NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 16 aout 2014
L’hommage rendu par François Hollande aux soldats d’Afrique, « où la
France a remporté ses premières victoires », devant un parterre de chefs d’Etats africains, à l’occasion de la
commémoration du 70e anniversaire du débarquement en Provence,
peut-il être considéré comme le solde de tous comptes de la dette de la France
à l’égard de ceux qu’on appelle communément « Tirailleurs
sénégalais » ?
Avant de répondre à la question, levons d’abord quelques équivoques.
La première c’est que les Tirailleurs étaient loin d’être, majoritairement,
des Sénégalais et ils le seront de moins
en moins au fil des ans. Entre le premier corps créé par Faidherbe au milieu du
XIXe siècle et les troupes françaises de la Force Garbo qui débarquent le 16 août
1944, il y a eu la conquête d’un vaste empire et la délocalisation des champs
de bataille d’Afrique vers l’Europe et le Moyen Orient.
Deuxièmement : les Tirailleurs ont rarement défendu les intérêts des Africains. Leur vocation première était de
servir de supplétifs aux forces européennes, sans bénéficier ni des égards, ni
du confort, ni des promotions auxquels celles-ci avaient droit. De
l’extermination des résistances africaines à la lutte contre les soulèvements
indépendantistes à Madagascar, au Vietnam ou en Algérie, en passant par la
Grande Guerre qui n’était qu’un règlement de comptes intereuropéen, ils ont
souvent, de gré ou de force, fait le sale boulot de la puissance coloniale.
L’idée de Me Wade de prendre leur sort en charge était à la fois saugrenue et
injuste : c’est au bénéficiaire de leurs sacrifices de payer le
service !
Troisièmement : contrairement à l’opinons très répandue, les
tirailleurs n’étaient pas composés que de trouffions « Y a bon Banania ».
La distinction au sein de leurs troupes
se faisant sur la base du lieu de naissance et non sur les qualifications académiques, des Africains instruits ont vécu
le même triste sort et le regretté Assane Seck, diplômé de la prestigieuse
Ecole Normale W. Ponty de Sébikotane, futur professeur d’université et
ministre, en fit l’amère expérience.
Deux destins, une même passion…
En revanche, ce que tous les Tirailleurs avaient en commun, ce qu’ils ont
cultivé tout au long de leur vie, de
manière quasi obsessionnelle, c’est l’amour de la France, et c’est en cela
qu’on peut dire que leur histoire est l’histoire d’une ingratitude. Ils ont
servi la patrie pendant un siècle, sur trois continents, et elle ne leur
reconnait toujours pas les droits qu’elle accorde à ses fils de
« métropole ».
Deux destins illustrent cette fidélité et cet engagement.
Abdel Kader Mademba Sy était fils de roi. Son père, qui avait servi la France
dans la conquête du « Soudan », avait été récompensé par le titre de
« Fama de Sansanding ». C’était un vrai « roi », à
l’africaine, et Hampathé Ba témoigne qu’avant son réveil, aucun coup de pilon
ne pouvait retentir le matin dans sa capitale. Son fils avait fait de solides études,
il était l’un des premiers africains diplômés du lycée français d’Alger, il n’a
pas attendu d’être appelé, il s’était engagé, « par amour pour la
France », dès le début de la
Grande Guerre. Mais il avait oublié un détail : tout prince qu’il était,
il n’en restait pas moins « sujet »
français, car né hors des « Quatre Communes » du Sénégal, il n’avait
droit ni à un lit, ni à la viande, ni aux chaussures. C’est le carnet
d’adresses de son père, familier des Joffre, Mangin, Archinard et autres Blaise
Diagne, qui l’a sauvé de la dépression et lui a permis de faire son devoir sans
déchoir de son rang. Son amour pour la « patrie », il le transmettra
à son fils, mort tout récemment, qui fera une carrière militaire et se battra
sans succès pour que les anciens combattants africains bénéficient des mêmes
avantages que leurs collègues français.
Bakari Diallo était fils de berger et c’est dans sa paillotte que
l’armée était allée le chercher pour en faire un soldat. Il fera toute la Seconde
guerre mondiale, jusqu’au grade de sous-officier, avant de se faire rappeler
que « si au point de vue
civil, il était français, au point de vue
militaire il ne l’était pas». Il passera pourtant sa vie à chanter le « doux visage »
de la France, sa « force-bonté », et terminera son existence
dans une hutte à peine plus confortable que celle qu’il avait quittée à vingt
ans…
Ce que les Tirailleurs ont fait, jamais aucune bête de guerre ne l’a fait
et aucune n’a jamais été aussi mal récompensée. Il y eut d’abord des milliers
de vies brisées puisqu’un quart d’entre eux ne revinrent pas des combats. On
nous dit souvent que, proportionnellement, il n’ ya pas eu plus de morts chez
eux que chez les soldats métropolitains pendant les deux guerres mondiales. Peut-être…
Mais il y a eu sans doute plus de dégâts collatéraux chez eux. Parce que le
départ de jeunes gens qui représentaient la partie la plus vive de la
population et le fait qu’à leur retour la plupart d’entre eux n’ont pas voulu
retourner à la terre, a désorganisé le monde paysan. Parce que, surtout, tout
comme les « Vétérans » américains, beaucoup d’entre eux, traumatisés
par la guerre, ont perdu jusqu’au goût de la vie.
Il y eut les railleries qui
réduisaient leur participation à une représentation folklorique et qui faisaient
les choux gras des caricaturistes et des bonimenteurs. Ils étaient à Fachoda,
ils étaient sur la Somme et dans le Bosphore, mais on ne retenait d’eux que
l’image de grands gaillards « chargés
kif kif bourricots »,
avec leurs « dents comme l’ivoire », leurs « sacs
au dos », leurs « souliers
sur l’épaule ».
Il y eut l’exfiltration pour les priver des hourras. A la fin de la seconde
guerre mondiale et avant les parades de la victoire, ils avaient été sommés de
rentrer, pour « blanchir »
les troupes, comme si on avait honte qu’ils aient contribué au succès des
armées. Le jeune soldat Amadou Mahtar Mbow, celui-là même qui sera le premier africain à diriger
une institution du système des Nations-Unies, dut prendre le risque de désobéir
à ces ordres pour poursuivre ses études en France. Les « clandestins »
ne datent pas d’aujourd’hui !
« Moi pas vouloir galons ! »
Il y eut aussi le temps des médailles. Mais après l’engouement des premiers
jours pour les cuivres et les rubans qui ornaient leurs poitrines, ils
voulaient plus : ils réclamaient des droits et non plus des faveurs. « Le prix
de la guerre, clamaient-ils, le dédommagement
pour un corps bléssé, mutilé, sous le même drapeau »,
devaient être les mêmes, que l’on soit français ou africain. « Moi pas
besoin galons, moi besoin de riz ! ». Les
premiers à en payer le prix furent les soldats libérés des camps de prisonniers,
et dont certains avaient servi aux FFI et FTP, débarqués au camp de Thiaroye,
près de Dakar, et qui furent férocement réprimés pour avoir exigé le paiement
de leurs primes avant de rejoindre leurs villages. Le massacre fera 35 morts et
des dizaines de blessées, les survivants seront condamnés à de lourdes peines.
Il fallut des cris et des larmes, il fallut la révolte du sergent-chef Amadou
Diop qui, à l’orée de la mort, exigeait réparation auprès du Conseil d’Etat
français, il fallut, et cela parait dérisoire compte tenu de la dimension de la
tragédie, que le président Chirac visionne un film au cours d’une soirée
mondaine pour que le déclic ait lieu !
Le déclic a donc eu lieu, mais il ne reste plus que quelques centaines de
survivants pour en tirer profit. En somme, les Tirailleurs, on les a eus à
l’usure ! Aujourd’hui, il faut plus qu’une cérémonie protocolaire, il faut
plus que des décorations, pour que du fond de leurs tombes ils pardonnent à la
France son bien tardif repentir, l’injustice de la cristallisation et, surtout,
cet amour trahi !
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