 5e colonne », Sarkozy pour son discours
de Grenoble, Valls pour sa hargne à l’endroit des Roms et Copé pour le sandwich
que les petits musulmans arrachent aux petits Français.
Eric Zemmour et Robert
Ménard, et même Copé par sa mère, ont leurs racines dans les mêmes terres que
Najat Vallot Belkacem et Rachida Dati, de cette Afrique du nord dont le sort a
été intimement lié au sort de la France pendant plus d’un siècle… Zemmour est
le promoteur de la thèse du « remplacement qui menace d’extinction les Français
de souche » (!), Ménard est hanté par les « prénoms musulmans qui polluent
les écoles de sa commune » ! Pourtant, Najat, mariée à un Français,
Rachida née en France et qui se proclame « française d’origine
française », ont consenti à plus de sacrifices pour se faire accepter et,
malgré tout, leur promotion sociale est toujours mise au compte d’une discrimination
positive au profit de « la diversité »,
et non fondée sur leur mérite.
Ces contempteurs de
l’immigré viennent des milieux les plus divers : le père de Morano était
chauffeur de poids lourds, celui de Ménard a été communiste, Copé est fils et
petit fils de médecins, il a fait Sciences Po et l’ENA, quand Estrosi, que l’on
surnomme « motodidacte », est classé bac moins 5 ! Mais tous sont unis pour
recourir à des formules plus ou moins heureuses visant à blesser les immigrés
non (ou «peu») européens ou leurs descendants, à condamner leur envie
d’échapper à la misère ou à la dictature, leur prétention à devenir des
Français à part entière sans en payer le prix le plus fort. Si on avait
appliqué à leurs parents les mesures qu’ils préconisent aujourd’hui, aucun
d’entre eux n’aurait bénéficié de la nationalité française. Ils invoquent à
l’envi l’héritage de la France, mais ils oublient qu’ils n’ont fait que prendre
en marche l’histoire de France, plus tardivement que ceux qu’ils veulent en
exclure et dont les ancêtres ont
combattu pour ce pays et quelquefois contre leurs propres ancêtres. En
Tripolitaine, en Sicile, aux Dardanelles, en Champagne, les pères, grands-pères
et oncles de Dati, de Belkacem, de Bouna Traoré, étaient aux côtés des
Français, et face aux ancêtres de Sarkozy, d’Estrosi ou de Copé ! Ce n’est pas
un hasard si, sur le millier de Compagnons de la Libération, il y a six ou sept
Tirailleurs Sénégalais.
La chance de ces Français au zèle ombrageux,
c’est de pouvoir plus facilement se servir de la « francisation » : il leur a
suffi de jeter quelques portions de leurs patronymes dans le gouffre de l’état
civil pour faire oublier leurs origines. Sarközy s’est ainsi débarrassé des
deux points qui ornaient le o de son nom de famille, comme une cerise sur un
gâteau, en même temps qu’il sacrifiait le Nagy-Bocsa qui le complétait, les
Copé ont coupé la poire en deux et sacrifié le « lovici » qui terminait leur
patronyme ! Malheureusement pour elles, si Najat et Rachida opéraient la même
chirurgie sur leurs patronymes, il leur resterait comme collés à leur peau, ces
infâmants « prénoms musulmans » qui fondent les statistiques de Ménard ! Zidane
et Jamel ont bien essayé, prémonitoirement, de devancer le maire de Béziers en donnant à leurs
enfants des prénoms du crû ; malheureusement pour eux, depuis Mazarin, le
z est peu compatible avec le terroir français et à moins de se faire appeler « Sidane
» et « De Bouse », leurs enfants, Léon ou Luca, auront encore du mal, aux yeux
de Ménard, à se fondre dans la nation française.
Quand donc cessera-t-on
d’en demander toujours plus, et souvent beaucoup trop, aux immigrés venus du
Sud ? Car la francisation ne suffit pas : il faut, dit Nadine Morano, qu’ils
aillent jusqu’à respecter le code vestimentaire et de langage des Français,
qu’ils disparaissent sans laisser de traces ! Pourtant « immigré », c’est quoi
? C’est une question de date ! Ivo Livi était « fils d’immigré » quand sa mère
l’interpellait le soir en criant «Ivo ! Monta ! ». Il ne l’était plus quelques
décennies plus tard, il était devenu Yves Montand, gloire de la chanson et du cinéma français et
défenseur de grandes causes : il n’était plus que Français !
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