NB : Texte publié dans « Sud Quotidien »
du 28 mars 2015
Si
l’on en croit le sociologue allemand Max Weber, l’homme politique, qu’il
opposait à l’homme de sciences – (et, j’ajoute,
tout particulièrement celui qui prétend au titre d’homme d’Etat) – doit avoir
trois qualités : la patience, le sens des responsabilités et … le coup
d’œil !
Pour
son grand malheur, Abdoulaye Wade a manqué des trois…
Il a
manqué de patience, car quelle urgence y
avait-il à vouloir imposer à son fils une marche forcée vers le pouvoir suprême,
alors que lui-même a mis des décennies pour venir à bout des sarcasmes (rappelez-vous
des « thiakhaneries » dont
l’affublait le président Senghor), de l’appareil d’Etat et de l’hostilité des
grandes puissances et pour conquérir de haute lutte le titre de Président de la
République. Karim Wade n’est qu’à la fleur de l’âge, quand son père a été élu pour la première fois à
près de soixante quinze ans. A quarante ans, il gérait le quart du budget de l’Etat,
sans avoir le moindre mandat électif et sans même maîtriser la langue dominante
du pays, celle qui avait permis à son père de retourner les foules et de mettre
les rieurs de son côté. A l’élection présidentielle de 2022 (dans l’hypothèse
où le président Sall aura rempli deux
mandats de cinq ans), il n’aura pas 55 ans et s’il gagne, il ne le devra qu’à lui-même.
Pour lui, le temps est plutôt un allié. Dès lors pourquoi Wade impose-t-il aux
ténors du PDS, dont certains ont deux ou trois décennies de combat politique
derrière eux ou exerçaient des mandats électifs avant son arrivée au pouvoir,
l’humiliation de céder leur place à un « gamin » qui n’a jamais rien
conquis par lui-même ?
Wade
a manqué de sens des responsabilités. Cela avait été déjà le cas quand, dans
ses fonctions de Président de la République, il avait, contrairement à ses
prédécesseurs, pris à partie une communauté religieuse, décrié une confrérie,
et stigmatisé une composante ethnique. La retraite ne l’a pas changé. Quand on
a été, comme lui, le premier chef d’Etat élu démocratiquement à la tête de son
pays et fait ainsi la démonstration que le vrai pouvoir est celui du peuple, on
n’a plus le droit de jouer au pistolero,
d’inviter à la désobéissance civile, d’appeler l’armée à la rescousse, de
solliciter une intervention étrangère. Dans une démocratie, la place d’un
ancien Président de la République n’est pas dans le maquis, mais dans le très
confortable fauteuil de la sagesse et du bon conseil, celui d’un homme
totalement et définitivement libre…
Enfin,
Wade, et c’est peut-être moins étonnant, à son âge, a manqué de coup d’œil. De
sa maison de Versailles, de son balcon de Fann, il ne s’est pas aperçu que le
pays avait changé. En 2000, 65% des électeurs de 18 à 30 ans avaient voté pour
lui, et ce sont les mêmes qui, dix ans plus tard, ont assiégé le Parlement pour
le contraindre à reculer. Aujourd’hui plus de 40% des Sénégalais ont moins de
14 ans, n’étaient donc pas nés quand il est arrivé au pouvoir et ne connaissent
rien de lui. A le voir escalader difficilement les marches des escaliers, ils
ne voient en lui que l’un des 2500 (deux mille cinq cents !) Sénégalais
qui ont 90 ans ou plus ! Wade peut être encore pathétique, il ne peut plus
prétendre à l’exaltation de la jeunesse. S’il avait eu un bon coup d’œil, il
n’aurait pas parié sur son fils, mais sur le Sénégal.
C’est
à partir de ces constats qu’on peut dire
que, d’une certaine manière, le procès de Karim Wade est aussi celui du
Wadisme, et que, plutôt que de menacer de se (laisser) tuer si son fils était
condamné, l’ancien Président aurait du nous convaincre que ce qui est reproché
à celui-ci n’est pas une conséquence inéluctable de son mode de gouvernement et
accepter d’examiner les conséquences de ses propres actes.
Mais
il ne suffit pas de dire que Wade a tort et que son fils n’a fait que suivre
ses pas. Si la classe politique sénégalaise, et d’une certaine manière nos
institutions elles-mêmes, perdent un peu de leur crédibilité, c’est que ces
défauts qu’on lui reconnait sont plus répandus qu’on ne pense. C’est pour cette
raison que la condamnation de Karim Wade, si symbolique soit-elle, n’a de sens
que si elle est le signe d’un vrai changement dans l’idée même que nos
gouvernants se font de la politique. La Cour de Répression de l’Enrichissement
illicite (CREI) a enrichi des enquêteurs, elle n’a pas débusqué les sommes
d’argent faramineuses que l’on attribuait au fils de l’ancien chef de l’Etat au
début du procès. Mais elle a mis en évidence un système pernicieux de gestion du
patrimoine public qui conjuguait trafic d’influence, favoritisme, prise
illégale d’intérêts et, en fin de compte, abus de faiblesse à l’encontre d’un
patriarche assiégé par des courtisans. Quand
on a été « Ministre du Ciel et de la Terre », on ne peut pas affirmer
tout de go qu’on n’a aucune responsabilité dans ce pillage. Toutefois la mission
de la justice ne peut pas se réduire à poursuivre un homme, elle doit conduire
à chasser le mal, non rendre gorge à quelques boucs émissaires, mais à faire
comprendre à tous que « nul n’a le droit de se désintéresser des
conséquences de ses actes » (Raymond Aron). C’est en ce sens que Karim
Wade a manqué à sa responsabilité en boycottant partiellement son procès au
lieu de faire face à ses accusateurs dont certains avaient été ses
collaborateurs ou ses partenaires. Peut-être qu’à défaut de convaincre, un aveu
d’inexpérience aurait touché ses juges.
Tirerons-nous,
au moins, une leçon de ce long déballage ? Les hommes et femmes investis
dans des responsabilités publiques sont-ils désormais prêts à ne pas nourrir ce
qu’ils désapprouvent, à assumer les conséquences de leurs actes, à cesser de se
justifier en mettant leurs erreurs sur le dos de leur marabout, de leur gestionnaire, de la
fatalité ou du diable ?
Bien entendu, pour que
cette mutation puisse s’exercer, il faut qu’à leur tour, ceux qui gouvernent,
et leurs démembrements, ne nourrissent pas eux-mêmes l’irresponsabilité. C’est
pourtant ce qu’ils font lorsqu’ils n’ont le choix qu’entre obliger
(emprisonnement) ou interdire (refus de toute manifestation). Ainsi, et à titre
d’exemple, lorsque les médias d’Etat snobent les propos de Wade, même quand tout le pays est suspendu à
ses lèvres, même lorsqu’il appelle à la condamnation de la violence, ils ne
trahissent pas seulement leur mission de service public, ils font preuve de
manque de confiance dans le jugement de l’ensemble des Sénégalais.
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