Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 1 mars 2010

CHACUN D’ENTRE NOUS A QUELQUE CHOSE D’HAÏTI*

Si la tragédie haïtienne touche autant le monde entier, suscite autant de solidarité, provoque un élan de générosité aussi exceptionnel, il faut le dire, dans les pays africains, occasionne autant de déplacements de personnalités, de Ban Ki Moon à Jessie Jackson en passant par Bill Clinton, c’est parce que sans doute, Haïti c’est un peu comme l’élection d’Obama : à la fois presque un miracle et l’espoir d’une injustice réparée. L’écrivain Danny Laferrière, témoin oculaire du séisme, l’a dit avec colère : il est insultant de toujours employer le terme de « malédiction » à propos de son pays. S’il en était ainsi le peuple haïtien aurait disparu, comme a disparu le peuple dont il avait pris la place, presque au pied levé, sur cette île qui a été la porte de l’Amérique. En fait, tout comme les bons meurent souvent jeunes, certaines terres attirent plus que d’autres le regard du Ciel et Haïti est de celles-là.

Les télévisions occidentales nous ont montré à profusion les images d’une île ravagée, traversée de pillages et de désordres, mais des observateurs plus attentifs soulignent au contraire l’extraordinaire courage, l’obstination, la foi, l’envie de survivre et le sens de la solidarité du peuple haïtien : jamais dans une catastrophe de ce niveau, on n’a extrait des débris des maisons autant de personnes en vie, et si longtemps après la catastrophe. Danny Laferrière exalte « l’énergie incroyable de ces hommes et de ces femmes qui, avec courage et dignité, s’entraident » et c’est, dit- il, « l’énergie des plus pauvres » qui a sauvé Port-au-Prince du pire. Ce n’est pas partout dans le monde qu’on peut voir un village démuni accueillir à bras ouverts un convoi de cent bus de rescapés, un autre village qui réussit à survivre une semaine sans recevoir aucun secours, des hommes et des femmes armés de leurs seuls bras s’affairer à dégager, au prix de leurs vies, des voisins ensevelis sous les décombres. Ce qu’on appelle « pillage » n’est souvent qu’une forme de survie, selon un témoin.

Mais ce qu’on dit moins c’est ce que le monde et le combat pour la liberté doivent à ce peuple : chacun d’entre nous a quelque chose d’Haïti. Elle a été d’abord la première nation indépendante de toute l’Amérique latine, avant le Brésil ou le Mexique et elle a longtemps assumé cette responsabilité de précurseur. Ainsi avant même d’être indépendants, les Haïtiens étaient au siège de Savannah (1779), aux cotés des insurgés américains et contre les forces anglaises. Dès après son indépendance, Haïti apportera une aide non seulement militaire, mais financière aussi à Simon Bolivar, participant ainsi à la libération des nations qui sont devenues le Venezuela, le Pérou ou la Colombie. Elle a été aussi le premier Etat noir indépendant issu de la colonisation et la seule nation de l’Histoire dont l’indépendance a été conquise par d’anciens esclaves. Ici encore, le peuple haïtien n’a pas failli à ses responsabilités, soutenant les Noirs du sud des Etats-Unis, proposant à ceux d’entre eux qui avaient été libérés de venir s’installer sur son sol, avant même la création de l’Etat du Libéria.

On le dit encore moins : avant de bénéficier des secours des pays du Nord, Haïti avait contribué à les enrichir, grâce à ses mines et, surtout, ses produits agricoles (tabac, sucre, indigo, café), obtenus par l’effort de ses enfants et au moyen d’un savoir-faire dans lequel entrait une bonne part d’expertise africaine. Au prix aussi de la forme d’exploitation coloniale la plus brutale de l’histoire, sous le régime du Code Noir promulgué par Louis XIV. Vers la fin du XVIIIe siècle, Haïti était la perle des colonies françaises, accueillant jusqu’à 30 000 Français (soit la moitié de ceux qui étaient installés au Québec), faisant la fortune de négociants de Bordeaux ou de Nantes et de la monarchie française en général.

« Une indépendance payée par deux fois »

C’est pourtant ce peuple exténué qui aura la force d’arracher sa liberté au colonisateur, d’abord en lui imposant l’abolition de l’esclavage, puis, lorsque celle-ci sera rétablie par Napoléon, en prenant les armes contre lui. Cette liberté se fera au prix de lourds sacrifices : 100 000 tués, face à une armée coloniale qui comptera jusqu'à 50 000 combattants, et la déportation du héros de l’indépendance, Toussaint-Louverture. Cette victoire, le peuple haïtien la doit à son courage, mais aussi à son ingéniosité, comme l’attestent les traces laissées par la résistance, telle la citadelle Laferrière qui est la plus importante forteresse jamais construite dans les Amériques depuis Christophe Colomb. Après avoir arraché son indépendance par les armes, en 1804, Haïti négociera la paix en signant, en 1825, un traité avec la France par lequel elle s’engageait à lui verser, à titre de « compensation », une indemnité de 150 millions de Francs (ramenée plus tard à 90 millions), la plus forte jamais versée par une colonie dans les temps modernes, et qui l’épuisera pour de longues années. Haïti tiendra une promesse que la riche Angleterre ne tiendra pas face aux colons rhodésiens, et, revers de l’Histoire, aujourd’hui ce sont les Etats-Unis qui se sont engagés à indemniser les Indiens qu’ils avaient spoliés. Mais, surtout, comme le dira V. Schœlcher : « imposer l’indemnité aux esclaves victorieux, c’est leur faire payer avec de l’argent ce qu’ils avaient déjà payé avec le sang ».

En deux siècles d’existence. Haïti n’a pas toujours eu les dirigeants qu’elle méritait, loin de là. Mais ses forces vives ont toujours rempli leur contrat avec l’Histoire. Ses bâtisseurs avaient été des pionniers de la mémoire : pour la désigner, ils avaient réhabilité le nom de Haïti, un de ceux par lequel ses premiers habitants, les Tainos, appelaient l’ile, et renvoyé à l’histoire ceux que les colonisateurs leur avaient imposés, Hispaniola puis Saint-Domingue. Aujourd’hui encore, le peuple haïtien voue un culte à Anticoana, résistante capturée par les envahisseurs et exécutée devant son peuple, près de deux siècles avant l’indépendance de l’ile. Mais il n’a pas non plus renié sa part africaine puisque la moitié des Haïtiens reste fidèle au culte vaudou. L’élite haïtienne a toujours cultivé ce double héritage. Elle s’est engagée aux cotés de ses frères africains et de Price-Mars, qui fut président de la Société Africaine de Culture, à Garvey Laurent, agronome, auquel on doit l’implantation de la FAO en Afrique, elle a participé à la lutte pour l’émancipation politique et le développement économique du continent noir. Les haïtiens ne cessent encore de nous étonner, tel Raoul Peck, premier cinéaste à consacrer un film à Patrice Lumumba, ou Jean Michel Basquiat, peintre du vaudou et idole du pop art, et c’est une ministre haïtienne, d’origine africaine, qui osa pour la première fois s’exprimer dans une langue africaine, le lingala, à la tribune des Nations-Unies.

« Reconstruire … par les Haïtiens »

Haïti a connu 32 coups d’état, souvent fomentés par des comploteurs étrangers qui, au fil des ans, ont été Français, Allemands, Américains et même … Syriens. Elle a connu des dictatures immondes, dont celle tristement célèbre de François Duvalier et de ses « Tontons Macoutes ». Elle a été victime d’un génocide de la part de son seul voisin, la République Dominicaine sous l’ère du dictateur Trujillo. Elle a perdu 98% de ses forêts, est souvent balayée par des cyclones, des glissements de terrains, connait la sécheresse et l’inondation. Elle se serre sur une terre fragile et instable : ils sont plus de 10 millions de Haïtiens, Noirs à 95%, sur une surface à peine plus vaste que le département de Bakel. Un peuple qui a survécu à tant d’épreuves mérite le respect. Grâce à cette énergie dont parlait Laferrière, Haïti est comme le Phénix et renait toujours de ses cendres. On ne peut pas l’effacer sans appauvrir l’histoire du monde et, plutôt que d’appeler ses habitants à la quitter, il faudrait inviter les Africains à la visiter plus souvent, à s’y rendre en pèlerinage pour mieux comprendre cette terre où, pour la première fois « le Nègre fut debout », selon le mot du poète. Déjà des Haïtiens de la Diaspora se mobilisent, notamment aux USA (Réseau d’action pour la reconstruction de Haïti) et au Canada (Groupe de réflexion et d’action pour une Haïti nouvelle) pour réfléchir à sa reconstruction, car ce sont, bien sûr les Haïtiens et non la « Communauté internationale », qui changeront l’ile. Mais cette fois, comme le rappellent les promoteurs de ces mouvements, il ne s’agira pas d’une simple réfection des infrastructures, mais d’aller plus loin, « de s’étendre à la construction d’une société moins inégalitaire, fondée sur le droit, le partage, la solidarité, l’éducation, le respect de l’environnement et le culte du bien commun ».

Tâche certes ardue, mais un peuple qui a conquis sa liberté est un peuple qui ne manque pas de ressources.

* « A la mémoire de Pierre Vernet, ancien Correspondant national de Haïti auprès de la Confemen, ancien Doyen de la Faculté de Linguistique, enseveli sous les décombres avec 300 de ses étudiants ! »

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