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Texte
publié dans « Sud-Quotidien » du 25 janvier 2019
Il y a dix ans s’éteignait Mamadou
Dia et sans doute avec lui le rêve d’une Afrique rebelle au diktat des grandes
puissances et vigilante face aux promesses des marchands d’illusions. Très peu
de Sénégalais d’aujourd’hui connaissent son parcours, aucune grande avenue,
aucun édifice public ne portent son nom, comme si on voulait l’effacer de notre
histoire récente alors qu’il en a écrit des pages dont nous pouvons être fiers.
A la veille du grand rendez-vous politique qui nous attend dans un mois, sa vie
et sa conception du service de l’Etat constituent des références et sa voix
nous manque parce qu’elle aurait pu éclairer nos choix. Ses leçons, son
expérience nous auraient été utiles au moment où on assiste à une inquiétante
déliquescence de la qualité du personnel politique, et notamment des chefs
d’Etat, et par-dessus tout, à l’absence de tout leadership africain. On peut
dire que tout va mal dans le monde : sur la scène internationale, la
première puissance du monde est dirigée par un président fantasque et imprévisible,
en Afrique Mandela n’a pas eu d’héritier, et lorsque nous sortons de chez nous
pour essayer d’entendre de grandes voix comme naguère celle de Sartre, ce sont
les élucubrations d’Eric Zemmour qui nous tympanisent les oreilles. Il est
vrai, comme le disait Bertrand Russell, une autre grande voix, que « les
imbéciles sont sûrs d’eux et fiers comme des coqs de basse-cour, alors que les
gens intelligents sont emplis de doute… ».
Mamadou Dia nous manque parce
qu’il était un des rares exemples d’un homme qui n’est pas allé de lui-même à
la politique, pour conquérir le pouvoir ou acquérir de la richesse, et que ce
sont ses concitoyens, le petit monde qui l’avait vu à l’œuvre, qui l’ont en
quelque sorte « missionné » et lui ont ouvert les portes de la politique.
Cela a une importance parce que de nos jours faire de la politique ce n’est
plus sacrifier sa famille et son temps pour servir son pays, c’est un moyen de
s’assurer une situation confortable.
Dia nous manque parce que la
rigueur dont il a fait preuve dans l’exercice du pouvoir et qui lui a valu tant
d’ennemis, était la même qu’il exerçait à l’endroit de sa propre famille. Dans
une lettre adressée au Président de la Haute Cour de Justice qui allait le
condamner à la prison à perpétuité, un de ses compagnons rappelait qu’à
plusieurs reprises ses camarades et ses collaborateurs avaient dû intervenir
pour lui imposer « le respect de droits auxquels ceux qui le touchent de
près pouvaient prétendre légitimement ». Avec lui la « dévolution
patrimoniale » n’avait pas cours, avec lui l’enrichissement illicite
n’était pas de mise puisqu’au moment de sa condamnation à la prison il n’avait
pas une seule maison lui appartenant !
Il nous manque parce qu’il était
un des rares hommes politiques de son époque qui ne se laissait pas marcher sur
les pieds par les riches et les puissants, ceux de son pays et surtout ceux des
grands dirigeants du monde. Gérard Jacquet, Ministre (socialiste) de la France d’Outre-Mer,
qui était son patron hiérarchique puisqu’on était à l’époque de la Loi Cadre,
en a fait l’amère expérience quand il a voulu se mêler d’une querelle
sénégalo-sénégalaise et apporter son soutien aux partisans du maintien de la
capitale du Sénégal à Saint-Louis. De Gaulle qu’il avait agacé par ses prises
de position audacieuses sur l’Algérie, lui rendra justice et fera de lui l’un
de ses premiers confidents lorsqu’il se résoudra à accorder l’indépendance à
son ancienne colonie.
Dia nous manque parce qu’il
résistait à tous les lobbies. Lui, si profondément croyant qu’on pouvait
l’assimiler à un soufi, n’a jamais accepté l’irruption des religieux dans la
conduite des affaires politiques et a toujours été un militant d’une
« humanité unie », le défenseur de la laïcité et de la coexistence
pacifique entre les religions. Quant aux groupes économiques étrangers qui
contrôlaient alors le marché de l’arachide, il a été établi qu’ils ont joué un
rôle déterminant dans la crise qui l’avait opposé à Senghor et qu’ils
contribuèrent au complot ourdi contre lui, avec la complicité de marabouts et
de politiciens traditionnels.
Dia nous manque parce qu’il fut
probablement le premier chef de gouvernement africain à faire de l’éducation
une priorité, à la considérer non comme un luxe mais comme une ressource
essentielle de développement. Mais à ses yeux il ne s’agissait pas seulement
d’instruire la jeunesse, il fallait procéder à l’éducation généralisée de tout
le peuple, avec le concours de toutes les forces vives de la nation. Il fut le
premier à associer la « société civile », qui ne portait pas encore
ce nom, aux politiques de développement et fut ainsi en quelque sorte
l’inventeur des forums sociaux qui devaient faire florès quelques décennies
plus tard. Il avait fait sienne cette exigence qu’il fallait promouvoir
« le développement de tout l’Homme et de tous les Hommes », convaincu
que nos jeunes nations devaient prioritairement investir sur l’humain. Roland
Colin qui fut son collaborateur et son ami a dit de lui très justement qu’il
avait été « passeur et prophète en développement » et nous avons plus
que jamais besoin de dirigeants qui voient loin.
Il nous manque parce qu’il avait
le panafricanisme en bandoulière, qu’il estimait que les indépendances n’avaient
pas mis fin à la colonisation de l’Afrique qui selon lui restait « dépendante
du système mondial dont les centres échappent à son pouvoir ». Son dernier
combat fut celui qu’il livra à la tête de « l’Internationale des forces
Africaines » qu’il avait créée pour lutter contre les méfaits de l’ultra
libéralisme et pour une mondialisation à visage humain.
On lui a reproché d’être
autoritaire et intransigeant, mais on n’oublie de dire qu’il n’a jamais été
candidat au poste qui était le sien, qu’il ne s’était jamais battu pour garder
le pouvoir et que son ambition avait toujours été d’être le second d’un homme
auquel il est resté fidèle, même dans les moments les plus pathétiques. Avec
lui nous aurions sans doute été secoués, nous aurions été amenés à consentir à
des sacrifices, mais il nous invitait à l’effort et c’était peut-être le chemin
par lequel il fallait passer pour nous débarrasser des pesanteurs sociales et
de tous ces vieux démons qui entravent encore notre développement !
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