Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 27 avril 2015

« NUL N’A LE DROIT DE SE DÉSINTÉRESSER DES CONSÉQUENCES DE SES ACTES »

NB : Texte publié dans « Sud Quotidien » du 28 mars 2015

Si l’on en croit le sociologue allemand Max Weber, l’homme politique, qu’il opposait à  l’homme de sciences – (et, j’ajoute, tout particulièrement celui qui prétend au titre d’homme d’Etat) – doit avoir trois qualités : la patience, le sens des responsabilités et … le coup d’œil !

Pour son grand malheur, Abdoulaye Wade a manqué des trois…

Il a manqué de patience, car quelle urgence  y avait-il à vouloir imposer à son fils une marche forcée vers le pouvoir suprême, alors que lui-même a mis des décennies pour venir à bout des sarcasmes (rappelez-vous des « thiakhaneries » dont l’affublait le président Senghor), de l’appareil d’Etat et de l’hostilité des grandes puissances et pour conquérir de haute lutte le titre de Président de la République. Karim Wade n’est qu’à la fleur de l’âge, quand  son père a été élu pour la première fois à près de soixante quinze ans. A quarante ans, il gérait le quart du budget de l’Etat, sans avoir le moindre mandat électif et sans même maîtriser la langue dominante du pays, celle qui avait permis à son père de retourner les foules et de mettre les rieurs de son côté. A l’élection présidentielle de 2022 (dans l’hypothèse où le président Sall  aura rempli deux mandats de cinq ans), il n’aura pas 55 ans et s’il gagne, il ne le devra qu’à lui-même. Pour lui, le temps est plutôt un allié. Dès lors pourquoi Wade impose-t-il aux ténors du PDS, dont certains ont deux ou trois décennies de combat politique derrière eux ou exerçaient des mandats électifs avant son arrivée au pouvoir, l’humiliation de céder leur place à un « gamin » qui n’a jamais rien conquis par lui-même ?

Wade a manqué de sens des responsabilités. Cela avait été déjà le cas quand, dans ses fonctions de Président de la République, il avait, contrairement à ses prédécesseurs, pris à partie une communauté religieuse, décrié une confrérie, et stigmatisé une composante ethnique. La retraite ne l’a pas changé. Quand on a été, comme lui, le premier chef d’Etat élu démocratiquement à la tête de son pays et fait ainsi la démonstration que le vrai pouvoir est celui du peuple, on n’a plus le droit  de jouer au pistolero, d’inviter à la désobéissance civile, d’appeler l’armée à la rescousse, de solliciter une intervention étrangère. Dans une démocratie, la place d’un ancien Président de la République n’est pas dans le maquis, mais dans le très confortable fauteuil de la sagesse et du bon conseil, celui d’un homme totalement et définitivement libre…

Enfin, Wade, et c’est peut-être moins étonnant, à son âge, a manqué de coup d’œil. De sa maison de Versailles, de son balcon de Fann, il ne s’est pas aperçu que le pays avait changé. En 2000, 65% des électeurs de 18 à 30 ans avaient voté pour lui, et ce sont les mêmes qui, dix ans plus tard, ont assiégé le Parlement pour le contraindre à reculer. Aujourd’hui plus de 40% des Sénégalais ont moins de 14 ans, n’étaient donc pas nés quand il est arrivé au pouvoir et ne connaissent rien de lui. A le voir escalader difficilement les marches des escaliers, ils ne voient en lui que l’un des 2500 (deux mille cinq cents !) Sénégalais qui ont 90 ans ou plus ! Wade peut être encore pathétique, il ne peut plus prétendre à l’exaltation de la jeunesse. S’il avait eu un bon coup d’œil, il n’aurait pas parié sur son fils, mais sur le Sénégal.

C’est à partir de ces  constats qu’on peut dire que, d’une certaine manière, le procès de Karim Wade est aussi celui du Wadisme, et que, plutôt que de menacer de se (laisser) tuer si son fils était condamné, l’ancien Président aurait du nous convaincre que ce qui est reproché à celui-ci n’est pas une conséquence inéluctable de son mode de gouvernement et accepter d’examiner les conséquences de ses propres actes.

Mais il ne suffit pas de dire que Wade a tort et que son fils n’a fait que suivre ses pas. Si la classe politique sénégalaise, et d’une certaine manière nos institutions elles-mêmes, perdent un peu de leur crédibilité, c’est que ces défauts qu’on lui reconnait sont plus répandus qu’on ne pense. C’est pour cette raison que la condamnation de Karim Wade, si symbolique soit-elle, n’a de sens que si elle est le signe d’un vrai changement dans l’idée même que nos gouvernants se font de la politique. La Cour de Répression de l’Enrichissement illicite (CREI) a enrichi des enquêteurs, elle n’a pas débusqué les sommes d’argent faramineuses que l’on attribuait au fils de l’ancien chef de l’Etat au début du procès. Mais elle a mis en évidence un système pernicieux de gestion du patrimoine public qui conjuguait trafic d’influence, favoritisme, prise illégale d’intérêts et, en fin de compte, abus de faiblesse à l’encontre d’un patriarche  assiégé par des courtisans. Quand on a été « Ministre du Ciel et de la Terre », on ne peut pas affirmer tout de go qu’on n’a aucune responsabilité dans ce pillage. Toutefois la mission de la justice ne peut pas se réduire à poursuivre un homme, elle doit conduire à chasser le mal, non rendre gorge à quelques boucs émissaires, mais à faire comprendre à tous que « nul n’a le droit de se désintéresser des conséquences de ses actes » (Raymond Aron). C’est en ce sens que Karim Wade a manqué à sa responsabilité en boycottant partiellement son procès au lieu de faire face à ses accusateurs dont certains avaient été ses collaborateurs ou ses partenaires. Peut-être qu’à défaut de convaincre, un aveu d’inexpérience aurait touché ses juges.

Tirerons-nous, au moins, une leçon de ce long déballage ? Les hommes et femmes investis dans des responsabilités publiques sont-ils désormais prêts à ne pas nourrir ce qu’ils désapprouvent, à assumer les conséquences de leurs actes, à cesser de se justifier en mettant leurs erreurs sur le dos de  leur marabout, de leur gestionnaire, de la fatalité ou du  diable ?

Bien entendu, pour que cette mutation puisse s’exercer, il faut qu’à leur tour, ceux qui gouvernent, et leurs démembrements, ne nourrissent pas eux-mêmes l’irresponsabilité. C’est pourtant ce qu’ils font lorsqu’ils n’ont le choix qu’entre obliger (emprisonnement) ou interdire (refus de toute manifestation). Ainsi, et à titre d’exemple, lorsque les médias d’Etat snobent les propos de  Wade, même quand tout le pays est suspendu à ses lèvres, même lorsqu’il appelle à la condamnation de la violence, ils ne trahissent pas seulement leur mission de service public, ils font preuve de manque de confiance dans le jugement de l’ensemble des Sénégalais.

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