Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

dimanche 31 janvier 2010

TABOUS : IL N’Y A PAS DE FOI SANS INTELLIGENCE

NB Ce texte a été publié dans "le Nouvel Horizon" en septembre 2009

Autrefois, en Polynésie, des chefs religieux prononçaient des interdits sur des lieux, des objets, des personnes ou des événements. Cela s’appelait « tabous ». Au Sénégal on n’a pas attendu le diktat des chefs. Ce sont les Sénégalais eux-mêmes qui, avec une belle unanimité, tabouisent en pleine connivence. C’est ainsi qu’ils s’interdisent tous d’évoquer, de quelque manière que ce soit, le péril confrérique qui pèse sur notre pays comme une épée de Damoclès, cet abandon contagieux qui les pousse à s’en remettre, non à leur conscience ou même à Dieu, mais à un homme, à un guide dit « religieux » mais dont le domaine de compétence s’étend en réalité à tous les actes de la vie… y compris ceux que la société condamne.

Au nom de la foi donc les Sénégalais se sont donnés des guides à tout va. Peut-être ignorent-ils qu’en Islam, il n’y a pas de foi sans intelligence et que les fous et les demeurés sont en quelque sorte dispensés des pratiques religieuses de base. Que leur religion ne reconnaît aucun intercesseur entre Dieu et Sa créature, que la notion même de « marabout » est inconnue dans la majeure partie de la Umma islamique.

On assiste donc depuis quelques années à ce paradoxe : les Sénégalais qui avaient échappé aux guerres tribales et ethniques, plaies encore mal fermées dans beaucoup de pays africains au sud du Sahara, sont aujourd’hui près de succomber à des fléaux d’un autre type : la querelle religieuse ou sectaire et l’impérialisme confrérique. Eux si prompts à dénoncer le « vote ethnique », pour peu qu’un habitant de Matam ou de Bignona accorde sa voix à Macky Sall ou à Robert Sagna, gardent le silence sur les « votes confrériques », autrement plus pernicieux puisqu’ils peuvent aboutir tout simplement à l’absence de toute compétition électorale – donc de la démocratie – comme on l’a vu à l’occasion des dernières élections régionales.

Tirer sur le responsable mais ménager le coupable

Pourtant tous, nous avons vu venir le danger. Les signes avant-coureurs ont atteint leur paroxysme il y a neuf ans lorsque nous avons assisté, pour la première fois depuis l’indépendance, au spectacle du Président de la République, tout fraichement élu, se prosternant, s’écroulant littéralement, aux pieds d’un autre homme. Entendons-nous bien : ce n’est pas le geste, c’est la mise en scène qui est ici en cause. Ce n’est pas la qualité de l’homme qui reçoit cet hommage ni le droit de Me Wade de rendre grâce à son marabout que nous mettons en débat. C’est l’exploitation politique et la publicité de l’évènement, probablement au corps défendant du marabout, qui nous interpellent. C’est l’éclat public, outrageusement propagé par la télévision nationale, et qui peut laisser à penser, d’une part, que l’accroupi aurait eu dans cette épreuve, le monopole des prières du guide et, d’autre part, qu’il remettait les prérogatives que le peuple, sans distinctions religieuses, lui avait démocratiquement confiées entre les mains d’un homme dont le domaine de compétence était ailleurs. Les hommes politiques ont une fâcheuse tendance à épuiser ou abîmer tout ce qu’ils touchent, y compris les symboles, d’instrumentaliser les choses les plus sacrées, mais lorsque l’on prétend au titre de « père de la nation », on doit faire le sacrifice de renoncer aux servitudes du groupie.

La représentation de Me Wade a fait jurisprudence puisque depuis mars 2000, les fauteuils et les poufs de la salle de réception du marabout n’ont plus accueilli le postérieur d’un ministre de la République, alors que s’ils sont là, ce n’est pas seulement pour le décor, mais parce que le maître des lieux souhaite honorer ses visiteurs et les mettre à l’aise. Depuis lors, on ne s’émeut plus des quotas de ministres, de chefs de service, de riz ou de sucre, distribués selon une clé de répartition calculée en fonction de la capacité de « nuisance » de certains récipiendaires ,de la rentabilité de la mise ou de l’investissement. On ne s’étonnera donc pas si la plupart des bénéficiaires de ces faveurs tapent du poing plus souvent pour réclamer leur part que pour défendre la violation des droits les plus élémentaires ou le déni de justice. Tout récemment aucune grande voix ne s’est élevée pour décrier les pérégrinations d’un ministre (chrétien et qui a du rire sous cape) distribuant du « suukaru koor» et autres douceurs à des chefs religieux dont aucun n’est dans le besoin, tandis que la banlieue manque de l’essentiel et se noie sous les eaux de pluie. Qu’on ne me dise pas que les marabouts sont des « assistants sociaux » qui redistribuent ce qu’ils reçoivent, car, lorsqu’ils le font, c’est d’abord au profit de leurs propres talibés. En somme un pauvre qui ne bénéficie pas de couverture maraboutique est condamné au dénuement et à la mort. Ce qui revient dire que l’appartenance confrérique devient une nécessité, un pari, et non un libre choix.

Les incidents survenus le 26 septembre dans les locaux de Walfadjri ne doivent pas nous surprendre, ils étaient même prévisibles sinon inévitables. Même ceux qui les dénoncent participent au tabou, car, on l’aura sans doute remarqué, la cohorte de personnalités venues s’épancher au micro de la chaîne a, presque sans aucune fausse note, préféré stigmatiser le « responsable », mais sans jamais pointer du doigt le « coupable ». On a donc tiré sur le gouvernement, ce qui est toujours facile, mais personne n’a pris le risque de s’en prendre directement à celui dont les vandales prétendaient défendre la réputation, Serigne Modou Kara. C’est que tous ces visiteurs éplorés avaient eux-mêmes effectué leur « jebbelu » auprès de quelque serigne, s’étaient munis d’un airbag de prières, assurés une couverture religieuse pour les mauvais jours et il leur était donc plus facile d’accabler Wade que de vilipender un chef religieux. La conspiration du silence est si forte que les Assises Nationales elles mêmes, ce grand moment de refondation et de remise en ordre, sont restées très discrètes sur ce particularisme bien sénégalais d’un pouvoir bipolaire.

« La force d’être libre et la volonté d’être égal »

Pourtant la menace se précise et le 26 septembre, parmi les voix qui se sont exprimées sur le plateau de Walf-TV, une voix a sonné l’alarme et tiré le premier coup – à blanc – de la guerre. Cette voix c’est celle d’un représentant d’une famille religieuse qui a clamé que si l’Etat n’était pas en mesure de faire observer la loi et de rendre justice à un de ses membres, alors l’explication se ferait de talibés à talibés et que chacun devra compter les siens.

Cette semonce sera-t-elle entendue ? En tout cas le temps travaille contre l’unité nationale.

Quand à l’Université, à la Mosquée, dans les partis et dans les administrations, on ne se détermine plus qu’en fonction de son appartenance confrérique et que les chefs religieux sont érigés en assurances tous risques et en boucliers contre les poursuites judiciaires…

Quand des maisons, des villes ou villages échappent à toute autorité de l’Etat, sont transformés en zones franches, en lieux de non droit, que la police, la gendarmerie, la douane y sont exclues, que l’école, pourtant obligatoire, n’y est pas tolérée…

Quand un cortège de plusieurs milliers de personnes peut traverser la capitale, au mépris de toutes les règles de la circulation urbaine, et s’engouffrer dans le Palais de la République, sans filtre ni tri, sans respect du protocole et de la sécurité élémentaire…

Quand des chefs religieux disposent de gardes rapprochées, de milices en uniformes, et s’arrogent des titres et des tenues empruntés à l’armée ; qu’ils peuvent barrer des avenues, organiser des raves dans les quartiers résidentiels, égorger des bœufs et tenir des pique-niques dans la rue, au mépris de la sécurité et de l’hygiène des riverains…

Quand une notabilité peut, sans aucune base légale ou scientifique, affirmer qu’il tient sous sa coupe 9 Sénégalais sur 10, et proclamer péremptoirement, sans soulever des vagues d’indignation, que désormais le Sénégal ne devra plus être dirigé que par des hommes de sa confrérie…

Quand tout ceci nous paraît anodin ou excusable, c’est qu’alors on est tout prêt de la démission de l’Etat et aux portes des règlements de comptes, on s’éloigne de « la force d’être libre et de la volonté d’être égal » qui sont le ciment des vieilles nations.

Le Joola ne nous a pas rendus plus disciplinés ou plus prévoyants. Il n’est pas sûr que le saccage de Walfadjri nous rende plus vigilants contre les dérives sectaires.

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