Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

mardi 6 juillet 2010

« Tristesse africaine » : : Qu’est-ce qu’être « franco-étranger » aujourd’hui ?

Ce texte est a été prononcé à l'occasion d'une conférence en France en mars 2010

La France compte près de 3 millions de chômeurs (avec des taux proches de 25%pour certaines tranches d’âge), plus de 5 millions de Français vivent au-dessous du seuil de la pauvreté, l’agriculture française, longtemps une des premières exportatrices du monde, perd des bras et son moral, le pays se désindustrialise à pas rapides, des Français sont de plus en plus nombreux à rejoindre les sans abris pendant que des demeures restent vides et fermées…Pourtant depuis près d’un an les échos que nous recevons de France nous font croire que les préoccupations des Français sont ailleurs, qu’elles tournent autour de thèmes qui ,vus d’ici, nous paraissent presque folkloriques : le voile, les minarets, la burka, que le seul débat qui vaille la peine de mobiliser les préfets porte sur cette question : « Qu’est-ce qu’être Français aujourd’hui ? » et que cette interrogation participe à la raison d’être d’un ministère qui conjugue l’immigration et l’identité nationale. La consultation a levé les masques mais ne semble pas avoir atteint les objectifs que s’étaient fixés ses plus ardents défenseurs. Au moins Eric Besson, Nadine Morano, Bruce Hortefeux, Dominique Bussereau Gérard Longuet et d’autres, peuvent se satisfaire d’avoir appris à leurs concitoyens ce que c’est que« ne pas être Français ».
Pour nous, Africains issus des anciennes colonies françaises, et que ce débat laisse perplexes, c’est peut-être le moment, après l’expression de la « mélancolie française », d’exhaler notre « tristesse africaine » et, comme l’a fait le Rwanda, de nous poser cette interrogation : « Qu’est-ce qu’être franco-étranger aujourd’hui ? »Je dis « franco-étranger »et non pas « francophone », parce que nous sommes plus que des usagers de la langue française, nous sommes des usagers de la culture, de l’histoire, de l’imaginaire français qui sont des constituants de notre personnalité, de notre passé récent (sur plus d’un siècle tout de même, quelquefois), qui sont présents dans notre vécu quotidien .Nous n’avons pas appris que la langue française, nous avons aussi appris ce qui fait la fierté de la France. Si les préfets de France me le permettent, je crois avoir une réponse à leur question : être Français c’est aussi se sentir fier de Molière et de Voltaire, de 1789 et de la Résistance, de Pasteur et de Marie Curie, de la Tour Eiffel et du Mont Saint-Michel…
C’est tout cela qui explique l’ étonnement, puis la frustration des Africains de France de retrouver parmi ceux qui les somment « d’aimer la France ou de la quitter »,des Français « issus de l’immigration » dont le parcours rappelle le leur ,à cette différence près que les parents de ces derniers sont venus de l’est et non du sud, des Carpates ou du Caucase et non des Aurès ou de la vallée du Sénégal, se sont installés dans le pays quelquefois de manière fortuite parce que la France était généreuse ou qu’elle se trouvait sur leur chemin, alors que les Africains sont venus en brigades réquisitionnées pour compenser les bras manquants. Ces « produits de l’immigration » dont la traçabilité n’est jamais mise en exergue, heureusement plus bruyants que nombreux, et qui s’érigent en défenseurs zélés de l’identité française ne pardonnent pas aux Africains de France d’exprimer leur attachement à leur pays d’accueil selon leur propre sensibilité.
« La « méconnaissance est génératrice de malentendus », (V. Jankélévitch) et un siècle et demi de fréquentation régulière n’y a pas mis un terme. Quand j’étais élève au lycée Van Vollenhoven de Dakar, on interdisait aux élèves africains, minoritaires, de porter leurs habits traditionnels. Résultat : quand nous croisions nos camarades européens en ville ils ne nous reconnaissaient pas dans des tenues qu’ils ne nous voyaient jamais ! Ils n’avaient de nous que le visage que nous imposait l’école et ce n’était pas notre vrai visage. Aujourd’hui comme hier, beaucoup de Français se refusent à voir les Africains sous leur vrai visage, à reconnaître qu’ils ne sont pas venus en France vierges de toute culture. Lorsque M.Sarkosy s’offusque que les parents d’un jeune Français d’origine africaine se présentent à son audience en tenues traditionnelles, il reproduit une vieille méfiance, ignorant que, pour ses visiteurs, le malaise est contagieux et que se présenter à leur avantage et non étriqués et mal à l’aise, constitue pour eux une marque de respect.
Je crains fort que l’interdiction du voile ne soit inspirée par le même stéréotype.
La France subit aujourd’hui le « syndrome Nagui »,du nom de cet animateur de télévision, toujours obligé de clamer que s’il est « d’origine arabe »,il n’est surtout pas musulman, que s’il est d’Egypte il ne parle pas arabe et que d’ailleurs il est interdit de séjour dans ce pays. A contrario, son alter ego, Michel Drucker ne renie pas ses racines et le comédien Jean Reno non content de revendiquer ses origines espagnoles, apporte cette précision : andalouses !
Des Français comme Eric Zemmour regrettent le temps du jacobinisme triomphant et de l’assimilation à outrance, quand il était interdit de parler breton à l’école et que tous les enfants s’appelaient Marie ou Pierre. Pour lui l’assimilation totale est le seul ciment d’une nation. Il ne supporte pas qu’il y ait encore en France des Français qui s’appellent Dalil Boubakeur ou Abdel Malick .Il y a quelques milliers de Français qui chaque année changent de prénoms pour mieux s’intégrer, mais pour Zemmour cela ne suffit pas : il faut substituer l’injonction au volontariat. Il voudrait que toutes les Zohra deviennent des Isabelle ,sans réaliser que, malgré son prénom très « convenable », il continue, par son patronyme, à évoquer aux oreilles de certains Français « de souche » des terres d’au-delà de la Méditerranée. Faudrait-il aussi changer les noms de famille, les Zemmour en Dupont, les Zidane en Durand, les Soumaré en Michel ? La France va-t-elle retirer leur nationalité française à Angelin Preljocaj, Enki Bilal, Niels Arestrup pour patronymes non conformes à la francité ? Va-t-elle exiger des Mahorais, dont l’île sera bientôt érigée en département à part entière, de se dépouiller de leur patronymes, de leur histoire, et pourquoi pas de leur religion comme au temps des Huguenots ? Ce serait là une violence comparable à celle que le Code Noir de Louis XIV avait imposée aux esclaves des Iles.
L’assimilation et même l’engagement patriotique ne suffisent pas, nous rappelle Gérard Longuet, pour appartenir au « corps français traditionnel ». L’identité d’un homme ne se construit pas en une génération et, même rebaptisé Bernard Michel, Ali Soumaré ne restera pas insensible au sort de l’Afrique, Rama Yade qui ne manque jamais de dire qu’elle est née « à l’étranger », en parlant de la terre de ses parents, avoue tout de même qu’elle est remuée quelque part par les chansons de Youssou Ndour. Ce n’est que justice puisqu’Arnaud Klarsfeld a conservé le droit d’être conseiller du Premier Ministre de la France après avoir accompli son service militaire au service d’Israël. L’amour de la France dépasse d’ailleurs les noms et les origines et, de Mazarin à Necker et jusqu’à l’Affiche Rouge, des hommes et des femmes nés sur d’autres terres l’ont servie aussi bien, voire mieux que beaucoup de ses fils.
La France de Zemmour est une France qui a peur et j’ai envie de lancer aux Français ce mot du Pape : « N’ayez pas peur ! », sinon de ceux qui cherchent à vous faire peur. La France n’est pas installée sur les grandes fractures du monde, elle n’est pas sur le passage préféré des grands cyclones et des tsunanis, elle échappe aux extrêmes comme on me l’enseignait à l’école coloniale .Ce n’est ni une dictature, ni un régime militaire, elle a une longue tradition démocratique, une presse libre, le meilleur système sanitaire, une voix qui compte dans le monde. Elle n’a aucune raison d’avoir peur, surtout si sa peur vient de l’étranger, non de ce que celui-ci a fait, mais de ce qu’on imagine qu’il pourrait faire. Elle n’est pas au bord de la guerre civile, elle ne doit pas confondre le communautarisme, et les communautés, réalités traversées par des questions qui sont d’ordre social et non ethnique ou idéologique. Dans ces lieux-là on ne vote même pas contre Sarkozy : on ne s’inscrit tout simplement pas sur les listes et quand on le fait, on s’abstient de voter parce qu’on a l’impression de « ne pas avoir d’existence politique ».Dans certains « quartiers » des Muraux ou des Bosquets le taux de participation aux élections locales est descendu à moins de 20% et fait même douter de la légitimité des élus.
La France ne doit pas galvauder son indignation parce que l’indignation est, tout comme le rire, le propre de l’homme ,une denrée trop précieuse pour qu’on la mette dans toutes les sauces .Il vaut mieux s’indigner des propos de Zemmour qui renient un précieux héritage et ignorent que 20% des naissances ,en France, sont le fait des « immigrés »,que de l’ouverture d’un fastfood hallal dans une ville du nord ,Roubaix, qui s’est abstenue à 72%.Cet artifice commercial ne « hallalisera » plus la France que la prolifération de restaurants ou boucheries kasher boulevard Voltaire à Paris ne l’a « kasherisée »,parce que simplement tout développement est fondé sur la complémentarité .
Pour notre part, nous « franco-étrangers », ce n’est pas le droit d’être reconnus Français que nous revendiquons, c’est celui de savoir quelle part nous revient en France si nous continuons à y placer nos fonds de pension émotionnels et quel intérêt y a-t-il à demeurer francophone. Notre attachement à la francophonie repose aujourd’hui moins sur le culte de la langue française dont nous savons bien qu’elle n’ouvre pas toutes les portes, y compris en France, que sur notre attachement aux valeurs qu’elle véhicule. Si la France renonçait à ces valeurs-là nous n’aurions plus aucune raison de rester des « franco-étrangers ».

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