NB Texte publié dans "Sud Quotidien" du 7 aout 2012
Le mois du ramadan est, au Sénégal, le mois où l’on consomme
le plus de sucre, de dattes et de … décibels. Les Sénégalais ne se contentent
pas de jeûner, de fréquenter les mosquées plus assidument que de coutume, de
sacrifier au pardon et aux bonnes œuvres, il leur faut aussi, pour certains,
donner la démonstration de leur foi. Chez nous, très souvent, le recueillement
passe après l’incantation oratoire, la pratique se fait dans l’ostentation et
au son des micros. Au fil des ans, la religion alimente un secteur d’activités considérables,
elle est devenue, pour ainsi dire, par les moyens qu’elle mobilise, l’infrastructure
qui la sous-tend, les hommes qu’elle occupe, les entreprises qui dépendent
d’elle, la première industrie lourde du Sénégal. C’est elle qui alimente ces
longs et périlleux cortèges de voitures qui sillonnent le pays à longueur d’année,
au grand bonheur des transporteurs, avec pour points culminants le Magal de
Touba et le Gamou de Tivaouone. C’est elle qui justifie cette razzia de moutons
qui convergent vers nos foirails à partir des pays environnants et dont les
prix s’envolent quelquefois à des niveaux inouïs. C’est elle qui justifie ce
lucratif commerce de dattes que l’on propose jusqu’aux feux de signalisation. C’est
elle qui a transformé certains marchés de Dakar en hubs de produits censés
venir de La Mecque et qui sont en réalité fabriqués à Shanghaï, Jakarta ou
Bangkok…
Cette prospère industrie a donc ses pics et ses étiages. Le
mois de ramadan est le mois béni des opérateurs en religion : trente longs
jours rythmés par le rite du « suukaru-koor »,
qui n’a plus de sucre que le nom, d’agapes fastueuses et d’offrandes hors normes,
de causeries baptisées désormais « conférences » religieuses. Comme
toute industrie, elle a ses chefs d’entreprise, ses ouvriers et ses ouvrières,
et même ses travailleurs au noir, ses syndicats et ses grands patrons. Même si
elle est saisonnière ou intermittente, c’est une industrie qui bénéficie de la tolérance
(pour ne pas dire la complicité) des pouvoirs publics, occupe une abondante main
d’œuvre, exige une expertise certaine, brasse d’énormes chiffres d’affaires et surtout,
paradoxalement, fait des profits.
Les premiers qui font commerce de la religion, ce sont bien
sûr les entreprises et fabriques spécialisées dans les produits sans lesquels
il n’y a pas de bon ramadan : sucre (dont l’importation a été multipliée
par quatre !), dattes, lait, saucissons, boissons en tous genres,
pâtisserie… mais aussi tissus ou articles de luxe. Il s’agit pour la plupart d’entreprises
parasitaires qui ne consentent aucun effort pour produire localement les
matières premières sur lesquelles reposent leurs activités ou pour développer
une main d’œuvre de qualité. Il existe ainsi au Sénégal, et c’est sans doute un
des signes de notre sous-développement, des industries fondées exclusivement sur l’ensachage et dont
l’unique objet consiste à mettre dans des emballages adaptés à toutes les
bourses des produits importés de tous les horizons. Elles ont en fait transposé
dans le monde moderne les vieux usages et les traditions de nos marchés où l’on
peut acheter des légumes au kilo et les revendre par petits tas. Les dérives et
les tares nées de l’irruption de la société de consommation font le bonheur de
quelques commerçants avisés. Le bol de ngalakh
d’autrefois a vite dégénéré en festin de poulets, lui-même recyclé
progressivement en produits d’épicerie. Les grandes surfaces et quelques
entrepreneurs imaginatifs ont saisi au bond l’explosion et surtout la
dénaturation du « suukaru-koor »pour inventer le
« panier »-cadeau, qui n’est pas à la portée de toutes les bourses,
mais représente le haut de gamme des nouveaux rites du ramadan.
Les médias, tout particulièrement les chaines de télévision
et de radio, publiques comme privées, ainsi que les agences de publicité, s’engraissent
aussi sur le dos des fidèles. En l’espace de quelques années, ils ont créé et
propulsé un nouveau corps de métier, celui des prédicateurs, choisis
généralement en dehors des personnels traditionnels des mosquées et des daras. Ces sermonneurs professionnels,
au verbe facile et au port élégant, sont devenus aussi populaires que les
vedettes du show-business et sont en prime time sur les chaines de télévision,
entre deux coussins de réclame profane. Les publicitaires vantent sur d’énormes
panneaux la qualité de produits qui ne sont souvent concurrents que pour la façade.
Pour leur part, les opérateurs téléphoniques distribuent contre espèces
sonnantes et trébuchantes, des prières et des indulgences. Les ambassades
elles-mêmes profitent de l’occasion pour se faire de la publicité à bon marché
et des imams sénégalais se sont compromis en allant prendre le repas d’iftar et
prier chez l’ambassadeur du pays qui occupe et prend en otage le troisième lieu
saint de l’Islam
Les prestataires de services, vendeurs ou loueurs de bâches,
de chaises, de matériel de sonorisation, prennent aussi leur part, car sans eux
il n’y a point de « conférences » religieuses. Jamais autant que
pendant le mois de ramadan, on ne débat autant de la religion, et, au sortir de
ce mois béni, les Sénégalais devraient avoir emmagasiné assez de bonnes paroles
pour résister à toutes les tentations diaboliques au cours des onze mois suivants.
Les conférences religieuses se tiennent de préférence dans la rue, quelquefois
dans les espaces mêmes où se tiennent les sabars,
mais avec plus d’apparat. Elles ont leurs thèmes préférés et on a peu de chance
d’y entendre parler de la détresse des banlieues et des campagnes, ou de la
peur et du désarroi des populations sous
occupation du Mujjao dans le nord du Mali ; pour la plupart, le
pharisaïsme et la comptabilité des actions de grâce l’emportent sur la
spiritualité. Les conférences religieuses ont leur protocole, leurs chorales,
leurs vedettes, leurs sponsors. Elles ont, bien sûr, leurs DJ, qui sont aussi
les mêmes que ceux qui assurent la promotion des combats de lutte. Elles
concourent à émietter davantage la société sénégalaise, selon les confréries,
les régions et les ethnies, les quartiers et les professions et surtout le genre.
Les femmes sont les maîtresses d’œuvre et les spectatrices privilégiées de ces cérémonies,
chamarrées d’or pour certaines, et souvent en uniformes blancs ou verts. Mais,
quel que soit le commanditaire, les conférences religieuses font toutes, ou
presque, une place de choix à l’argent, celui
investi par les organisateurs (pas forcément sans arrière pensée), celui
que donnent les invités et les parrains, contraints ou volontaires, celui
distribué à pleines mains, selon une clé de répartition discrétionnaire.
Circulation difficile des personnes et des véhicules, rues et
mêmes grosses artères barrées, gaspillage et bruit : c’est la marque des
conférences réussies. Pour le reste, Dieu reconnaitra les siens !
Mon propos n’est évidemment pas de tourner en dérision la
ferveur religieuse des Sénégalais, qui est forte et souvent sincère. Notre pays
a derrière lui plusieurs siècles de tradition islamique et a donné à l’Umma
quelques uns de ses plus grands esprits. On peut même dire que notre nation
tire sa force de la fermeté de ses convictions et de la paix religieuse qu’elle
a su préserver depuis l’indépendance.
Mon propos est d’abord de mettre en garde contre les
marchands du temple. Le phénomène de la surconsommation n’est du reste pas
propre à l’Islam et beaucoup de Chrétiens sont aussi choqués par la
dénaturation des fêtes de Noël, devenues une énorme et irrésistible foire commerciale.
Chez nous, au gaspillage s’ajoute la menace contre notre santé : excès de
consommation de sucres et de graisse, mauvaise qualité de certains produits
dont la traçabilité, et quelquefois même la vraie nature, ne sont pas établies.
Il n’est pas étonnant que des maladies chroniques fassent des ravages dans la
société.
Mon propos vise aussi à refuser le snobisme social qui
souvent exploite et pervertit nos plus généreuses traditions, à stigmatiser
notamment la dictature de certaines formes du « suukaru-koor ». Il y
a aujourd’hui des femmes qui s’endettent pour tenir leur rang, gagner, non
l’affection, mais les éloges de leur belle famille. Ce qui était une marque de
respect et de solidarité s’est transformé peu à peu en guillotine qui exécute
tous ceux qui refusent la surenchère. Le symbole s’est transformé en corvée.
Enfin, et c’est certainement le plus important, faut-il
laisser prospérer une religion à la carte qui charrie tant de syncrétismes
qu’elle finit par opposer les musulmans entre eux plutôt que de les unir ?
Nos pratiques religieuses qui ont
tendance à encourager l’ostentation et le culte de la personnalité, à préférer
souvent la clameur à la prière intérieure, sont-elles respectueuses de la voie islamique
? Sommes-nous pleinement dans l’esprit d’une religion qui prêche pour
l’établissement d’une « communauté
du juste milieu » (Coran, II, 143), enseigne de ne pas
« exagérer dans la
religion » (Coran IV, 171) parce que Dieu veut « l’allègement » pour les croyants (Coran, IV,28), qui appelle ses
fidèles à ne se « cramponner qu’au (seul) câble de Dieu » (Coran, III, 103) et proclame enfin que Dieu « ne nous
impose que selon notre capacité » (Coran, VI,
152) ?
En attendant, un peu moins d’argent dans la religion et un
peu plus de religion dans l’argent ne nous feraient pas de mal.
1 commentaire:
Vous êtes un sage Fadal, vos écrits l'attestent.
Vous soulevez les bonnes questions et communiquez les bonnes réponses.
Amicalement,
Chantal (France)
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