Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

dimanche 24 août 2014

Commémoration du 70e anniversaire du débarquement en Provence : LES TIRAILLEURS SENEGALAIS OU L’HISTOIRE D’UNE INGRATITUDE…

NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 16 aout 2014

L’hommage rendu par François Hollande aux soldats d’Afrique, «  la France a remporté ses premières victoires », devant un parterre de chefs d’Etats africains, à l’occasion de la commémoration du 70e anniversaire du débarquement en Provence, peut-il être considéré comme le solde de tous comptes de la dette de la France à l’égard de ceux qu’on appelle communément « Tirailleurs sénégalais » ?

Avant de répondre à la question, levons d’abord quelques équivoques.

La première c’est que les Tirailleurs étaient loin d’être, majoritairement,  des Sénégalais et ils le seront de moins en moins au fil des ans. Entre le premier corps créé par Faidherbe au milieu du XIXe siècle et les troupes françaises de la Force Garbo qui débarquent le 16 août 1944, il y a eu la conquête d’un vaste empire et la délocalisation des champs de bataille d’Afrique vers l’Europe et le Moyen Orient.

Deuxièmement : les Tirailleurs ont rarement défendu les intérêts des Africains. Leur vocation première était de servir de supplétifs aux forces européennes, sans bénéficier ni des égards, ni du confort, ni des promotions auxquels celles-ci avaient droit. De l’extermination des résistances africaines à la lutte contre les soulèvements indépendantistes à Madagascar, au Vietnam ou en Algérie, en passant par la Grande Guerre qui n’était qu’un règlement de comptes intereuropéen, ils ont souvent, de gré ou de force, fait le sale boulot de la puissance coloniale. L’idée de Me Wade de prendre leur sort en charge était à la fois saugrenue et injuste : c’est au bénéficiaire de leurs sacrifices de payer le service !

Troisièmement : contrairement à l’opinons très répandue, les tirailleurs n’étaient pas composés que de trouffions « Y a bon Banania ».  La distinction au sein de leurs troupes se faisant sur la base du lieu de naissance  et non sur les qualifications  académiques, des Africains instruits ont vécu le même triste sort et le regretté Assane Seck, diplômé de la prestigieuse Ecole Normale W. Ponty de Sébikotane, futur professeur d’université et ministre, en fit l’amère expérience.

Deux destins, une même passion…

En revanche, ce que tous les Tirailleurs avaient en commun, ce qu’ils ont cultivé  tout au long de leur vie, de manière quasi obsessionnelle, c’est l’amour de la France, et c’est en cela qu’on peut dire que leur histoire est l’histoire d’une ingratitude. Ils ont servi la patrie pendant un siècle, sur trois continents, et elle ne leur reconnait toujours pas les droits qu’elle accorde à ses fils de « métropole ».

Deux destins illustrent cette fidélité et cet engagement.

Abdel Kader Mademba Sy était fils de roi. Son père, qui avait servi la France dans la conquête du « Soudan », avait été récompensé par le titre de « Fama  de Sansanding ». C’était un vrai « roi », à l’africaine, et Hampathé Ba témoigne qu’avant son réveil, aucun coup de pilon ne pouvait retentir le matin dans sa capitale. Son fils avait fait de solides études, il était l’un des premiers africains diplômés du lycée français d’Alger, il n’a pas attendu d’être appelé, il s’était engagé, « par amour pour la France », dès le début de la Grande Guerre. Mais il avait oublié un détail : tout prince qu’il était, il n’en restait pas moins « sujet » français, car né hors des « Quatre Communes » du Sénégal, il n’avait droit ni à un lit, ni à la viande, ni aux chaussures. C’est le carnet d’adresses de son père, familier des Joffre, Mangin, Archinard et autres Blaise Diagne, qui l’a sauvé de la dépression et lui a permis de faire son devoir sans déchoir de son rang. Son amour pour la « patrie », il le transmettra à son fils, mort tout récemment, qui fera une carrière militaire et se battra sans succès pour que les anciens combattants africains bénéficient des mêmes avantages que leurs collègues français.

Bakari Diallo était fils de berger et c’est dans sa paillotte que l’armée était allée le chercher pour en faire un soldat. Il fera toute la Seconde guerre mondiale, jusqu’au grade de sous-officier, avant de se faire rappeler que « si au point de vue civil, il était français, au point de vue militaire il ne l’était pas». Il passera pourtant sa vie à chanter le « doux visage » de la France, sa « force-bonté », et terminera son existence dans une hutte à peine plus confortable que celle qu’il avait quittée à vingt ans…

Ce que les Tirailleurs ont fait, jamais aucune bête de guerre ne l’a fait et aucune n’a jamais été aussi mal récompensée. Il y eut d’abord des milliers de vies brisées puisqu’un quart d’entre eux ne revinrent pas des combats. On nous dit souvent que, proportionnellement, il n’ ya pas eu plus de morts chez eux que chez les soldats métropolitains pendant les deux guerres mondiales. Peut-être… Mais il y a eu sans doute plus de dégâts collatéraux chez eux. Parce que le départ de jeunes gens qui représentaient la partie la plus vive de la population et le fait qu’à leur retour la plupart d’entre eux n’ont pas voulu retourner à la terre, a désorganisé le monde paysan. Parce que, surtout, tout comme les « Vétérans » américains, beaucoup d’entre eux, traumatisés par la guerre, ont perdu jusqu’au goût de la vie.

Il y eut  les railleries qui réduisaient leur participation à une représentation folklorique et qui faisaient les choux gras des caricaturistes et des bonimenteurs. Ils étaient à Fachoda, ils étaient sur la Somme et dans le Bosphore, mais on ne retenait d’eux que l’image de grands gaillards « chargés kif kif bourricots », avec leurs « dents comme l’ivoire », leurs « sacs au dos », leurs « souliers sur l’épaule ».

Il y eut l’exfiltration pour les priver des hourras. A la fin de la seconde guerre mondiale et avant les parades de la victoire, ils avaient été sommés de rentrer, pour « blanchir » les troupes, comme si on avait honte qu’ils aient contribué au succès des armées. Le jeune soldat Amadou Mahtar Mbow, celui-là  même qui sera le premier africain à diriger une institution du système des Nations-Unies, dut prendre le risque de désobéir à ces ordres pour poursuivre ses études en France. Les « clandestins » ne datent pas d’aujourd’hui !

« Moi pas vouloir galons ! »

Il y eut aussi le temps des médailles. Mais après l’engouement des premiers jours pour les cuivres et les rubans qui ornaient leurs poitrines, ils voulaient plus : ils réclamaient des droits et non plus des faveurs. « Le prix de la guerre, clamaient-ils, le dédommagement pour un corps bléssé, mutilé, sous le même drapeau », devaient être les mêmes, que l’on soit français ou africain. « Moi pas besoin galons, moi besoin de riz ! ». Les premiers à en payer le prix furent les soldats libérés des camps de prisonniers, et dont certains avaient servi aux FFI et FTP, débarqués au camp de Thiaroye, près de Dakar, et qui furent férocement réprimés pour avoir exigé le paiement de leurs primes avant de rejoindre leurs villages. Le massacre fera 35 morts et des dizaines de blessées, les survivants seront condamnés à de lourdes peines.

Il fallut des cris et des larmes, il fallut la révolte du sergent-chef Amadou Diop qui, à l’orée de la mort, exigeait réparation auprès du Conseil d’Etat français, il fallut, et cela parait dérisoire compte tenu de la dimension de la tragédie, que le président Chirac visionne un film au cours d’une soirée mondaine pour que le déclic ait lieu !

Le déclic a donc eu lieu, mais il ne reste plus que quelques centaines de survivants pour en tirer profit. En somme, les Tirailleurs, on les a eus à l’usure ! Aujourd’hui, il faut plus qu’une cérémonie protocolaire, il faut plus que des décorations, pour que du fond de leurs tombes ils pardonnent à la France son bien tardif repentir, l’injustice de la cristallisation et, surtout, cet amour trahi !

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