NB : Texte publié dans "Sud-Quotidien" du 14 juin 2018
Plus
de soixante-dix ans après le massacre de Thiaroye, le temps est venu de ne
parler des « Tirailleurs sénégalais » qu’avec gravité.
Avec
colère aussi.
Au-delà
du « dessert » qui leur aurait été servi, au-delà de la statue
héritée de la colonisation, recyclée et rebaptisée « Dupont et
Demba », au-delà des décorations tardives, distribuées alors que c’est le
pain qui manque, des trémolos servis à toutes les occasions, au-delà de
l’hommage rendu au sergent Malamine dont on ne cite jamais le patronyme, le
seul débat qui vaille la peine aujourd’hui est de savoir pourquoi et comment
des soldats africains qui avaient servi sous les couleurs de la France, bravé
la mitraille allemande, subi de dures épreuves dans des camps de prisonniers,
participé quelquefois à la Résistance contre l’occupation du seul pays qu’ils
prenaient pour « patrie », pourquoi, à Thiaroye aux portes de Dakar,
ces anciens combattants démobilisés ont été fusillés un matin de décembre, alors
qu’ils s’apprêtaient à retrouver leurs familles après une longue séparation.
Combien
étaient-ils réellement ? Quels étaient leurs noms et origines ?
Ou
sont leurs tombes ? Dorment-ils dans des fosses communes dissimulées sous
nos maisons ou sous des tas d’ordures ?
Qui
étaient les responsables de leur massacre et quel sort leur a été
réservé ?
Pourquoi
nous cache-t-on la vérité et où sont les archives qui nous permettraient de
reconstituer leur histoire ?
Rébellion
ou crime de masse ?
La
réponse à ces questions ne concerne pas les seuls Sénégalais. Contrairemennt à
une idée reçue les « Tirailleurs Sénégalais » n’étaient pas tous des
Sénégalais, ils étaient même souvent majoritairement originaires de régions qui
ne sont pas comprises à l’intérieur des limites du Sénégal d’aujourd’hui, même
si à l’issue de leur service militaire certains d’entre eux, qui n’étaient pas
Sénégalais de naissance, ont pris racine chez nous, constituant quelquefois
dans nos villes des quartiers dont les noms rappellent leur origine ethnique.
Il n’en reste pas moins vrai que les bataillons auxquels ils appartenaient
avaient l’apparence d’une force armée « internationale »,
avec cette nuance que leurs membres ne
venaient pas de « nations » indépendantes, mais de plusieurs
territoires réunis artificiellement dans des ensembles placés sous la même
autorité fédérale.
Le
débat qui est en cause ici dépasse donc nos frontières, il concerne un grand
nombre de pays de la sous-région, c’est un sujet d’intérêt national pour
plusieurs d’entre eux, et outre le Sénégal, pour le Burkina Faso et pour le
Mali notamment. C’est d’ailleurs dans ce dernier pays et à l’initiative d’un
Président de la République qui était aussi un historien, que les Tirailleurs
ont reçu symboliquement l’hommage le plus significatif...
Le
sort de ceux d’entre eux qui sont tombés à Thiaroye a passionné une historienne
qui le porte en bandoulière depuis des années et qui, à notre grande honte,
n’est pas africaine et n’enseigne pas dans nos universités. C’est peut-être
mieux ainsi car il ne s’agit pas ici de combat patriotique, mais de vérité historique.
C’est la difficile entreprise conduite par cette universitaire, les obstacles
qu’elle a rencontrés pour soulever la chape de plomb qui recouvre la tragédie
de Thiaroye que raconte une bande dessinée publiée sous le titre éloquent de « Morts par la
France ». Malgré la nature du support, un album rédigé sous la forme d’une
fiction, et bien que l’enquête ne soit
pas encore achevée, cet ouvrage devrait suffire pour mobiliser l’opinion et les
politiques africains et les pousser à exiger de l’ancienne puissance coloniale
qu’elle mette à la disposition des chercheurs tous les éléments qui peuvent
concourir à l’établissement de la vérité. On ne sait pas tout, mais la chercheuse,
qui a dû faire face à une forte obstruction du ministère français des armées et
des servies responsables de ses archives, a conclu que, contrairement à
l’historiographie officielle, il y a bien eu à Thiaroye un massacre de masse
prémédité et non une « mutinerie », qu’il n’y a pas eu 35 victimes
mais probablement des centaines, que les sources d’informations ont été caviardées,
que certaines ont disparu et que d’autres seraient gardées au secret. Ces
révélations porteraient donc à croire que Thiaroye s’inscrit sur la longue
liste des « bavures » coloniales que la France a toujours du mal à
assumer.
Restituer
la vérité !
En
2014, François Hollande, en visite à Thiaroye, avait fait un pas en enterrant
la thèse de la mutinerie et en reconnaissant les droits des victimes. Mais son
pays doit encore vaincre les réticences d’une opinion qui pense, à l’image de
l’ancien président Nicolas Sarkozy, que « la repentance est une
forme de haine de soi »
et qui fustige ceux qui s’obstinent à « attiser la surenchère des mémoires » et à « chercher dans les replis de l’histoire
(de France) une dette imaginaire ». La
dette qui nous occupe ici est loin d’être imaginaire, elle existe même
« physiquement » puisque les soldes de captivité et les primes de
démobilisation des soldats tués sont restées dans le Trésor français. Par
ailleurs, il s’agit aussi d’une dette de
sang et l’ancien président français est mal placé pour la contester parce que
les Tirailleurs tiraient précisément contre des combattants venus, notamment,
du pays de son père et que contrairement à nous, ses ancêtres n’avaient pas
combattu pour la France à Fachoda, à Sébastopol, à Verdun ou dans la Somme.
Nous,
citoyens et politiques, ne pouvons pas nous contenter de compter les points du
combat d’une universitaire face aux mensonges d’État, ni laisser ce débat aux
seuls historiens, car il s’agit de réparer des erreurs qui peuvent nuire à
notre prise de conscience, il s’agit de notre droit de donner des noms à nos
morts et de réclamer lumière et réparation au profit d’hommes qui n’ont plus
que nous comme ressources. Si la restitution de notre patrimoine historique
spolié par le colonisateur est une nécessité, celle de notre dignité et de la vérité,
qui ont subi les mêmes violences, est une urgence. Cette restitution a le
mérite d’être moins couteuse car elle est immatérielle, elle n’impose pas de
vider des musées ou de déposséder des collectionneurs.
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