Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

jeudi 24 mars 2011

CONNECTIVITÉ

Depuis quelques mois, le gouvernement du Sénégal compte un nouveau département ministériel né de l’imagination fertile du président Wade : le ministère de la Connectivité. Son titulaire s’est même vu affubler du titre de ministre d’Etat, mais cela ne signifie guère grand-chose tant cet attribut, autrefois sélectif, foisonne depuis des années dans les gouvernements successifs de l’Alternance. Il s’est donc démonétisé du fait de la facilité avec laquelle il est accordé, au point qu’être ministre « ordinaire » est devenu l’exception ! Quant au contenu même du portefeuille, ni le Premier Ministre, ni le titulaire n’ont eu la courtoisie de nous éclairer, comme si les citoyens de ce pays n’avaient pas le droit de connaitre les termes de référence de la mission confiée à un homme qui émarge (grassement) sur le budget public. Résultat : les personnes qui au Sénégal savent ce que recouvre ce nouveau et énigmatique ministère, y compris probablement au sein du conseil des ministres, se comptent sur les doigts de la main. Mais cela ne nous change pas tellement, car dans le passé, nous avions connu d’autres ministères au contenu aussi approximatif qui ont disparu sans laisser ni traces ni héritage. Qu’il me suffise de rappeler les ministères de la Pédagogie, de la Bonne Gouvernance ou de la Compétitivité qui ont du user des méninges et surtout consommer des crédits en pure perte…

Alors c’est quoi même la « Connectivité » ? A défaut d’explications fournies par l’inventeur, tournons–nous tout naturellement vers le dictionnaire de la langue française. Pour constater que le mot est inconnu des outils classiques, ce qui n’est guère surprenant car on ne voit pas notre président « très spécial », selon le mot de l’ancien directeur de la Banque Mondiale, se contenter de puiser son inspiration dans un banal Petit Larousse. Il nous faut donc remonter à l’étymologie, entrer dans le langage ésotérique de la technologie et faire appel à l’électronique. Ils nous apprennent que la connectivité est « la capacité d’un système à se connecter à d’autres systèmes », par proximité par le réseau ou par contact direct... S’il en est ainsi, si la Connectivité est le fait d’établir une connexion, de mettre en contact des objets ou des êtres qui ne communiquent pas ou que les aléas de la vie ont séparés, alors la mission principale de M. Alassane Dialy Ndiaye devrait être, de toute urgence, de sacrifier ses objectifs technologiques pour établir la connectivité de deux systèmes qui s’écartent dangereusement l’un de l’autre : le président de la République et les réalités sénégalaises. De ramener Wade sur terre, tant il multiplie les déclarations qui donnent à penser qu’il est, pour le moins, disjoncté de la réalité, mal informé, ou qu’il est insensible à la « désespérance du peuple », pour reprendre le mot de Sarkozy après la révolution de jasmin. Wade n’a plus l’âge de conduire ces happenings électoraux baptisés « marches bleues » qui le promenaient à travers le Sénégal profond et lui permettaient de sentir battre le cœur de ses concitoyens. Il les a remplacés par des visites protocolaires chez les chefs religieux ou plus souvent par des descentes dans les obsèques transformées en campagnes de recrutement et de démonstrations affectives. Malheureusement, pour ces dernières au moins, il prêche devant des auditoires plus sensibles à l’argent ou aux postes qu’à la vérité. Pour le reste, il préfère les virées hors du pays aux visites de proximité qui avaient fait sa réputation. Il est devenu inaccessible, sauf à sa cour, au point que pour la première fois au Sénégal, des citoyens s’immolent aux portes du Président de la République, faute d’avoir obtenu le sésame qui permet d’accéder à son bureau. Mais surtout, Wade n’est plus entouré que d’hommes et de femmes qui opinent à ses moindres signes et savent que leur survie dépend de sa bonne humeur. Les foules se déplacent toujours à chacune de ses sorties, mais, le sait-il, ce ne sont plus les foules généreuses et spontanées qui l’avaient porté au pouvoir et refusé l’argent de Diouf, elles sont désormais payées, et de plus en plus cher, et rien ne prouve que dans le secret de l’isoloir, elles ne feront pas parler leur cœur.

Le drame des hommes de pouvoir, c’est en effet leur solitude qui les déconnecte de la réalité, et plus leur pouvoir est absolu, plus grande est leur solitude. Wade n’est pas seulement un autocrate, la « seule constante du pays » disent ses adorateurs, c’est aussi un vieil homme, entouré d’hommes et de femmes dont aucun n’est de sa génération, et c’est cela qui rend tragique sa solitude. Ce n’est pas une solitude « physique » : jamais il n’a été aussi entouré, au risque d’être étouffé, et souvent par des hommes qui n’avaient guère contribué à son avènement à la présidence. Sa solitude, c’est celle d’un homme auquel chacun veut plaire tout en sachant qu’il n’a plus sa vigilance d’antan, et dont chaque collaborateur s’oblige à taire toutes les informations susceptibles de le déranger.

C’est un phénomène aussi vieux que le monde que ceux qui gouvernent ne voient jamais les clignotants qui annoncent la désaffection du peuple qui les acclamait. On peut en donner de multiples et édifiants exemples. Le 14 juillet 1789, le petit peuple de Paris, un petit millier de menuisiers, de teinturiers, de cordonniers, de marchands de vin… entraînant avec eux quelques soldats rebelles, tous subalternes, marchent sur la Bastille. Entreprise insensée : la forteresse-prison faisait peur par son arsenal militaire impressionnant qui lui avait permis de repousser, depuis près de quatre siècles des assauts bien plus violents. Cette foule bon enfant n’était pourtant qu’à la recherche de poudre, mais Il suffira de quelques maladresses des autorités chargées de la défense de la forteresse pour que l’émeute tourne à la révolte : la prise de la Bastille est en réalité une reddition. A Versailles, le roi Louis XVI, qui s’était couché en inscrivant un laconique « Rien » sur son journal, ne réalise ni n’a été instruit de la nouveauté de l’évènement, ni même qu’à cet instant la seule requête du peuple consistait à lui demander de renouer les contacts avec ses sujets. Pourtant un observateur indépendant, l’ambassadeur de Grande Bretagne câblait deux jours plus tard à son gouvernement que désormais, on pouvait « regarder la France comme un pays libre et le Roi comme un monarque dont le pouvoir est limité. » Seul Louis XVI n’avait pas compris qu’on était passé de la révolte à la Révolution !

Plus proche de nous, dans le temps et dans l’espace, est cette image de Mobutu, pitoyable, déjà ravagé par la maladie et soutenu par Mandela et qui pourtant menace de ses foudres Laurent Kabila. Son pays est occupé, son armée est en déroute, son peuple et ses anciens protecteurs sont prêts à le lâcher et il exigeait des excuses de celui qui avait déjà le pouvoir. Tout le monde savait que c’était fini pour lui, sauf lui-même ! Quand cela vous arrive, vos meilleurs amis ne voient plus en vous qu’un pestiféré et Mobutu, tout comme le Shah d’Iran avant lui et Ben Ali après lui, dut mendier désespérément un havre d’exil.

Mais, bien sûr, l’exemple le plus récent de l’aveuglement des dirigeants politiques nous est fourni par le printemps arabe et l’écroulement, en quelques heures et en direct, des dictatures de Ben Ali et de Moubarak. A quelques heures de leur chute, ces deux hommes qui pourtant contrôlaient tous les rouages de leurs pays depuis respectivement vingt trois et trente ans, étaient encore convaincus que leur peuple était derrière eux et qu’ils pouvaient imposer des concessions aux foules qui se dressaient contre eux. Aujourd’hui, Ben Ali est recherché par la police du Premier Ministre qui avait été le sien pendant dix ans, et Moubarak s’emporte contre sa femme et son fils qui lui avaient caché la vérité alors qu’il s’était accommodé de leurs mensonges pendant des décennies !

Le président Wade ne semble pas plus au fait de la détresse et des grondements de colère qui se lèvent dans les foyers sénégalais que ses illustres et ci-devant collègues. Lorsque, à Ouagadougou, il assure à la presse que la situation énergétique du Sénégal s’est nettement améliorée depuis qu’il a nommé son fils (pour ses seules compétences, précise-t-il) à la tête du département, on peut se poser cette question : d’où tient-il ses informations ? De son fils ? L’exemple de Gamal Moubarak démontre que ce n’est pas forcément la bonne solution. Les tient-il de sa cour ou de ses services de renseignements ? Ils ne sont pas plus fiables, car tous savent que dénigrer le fils-héritier, c’est reprocher au père d’avoir fait un mauvais choix. Est-il allé visiter les quartiers de Dakar et de sa banlieue plongés dans le noir et l’insécurité ? A-t-il taillé bavette avec les petits artisans désœuvrés et impuissants devant leurs outils de travail ou avec les ménagères qui vident dans les poubelles leurs provisions pourries ? A-t-il entendu le désarroi des chefs d’entreprises et des hôteliers menacés de faillite ? Ses ministres, ses collaborateurs lui ont-ils présenté le dossier non expurgé de la Senelec ? S’il en avait été ainsi, il aurait compris que la situation se détériore et se complique, et que la société nationale est dans une impasse. Son fils a tenté de mettre en cause l’opposition, ce qui est de bonne guerre, mais aussi ses prédécesseurs (Samuel Sarr, Macky Sall), les travailleurs de la société et ses fournisseurs (ITOC) sans convaincre. Pour faire sérieux, il a engagé des dépenses inouïes pour conduire un audit qui n’a fait que confirmer le diagnostic interne et gratuit, et, comme au bon vieux temps, il a sollicité l’assistance d’EDF (plus de 800 000 F par jour et par expert, selon une source bien introduite!), alors que la Senelec regorge de cadres, ce qui n’a fait que … creuser le trou des déficits de la Senelec !

Lorsque Wade promet aux Sénégalais la construction d’une usine de montage d’avions (imminente puisqu’il envisage de se rendre à Touba dans un de ses appareils !) alors que son ministre de fils reconnait qu’il lui faut encore quatre ou cinq ans pour mettre fin aux délestages, on peut encore s’inquiéter de la qualité des informations dont il dispose, de sa maîtrise des enjeux et des priorités du Sénégal. Mais ce n’est pas nouveau : il avait déjà promis de doter notre pays, d’une centrale nucléaire, dans un délai de quelques mois. Qu’importe que notre université forme des littéraires à 90% et que le site choisi, la Casamance, soit une région que son armée ne contrôle même pas, comme le montre la multiplication depuis le début de l’année d’attaques attribuées au MFDC !

Lorsque face aux Altermondialistes Wade affirme que son gouvernement a éradiqué la pauvreté, en dix ans, alors que face à lui, Lula, qui dirige la 8e puissance du monde (160 fois le PIB du Sénégal !) ne peut se vanter que d’avoir, en huit ans, tiré de la misère 20 millions de Brésiliens, soit 10% de la population, on s’interroge sur l’idée même qu’il se fait de la vie dans nos campagnes et banlieues. Pourtant, à portée de main de la présidence de la République, des milliers de Sénégalais vivent depuis des années dans des maisons inondées, d’autres, femmes et enfants, ont fui les campagnes pour mendier dans les rues de Dakar, d’autres, plus nombreux encore, ne sont pas assurés d’avoir deux repas par jour, et chaque déplacement à l’extérieur du chef de l’Etat représente le budget annuel d’une collectivité locale. Me Wade, qui aime à rappeler qu’il est le seul président africain qui soit universitaire, qui est agrégé d’économie, devrait tout de même savoir que le Sénégal a un PIB inférieur à celui de la Guinée Equatoriale (28 000 km2, un demi million d’habitants) ou du petit archipel de Trinidad-et-Tobago (5 000 km2, 1.3 millions d’habitants) et qui ne représente que le quart de celui de la Tunisie dont la population est sensiblement la même. Ou, pour nous référer à un classement selon le développement qualitatif et à partir de l’indice de développement humain (IDH) qui tient compte à la fois de la longévité, de l’instruction et des conditions de vie, il devrait savoir que notre pays était au 166e rang mondial et au 37e (sur 53) rang en Afrique.

La réalité, c’est que le Sénégal est devenu une nation-Potemkine, du nom de ce favori de l’impératrice Catherine II de Russie qui construisait des villages factices pour faire croire aux succès de son administration. Les misérables étaient camouflés derrière les façades pimpantes et soustraits des regards des étrangers et même du Chef de l’Etat, tout comme aujourd’hui les échangeurs dissimulent les taudis. Nous vivons dans une démocratie-Potemkine où le pouvoir nous distille à longueur de journée que le Sénégal est un État de droit, mais réprime toutes les manifestations de colère de la rue et confisque les pamphlets des intellectuels.

Cela durera tant que la façade tient bon. Mais si elle s’écroule ?

1 commentaire:

D Furtif a dit…

Louée soit la connectivité , qui m'a fait rencontrer Léon et par son intermédiaire vous rencontrer vous même

Cordialement

Le furtif
Du pays dont le ministre qui ne déparerait pas les vôtres lit les "auteurs Zadig et Voltaire"