Publié dans « Sud Quotidien »
du 8 juin 2019
Les hommes et les femmes de ma génération, tout au moins ceux et celles qui ont fréquenté l’école coloniale, qui faisait l’impasse sur notre passé mais ne nous épargnait rien sur les coulisses de l’histoire de ce qu’elle appelait la « métropole », ont peut-être gardé en mémoire les déboires de l’un des premiers présidents de la Troisième République française, Jules Grévy, dont le gendre avait été accusé de trafic de décorations (à raison tout de même de l’équivalent de 200 millions de francs CFA pour une Légion d’Honneur !). L’affaire avait fait grand bruit et sous la pression de la rue, des journalistes et de la classe politique, Grévy avait été poussé à la démission, entrainant dans sa chute celle du Président du Conseil qui avait cherché à le protéger. Quant au beau-fils, l’homme par qui le scandale était arrivé et qui était député, son immunité parlementaire avait été levée, il avait été condamné à la prison et à une forte amende… avant d’être acquitté en appel, non parce qu’on l’avait disculpé, mais parce que la cour avait jugé que les décorations qu’il avait fait distribuer étaient authentiques et qu’aucune loi ne condamnait le trafic d’influence. Il sera même rétabli à son poste, sous les huées, et… réélu pour un autre mandat.
Le scandale laissera néanmoins des traces dont la plus
prévisible est d’ordre juridique car, comme il fallait s’y attendre,
le Parlement adoptera une loi pour que le trafic d’influence ne reste pas
impuni. « L’affaire des décorations » alimentera une campagne de
dénigrement de la classe politique, fera la joie des chansonniers, inspirera
les caricaturistes et les auteurs dramatiques et donnera naissance à un
vaudeville dont le titre était censé reprendre le cri de cœur de
Grévy : « Ah ! Quel malheur
d’avoir un gendre ! ».
Quel malheur, en Afrique, d’avoir des frères, des enfants,
une belle sœur… quand on est Président de la République, et d’Alger à Bamako en
passant par Tunis, les familles seraient-elles devenues le talon d’Achille de
nos chefs d’Etat ? Toutes les affaires de dévolution de privilèges qui
occupent nos médias nous donnent l’occasion de souligner que la vraie force des
démocraties qui ont inspiré nos constitutions et dont nous avons du mal à
respecter les règles, ce n’est pas que leurs hommes politiques sont plus
honnêtes que les nôtres, c’est plutôt que dans ces pays, la loi s’applique à
tous les citoyens avec la même rigueur et surtout que chaque élu est tenu
d’assumer personnellement ses responsabilités. Dans nos républiques, les
politiques répugnent à pratiquer un exercice quelquefois douloureux mais qui
souvent les grandit : la démission. Pourtant celle-ci est le moyen idéal
pour limiter les dégâts et placer les intérêts de la nation au-dessus de ceux
d’un individu. On peut à titre d’exemple, rappeler que la démission du
président Nixon a finalement fait l’économie d’un déballage qui n’aurait pas
grandi la démocratie américaine et a préservé la cohésion nationale. La démission
peut être aussi pour celui qui est suspecté de crime, l’occasion de donner la
preuve qu’il est prêt à affronter la justice à armes égales avec ses
accusateurs, et ce fut la position qu’avait prise Bernard Tapie, qui n’est
pourtant pas un modèle de probité, lorsqu’en 1992, alors qu’il était ministre,
il avait été suspecté de recel et d’abus de bien sociaux.
Je ne parle évidemment pas des démissions pour convenance
personnelle ou pour désaccord politique.
Dans notre histoire récente, un seul homme politique,
Mamadou Seck, avait pris le risque de se démettre de ses fonctions
ministérielles et de ne revenir au gouvernement qu’une fois levés tous les
soupçons qui pouvaient ternir sa réputation.
La femme de César ne doit pas être soupçonnée !
Je laisse à d’autres le soin de débattre du fond de
l’affaire qui éclabousse le maire de Guédiawaye et du niveau des préjudices
subis par notre pays, qui nécessitent probablement des investigations plus
sérieuses que les spéculations auxquelles se livrent certains allumeurs de feu.
Mais, même en tenant compte du sacro-saint principe selon lequel tout suspect
est présumé innocent tant qu’il n’est pas condamné, on peut faire un double
constat qui au fond traduit d’abord le manque d’expérience et de références
historiques de notre personnel politique.
Le premier est qu’il en est d’un frère du Président de la
République comme il en était de la femme de César : il ne doit pas
seulement être honnête, il doit aussi en avoir l’apparence. Lorsqu’il y a un
doute et que l’accusation est portée non par quelque feuille de chou anodine,
mais par une institution quasi centenaire, dont l’indépendance et le prestige
sont incontestés, dont le budget représente plus de la moitié de celui du
Sénégal, et lorsqu’on est un élu et qu’on est censé devoir ses fonctions à la
confiance de ses concitoyens, la moindre des choses c’est de se libérer de tous
les parapluies sous lesquels on s’était abrité pour se mettre à la disposition
de la loi. On y gagne à deux fois puisqu’on épargne par la même occasion celui
vers lequel sont dirigés les coups les plus forts.
La deuxième observation qui découle de l’immaturité de nos
politiques, c’est que dans le cas qui nous concerne ici, nos dirigeants,
ignorant la leçon de leurs homologues français qui s’étaient évertués à prendre
leurs distances vis-à-vis d’Alexandre Benalla (qui il est vrai n’était pas le
frère du Président) se sont livrés à un véritable exercice d’autoflagellation
et imprudemment transformé un fait divers en affaire politique. Alors que l’opinion avait retenu de l’affaire, du moins
telle qu’elle avait été présentée par la presse, comme une affaire privée,
impliquant principalement un homme politique, un affairiste dont la réputation
était déjà passablement sulfureuse, voilà que le gouvernement sonne le branlebas,
convoque son ban et son arrière ban, mobilise ses ministres (et parmi eux le
ministre de la justice !) pour nous rappeler que cet homme était d’abord
le frère du Président de la République et que sa défense était une affaire d’Etat.
Voilà ce qui s’appelle tendre à ses ennemis un bâton pour
se faire battre !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire