NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 29 septembre 2012
« Musulman ? Oui, mais à condition d’être modéré ! »
L’islamophobie, qui se développe
et s’amplifie un peu partout dans le monde, tire ses fondements, pour l’essentiel,
de la méconnaissance de l’Islam. Il faut reconnaitre aussi que, parmi ceux qui
invoquent cette religion pour justifier
leurs actes, nombreux sont ceux qui ne font rien pour éclairer et rassurer les néophytes et les méfiants. Beaucoup, en Occident,
ne tolèrent que les musulmans dits « modérés », terme qui ne désigne à leurs yeux que ceux qui ne sont musulmans
« qu’un peu seulement ». Pourtant on peut être pleinement musulman,
et non pas « modéré », et pratiquer sa religion sans excès ni ostentation,
et c’est même ainsi que la majorité des musulmans ont compris, appris, vécu en
famille l’Islam. Ils ne fréquentent pas forcément les « marabouts »,
n’appartiennent pas tous à une confrérie, et n’ont besoin ni de chapelle ni de
longs chapelets pour pratiquer leur foi. Ils ont retenu qu’en Islam, il n’y a
pas ni clergé ni intercesseur et que chaque fidèle a accès à Dieu sans intermédiaire.
Ils reconnaissent à chacun le droit de pratiquer la religion de son choix ou de
ne pas en avoir. Ils sont pleinement pour la liberté d’expression et contre la censure, car restreindre la liberté, dit
le Coran, c’est violer le caractère noble de l’âme humaine. Ils ne militent pas
pour la pénalisation du blasphème, et, du reste, l’Islam ne connaissant ni
idoles ni icônes, le sacré ne peut être que de l’ordre immatériel et ne peut
donc être entaché par une insulte. De toute façon, une peine de prison ou une
amende ne peuvent réparer les blessures du cœur. Ces musulmans, qui constituent
la majorité de la Umma, sont aussi contre la violence, dans toutes ses formes,
conformément au Coran qui enseigne qu’il n’y a « pas de contrainte en
religion » et qui, pour que tout soit
clair, rappelle que chaque vie est aussi sacrée que
l’humanité toute entière et que chaque âme est la conscience de Dieu.
C’est pour toutes ces raisons que
je ne me sens ni offensé ni insulté par les « caricatures » de
Charlie-Hebdo : je ne me sens pas concerné. Pas seulement parce je ne vis
pas en France et que ce journal ne
figure pas parmi mes périodiques préférés, mais parce que l’Islam qu’il tourne
en dérision n’est pas celui que je pratique. La caricature d’une caricature me
laisse donc indifférent.
Contrairement à l’opinion qui
prévaut au Nord, en France notamment, le musulman ne se réduit pas à cet homme écrasé par ses
rites et dont la seule marque est de prier dans la rue. Etre musulman, c’est
d’abord une manière d’être et c’est sans doute pour cette raison que le voyage
aux Lieux Saints est toujours un révélateur de la foi et de la sensibilité du
croyant. J’ai fait le pèlerinage à La Mecque et le souvenir que j’en garde,
au-delà du rite, c’est que pour la première fois je n’étais plus, malgré la
foule, qu’avec moi-même. Pendant un mois je n’ai pas écouté une radio, regardé
une émission de télévision, ouvert un
ordinateur, lu un journal, et pourtant, jamais, je ne me suis ennuyé et jamais
je n’ai été plus solidaire de mes semblables, et pas seulement des pèlerins ou
des musulmans. J’ai été à Médine et j’ai vu des hommes et des femmes en larmes
devant la tombe du Prophète : quel autre homme que Mohamed peut se vanter
que, plus de quatorze siècles après sa mort, on puisse encore s’attendrir à
l’évocation de sa vie. Contrairement à ce que laissent croire les médias
occidentaux, les musulmans n’idolâtrent pas leur prophète, ils lui vouent de l’amour,
tout simplement. Sur sa tombe, les fidèles ne sollicitent pas son recours, car
lui-même avait reconnu les limites de son pouvoir et affirmé que c’est à Dieu
seulement qu’on doit implorer secours. Ils prient pour qu’il lui soit pardonné,
parce qu’il reste profondément humain, d’un modèle d’homme dont la vie est
réglée sur la volonté de son Seigneur.
Le « marronnier »
de Charlie
Je ne suis donc pas blessé par
les « caricatures » de Charlie-Hebdo, je suis seulement triste, pour
le journal et pour tous les Français qui se sont précipités pour l’acheter.
Je suis triste pour Charlie-Hebdo,
que j’ai lu dans une autre vie et sous un autre titre, que j’appréciais alors
pour son caractère caustique et son audace, et qui aujourd’hui, pour se faire de l’argent, verse dans la provocation
facile et surfe sur la vague d’émotions amplifiées par les médias. Le journal
se contente en effet d’exploiter des évènements qui surviennent hors de France
(Pays-Bas hier, Etats-Unis aujourd’hui), comme les paparazzis profitent d’un
sein découvert pour faire un scoop. La liberté d’expression n’a jamais été
celle de tout dire et Siné, qui fut l’un des plus illustres dessinateurs du journal,
en a fait l’amère expérience. En 2008, il a été licencié sans ménagement pour
avoir osé tourner en dérision, non pas Mohamed, mais Jean Sarkozy qui semblait
alors promu à une belle carrière de chef
d’entreprise. Plutôt que de s’interroger sur le droit d’expression du journal,
on devrait s’interroger sur ses motivations. Plus de 400 000 exemplaires vendus
en 2007, grâce aux caricatures reprises des Hollandais, lorsque le tirage
plafonnait à 140 000, plus de 75 000 exemplaires arrachés en un seul jour et de
nouveaux tirages annoncés en 2012, alors que le tirage était retombé à moins de
50 000 en 2011 ! Quand le journal n’a rien à dire, il retourne à son
marronnier : la caricature de Mohamed, un précieux filon, surtout après
l’échec de toutes les tentatives pour remonter la pente (baisse du prix du numéro,
recours à un prestataire de services spécialisé, etc.). Sexe et religion sont
aussi lucratifs l’un que l’autre et « Charlie-Hebdo » n’est que
la version « blasphème »
de « Closer », à cette différence près que son
pendant « people » a, lui, payé son audace et ses excès devant
la justice. En vérité, Charlie-Hebdo ne pratique pas la caricature mais la
stigmatisation parce que ses dessins ne s’attaquent pas aux dérives mais aux
fondements de l’Islam : personne n’aurait rien à dire s’il ne s’en prenait
qu’aux fanatiques et aux criminels, mais cela n’aurait pas fait le buzz. Le
journal ne fait même pas preuve d’audace
parce que sa cible est une communauté minoritaire en France, soucieuse de ne pas
faire de vagues et qui n’est ni une force politique ni un pouvoir d’argent. Il
est significatif que le soutien le plus éloquent et le plus constant qu’ait reçu le journal lui soit venu de
Marine Le Pen, elle-même intégriste par excellence, qui profite de l’occasion pour
se lancer dans une nouvelle surenchère. Tous comptes faits, les animateurs de Charlie-Hebdo
et les coupeurs de mains de Tombouctou qu’ils disent détester, les fous de Dieu
et les fous de la liberté d’expression, mènent le même combat, poursuivent les
mêmes objectifs : donner la pire image de l’Islam pour pouvoir exister. Leurs
caricatures sont à la fois falsificatrices, irresponsables et improductives.
Quel gâchis pour des gens que l’on disait intelligents et généreux !
Dans le bilan moral et financier
que le journal dressera à la fin de l’opération, il faudra bien faire une place
aux fermetures d’ambassades et de lycées, aux saccages, aux annulations de
réservations, et peut-être aux morts, dégâts collatéraux de deux formes de bêtises
humaines.
Je suis aussi triste pour les
Français parce que les dessins de Charlie-Hebdo ne les aideront pas à mieux
appréhender les spécificités d’une des composantes essentielles de leur pays et
à apaiser le climat social. Il y a plus d’un milliard de musulmans et
Charlie-Hebdo cherche à leur faire croire que les 150 manifestants qui ont
affronté la police devant l’ambassade américaine en sont la parfaite illustration.
Il est significatif que cette démonstration d’écervelés fasse plus d’échos dans
la presse que les défilés de milliers de travailleurs mis au désespoir par les
plans sociaux. Au passage, on notera qu’on reconnait au journal le droit de
s’exprimer en toute liberté, mais on dénie à ceux qui sont d’avis contraire
celui d’exprimer leur opposition, même de manière pacifique… Il y a plus d’un
milliard de musulmans et aucune autorité représentative de l’Islam, qu’elle soit
politique ou religieuse, ne se reconnait et n’approuve les actes des terroristes,
et plutôt que de les appeler « islamistes », on aurait du les
désigner sous le nom de « sectes ». Toutes ces autorités d’ailleurs
estiment que, par leurs actes de violence aveugle, les
prétendus « islamistes » se sont exclus de la Umma islamique.
Faire porter à Mohamed la responsabilité des excès des Salafistes, c’est comme
rendre Georges Washington responsable des bévues de Bush-fils. La comparaison
est d’ailleurs faible puisque deux siècles seulement se sont écoulés entre les
deux présidents américains.
Il n’y a pas eu en France de
manifestations populaires violentes, et c’est probablement une grande déception
pour Charlie-Hebdo qui aspirait sans doute à devenir le martyr de
l’ « intolérance islamique ». C’est bien ainsi, parce que, face
aux provocations du journal et autres insulteurs spécialisés du net, les
musulmans doivent, comme le préconise Taricq Ramadan, répondre, non par la
violence mais par l’intelligence. Pas seulement parce qu’il n’y a pas de foi
sans intelligence, mais aussi parce que le Coran enseigne qu’il ne faut pas
répondre au mal par le mal et qu’il faut savoir retenir sa colère, s’astreindre
à un effort intérieur, sur soi-même et vers l’extérieur.
C’est très précisément cela le sens du
jihad !
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