Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 22 octobre 2012

CHARLIE-HEBDO ET LE DROIT D'INSULTER



NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 29 septembre 2012

«  Musulman ? Oui, mais à condition d’être  modéré ! »
 
L’islamophobie, qui se développe et s’amplifie un peu partout dans le monde, tire ses fondements, pour l’essentiel, de la méconnaissance de l’Islam. Il faut reconnaitre aussi que, parmi ceux qui invoquent  cette religion pour justifier leurs actes, nombreux sont ceux qui ne font rien pour éclairer et rassurer  les néophytes et les méfiants. Beaucoup, en Occident, ne tolèrent que les musulmans dits « modérés », terme  qui ne désigne  à leurs yeux que ceux qui ne sont musulmans « qu’un peu seulement ». Pourtant on peut être pleinement musulman, et non pas « modéré », et pratiquer sa religion sans excès ni ostentation, et c’est même ainsi que la majorité des musulmans ont compris, appris, vécu en famille l’Islam. Ils ne fréquentent pas forcément les « marabouts », n’appartiennent pas tous à une confrérie, et n’ont besoin ni de chapelle ni de longs chapelets pour pratiquer leur foi. Ils ont retenu qu’en Islam, il n’y a pas ni clergé ni intercesseur et que chaque fidèle a accès à Dieu sans intermédiaire. Ils reconnaissent à chacun le droit de pratiquer la religion de son choix ou de ne pas en avoir. Ils sont pleinement pour la liberté d’expression et contre  la censure, car restreindre la liberté, dit le Coran, c’est violer le caractère noble de l’âme humaine. Ils ne militent pas pour la pénalisation du blasphème, et, du reste, l’Islam ne connaissant ni idoles ni icônes, le sacré ne peut être que de l’ordre immatériel et ne peut donc être entaché par une insulte. De toute façon, une peine de prison ou une amende ne peuvent réparer les blessures du cœur. Ces musulmans, qui constituent la majorité de la Umma, sont aussi contre la violence, dans toutes ses formes, conformément au Coran qui enseigne qu’il n’y a « pas de contrainte en religion » et qui, pour que tout soit  clair, rappelle que  chaque vie est aussi sacrée que l’humanité toute entière  et que chaque âme est la conscience de Dieu. 

C’est pour toutes ces raisons que je ne me sens ni offensé ni insulté par les « caricatures » de Charlie-Hebdo : je ne me sens pas concerné. Pas seulement parce je ne vis pas en France et que  ce journal ne figure pas parmi mes périodiques préférés, mais parce que l’Islam qu’il tourne en dérision n’est pas celui que je pratique. La caricature d’une caricature me laisse donc indifférent.
Contrairement à l’opinion qui prévaut au Nord, en France notamment, le musulman  ne se réduit pas à cet homme écrasé par ses rites et dont la seule marque est de prier dans la rue. Etre musulman, c’est d’abord une manière d’être et c’est sans doute pour cette raison que le voyage aux Lieux Saints est toujours un révélateur de la foi et de la sensibilité du croyant. J’ai fait le pèlerinage à La Mecque et le souvenir que j’en garde, au-delà du rite, c’est que pour la première fois je n’étais plus, malgré la foule, qu’avec moi-même. Pendant un mois je n’ai pas écouté une radio, regardé une émission  de télévision, ouvert un ordinateur, lu un journal, et pourtant, jamais, je ne me suis ennuyé et jamais je n’ai été plus solidaire de mes semblables, et pas seulement des pèlerins ou des musulmans. J’ai été à Médine et j’ai vu des hommes et des femmes en larmes devant la tombe du Prophète : quel autre homme que Mohamed peut se vanter que, plus de quatorze siècles après sa mort, on puisse encore s’attendrir à l’évocation de sa vie. Contrairement à ce que laissent croire les médias occidentaux, les musulmans n’idolâtrent pas leur prophète, ils lui vouent de l’amour, tout simplement. Sur sa tombe, les fidèles ne sollicitent pas son recours, car lui-même avait reconnu les limites de son pouvoir et affirmé que c’est à Dieu seulement qu’on doit implorer secours. Ils prient pour qu’il lui soit pardonné, parce qu’il reste profondément humain, d’un modèle d’homme dont la vie est réglée sur la volonté de son Seigneur.

Le « marronnier » de Charlie

Je ne suis donc pas blessé par les « caricatures » de Charlie-Hebdo, je suis seulement triste, pour le journal et pour tous les Français qui se sont précipités pour l’acheter.

Je suis triste pour Charlie-Hebdo, que j’ai lu dans une autre vie et sous un autre titre, que j’appréciais alors pour son caractère caustique et son audace, et qui aujourd’hui, pour se  faire de l’argent, verse dans la provocation facile et surfe sur la vague d’émotions amplifiées par les médias. Le journal se contente en effet d’exploiter des évènements qui surviennent hors de France (Pays-Bas hier, Etats-Unis aujourd’hui), comme les paparazzis profitent d’un sein découvert pour faire un scoop. La liberté d’expression n’a jamais été celle de tout dire et Siné, qui fut l’un des plus illustres dessinateurs du journal, en a fait l’amère expérience. En 2008, il a été licencié sans ménagement pour avoir osé tourner en dérision, non pas Mohamed, mais Jean Sarkozy qui semblait alors  promu à une belle carrière de chef d’entreprise. Plutôt que de s’interroger sur le droit d’expression du journal, on devrait s’interroger sur ses motivations. Plus de 400 000 exemplaires vendus en 2007, grâce aux caricatures reprises des Hollandais, lorsque le tirage plafonnait à 140 000, plus de 75 000 exemplaires arrachés en un seul jour et de nouveaux tirages annoncés en 2012, alors que le tirage était retombé à moins de 50 000 en 2011 ! Quand le journal n’a rien à dire, il retourne à son marronnier : la caricature de Mohamed, un précieux filon, surtout après l’échec de toutes les tentatives pour remonter la pente (baisse du prix du numéro, recours à un prestataire de services spécialisé, etc.). Sexe et religion sont aussi lucratifs l’un que l’autre et « Charlie-Hebdo » n’est que la version  « blasphème » de « Closer », à cette différence près que son pendant « people » a, lui, payé son audace et ses excès devant la justice. En vérité, Charlie-Hebdo ne pratique pas la caricature mais la stigmatisation parce que ses dessins ne s’attaquent pas aux dérives mais aux fondements de l’Islam : personne n’aurait rien à dire s’il ne s’en prenait qu’aux fanatiques et aux criminels, mais cela n’aurait pas fait le buzz. Le journal ne fait même pas  preuve d’audace parce que sa cible est  une communauté  minoritaire en France, soucieuse de ne pas faire de vagues et qui n’est ni une force politique ni un pouvoir d’argent. Il est significatif que le soutien le plus éloquent et le plus constant  qu’ait reçu le journal lui soit venu de Marine Le Pen, elle-même intégriste par excellence, qui profite de l’occasion pour se lancer dans une nouvelle surenchère. Tous comptes faits, les animateurs de Charlie-Hebdo et les coupeurs de mains de Tombouctou qu’ils disent détester, les fous de Dieu et les fous de la liberté d’expression, mènent le même combat, poursuivent les mêmes objectifs : donner la pire image de l’Islam pour pouvoir exister. Leurs caricatures sont à la fois falsificatrices, irresponsables et improductives. Quel gâchis pour des gens que l’on disait intelligents et généreux !

Dans le bilan moral et financier que le journal dressera à la fin de l’opération, il faudra bien faire une place aux fermetures d’ambassades et de lycées, aux saccages, aux annulations de réservations, et peut-être aux morts, dégâts collatéraux de deux formes de bêtises humaines. 

Je suis aussi triste pour les Français parce que les dessins de Charlie-Hebdo ne les aideront pas à mieux appréhender les spécificités d’une des composantes essentielles de leur pays et à apaiser le climat social. Il y a plus d’un milliard de musulmans et Charlie-Hebdo cherche à leur faire croire que les 150 manifestants qui ont affronté la police devant l’ambassade américaine en sont la parfaite illustration. Il est significatif que cette démonstration d’écervelés fasse plus d’échos dans la presse que les défilés de milliers de travailleurs mis au désespoir par les plans sociaux. Au passage, on notera qu’on reconnait au journal le droit de s’exprimer en toute liberté, mais on dénie à ceux qui sont d’avis contraire celui d’exprimer leur opposition, même de manière pacifique… Il y a plus d’un milliard de musulmans et aucune autorité représentative de l’Islam, qu’elle soit politique ou religieuse, ne se reconnait et n’approuve les actes des terroristes, et plutôt que de les appeler « islamistes », on aurait du les désigner sous le nom de « sectes ». Toutes ces autorités d’ailleurs estiment que, par leurs actes de violence aveugle, les prétendus « islamistes » se sont exclus de la Umma islamique. Faire porter à Mohamed la responsabilité des excès des Salafistes, c’est comme rendre Georges Washington responsable des bévues de Bush-fils. La comparaison est d’ailleurs faible puisque deux siècles seulement se sont écoulés entre les deux présidents américains. 

Il n’y a pas eu en France de manifestations populaires violentes, et c’est probablement une grande déception pour Charlie-Hebdo qui aspirait sans doute à devenir le martyr de l’ « intolérance islamique ». C’est bien ainsi, parce que, face aux provocations du journal et autres insulteurs spécialisés du net, les musulmans doivent, comme le préconise Taricq Ramadan, répondre, non par la violence mais par l’intelligence. Pas seulement parce qu’il n’y a pas de foi sans intelligence, mais aussi parce que le Coran enseigne qu’il ne faut pas répondre au mal par le mal et qu’il faut savoir retenir sa colère, s’astreindre à un effort intérieur, sur soi-même et vers l’extérieur. 

C’est très précisément cela le sens du jihad !

Aucun commentaire: