Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

mercredi 3 octobre 2007

LE JOOLA : UNE LEÇON POUR L’ETERNITE

Des milliers de bateaux relient tous les jours la Grèce et ses îles éparpillées dans la mer Egee, Java et les autres îles de la Sonde… alors que le Sénégal ne possédait qu’une seule ligne maritime régulière. Pendant des siècles, des navires de tous genres ont sillonné l’Atlantique entre l’Europe et les Amériques. Pourtant aucun de ces vaisseaux n’a fait autant de victimes que le Joola qui en une seule nuit a emporté dans ses cales près (plus ?) de 2000 corps, 2000 vies dont beaucoup fauchées à la fleur de l’age. Même le Titanic qui était un paquebot géant capable de naviguer sur plusieurs milliers de kilomètres n’a fait « que » 1500 disparus et a sauvé plus de 2000 vies.
Le naufrage du Joola n’est pas seulement une immense douleur, c’est aussi un scandale cosmique, vertigineux, une terrible leçon pour un pays qui depuis des années cultive le laisser-aller, la négligence, la fatalisme et l’irresponsabilité. Il y a dans cette épreuve tous les ingrédients qui font la « sénégalainiaiserie », du pain bénit pour tous ceux qui répètent à l’envi que les Africains sont décidément hors du temps, inaptes au progrès, plombés par les habitudes rétrogrades.
Rappelez-vous bien.
Le Joola a fait 1863 victimes annoncées (plus de 2000 selon certaines sources) : comment est-ce possible puisque le navire n’avait qu’une capacité de moins de 600 places ? Comment est-il concevable qu’un tel outil de transport qui nécessite autant de vigilance, par un voyage aussi long dans un océan jamais sûr, puisse accueillir trois (quatre ?) fois plus de passagers qu’il n’est censé en recevoir ? Les marges d’erreur s’évaluent en général par une note à un chiffre, mais pas à 300 ou 400%.
Cette seule monstruosité aurait dû faire de la recherche des responsabilités le premier objectif de l’Etat. « L’Etat est responsable », avait avoué le président Wade. Mais l’Etat ce n’est pas seulement une abstraction froide et irresponsable, c’est aussi des hommes et des femmes qui sont à l’origine de cette faute préjudicielle.
On sait pourtant comment cela se passe dans notre pays : il y a ceux qui paient leurs billets et il y a ceux qui sont « recommandés », imposés quelquefois par l’autorité. Il y a la règle et il y a les usages, les connivences et les compromissions. A-t-on jamais cherché à remonter le fil de ces donneurs d’ordre qui inconsciemment ont accru le taux de morbidité du convoi ?
Cette faute est d’autant plus lourde que, reconnaît-on, le Joola avait de graves insuffisances techniques connues des autorités et dont la solution était à la portée de l’Etat. Qui a, malgré tout, pris le risque, ou plutôt a laissé les passagers prendre – sans le savoir – le risque de voyager dans un esquif mutilé et mal outillé pour les coups durs.
Voila un navire en danger qui ne donne pas signe de vie au moment où il le fallait, qui chavire et se disloque dans la nuit noire et les secours mettent des heures et des heures à s’ébranler. Quand ils sont mis en place, ils se révèlent insuffisants, tardifs, inappropriés et pour tout dire superfétatoires, alors qu’il y a des services entiers et des hommes dont la mission et la raison d’être sont de les assurer en tous temps et en tous lieux.
Le drame du Joola aurait dû d’abord s’ouvrir, une fois le constat fait, l’irréparable attesté, sur ces interrogations : qui sont les responsables ? où se situent les responsabilités ?
C’est dès le lendemain du naufrage du Titanic que le gouvernement américain avait mis en place une commission d’enquête avec une mission incluant à la fois l’état du navire, les dispositions du sauvetage, les consignes de navigation et de secours et toute la chaîne de commandement.
Le naufrage du Joola a donné lieu à un rapport désavoué par le Chef de l’Etat et donc jamais validé. Aucune mission parlementaire, aucune saisine directe de la justice, aucun ordre du Parquet ne sont venus troubler la quiétude des responsables supposés. Presque tous ceux qui pouvaient être considérés, pour peu ou prou, comme impliqués dans l’origine ou la gestion du drame, ont conservé leurs responsabilités, ont été recasés ou promus à des fonctions dont certaines sont de véritables sinécures. Paradoxalement, ce sont les proches des victimes étrangères – une petite minorité – qui sont les seuls à avoir réussi à sensibiliser leur gouvernement à la recherche de la vérité et à entreprendre une action judiciaire à l’endroit des autorités de tutelle.
Au Sénégal, le débat, la passion, les querelles aussi, se sont focalisés sur l’indemnisation. De même qu’il avait tenté de nier l’évidence, sur la base d’une chaîne de communication défaillante (on a du mal à réentendre les premiers mots de Mame Madior Boye), de même le gouvernement fera montre de petites mesquineries avant d’assumer cette part de responsabilité (on se souvient du ton provocateur de Idrissa Seck). Aujourd’hui, c’est son seul bilan : 14 milliards, nous dit-on, dispersés dans les familles des victimes, en petites coupures qui souvent ont semé la zizanie. Des milliards pour solde de tous comptes. En revanche la journée du 26 septembre n’est déjà plus la journée du recueillement, les nécropoles dispersées à Mbao, Ziguinchor et en Gambie sont envahies par les herbes, l’épave est oubliée, les orphelins trahis par de fausses promesses et la division balaie toujours les rangs des associations des victimes. Mais surtout les Sénégalais n’ont pas retenu la leçon du Joola. Ils ont oublié le pari fait il y a cinq ans de ne plus tolérer l’anarchie et l’indiscipline et qui avait conduit les « cars rapides » à refuser la surcharge. Ils ont répété les mêmes dénégations, les mêmes mensonges puisqu’il y a quelques semaines, on nous jurait que le Willis n’avait aucun problème technique avant de se résoudre à l’immobiliser pour une durée indéterminée.
En cinq ans, on n’a rien fait pour désenclaver la Casamance et pour échapper au diktat de la liaison maritime, et ce n’est pas le cortège, improvisé et disparate, de minibus et de camions imaginé par Farba Senghor qui mettra un terme aux doléances des commerçantes du marché Elisabeth Diouf. Mais pire que cela : des ouvrages s’écroulent, des crimes sont commis, les détournements se répètent, mais nous ne sommes toujours pas prêts à prendre des sanctions ou à assumer nos responsabilités.

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