Il a traficoté avec des sociétés pétrolièreset, avec la participation active de son principal collaborateur, il leur a faitattribuer des marchés sans appels d’offres. Il a créé un centre de détention qui ressemble fort à un camp de concentration dans lequel il a rassemblé des centaines de prisonniers, dont des adolescents, certains capturés dans la rue, qui sont restés incarcérés en dehors de tout cadre juridique. Il a avoué avoir personnellement donné son aval à son armée pour qu’elle recourt à la torture, et notamment à la cruelle simulation de noyade, et sous-traité ces pratiques un peu partout dans le monde. Cette expertise a été particulièrement exacerbée dans une prison où des détenus de guerre, obligés souvent de poser nus, ont été attachés à des câbles électriques par ses soldats, menacés par des chiens de garde et même désacralisés après leur mort. Contre l’avis de la communauté internationale, représentée par l’ONU, il a déclenché une guerre, sur « des prétextes bureaucratiques » qui se sont révélés être de purs mensonges. Ce conflit a tué prés de 5 000 de ses concitoyens et blessé 36 000 d’entre eux, fait plus de 100 000 victimes et 250 000 blessés au sein de la population civile du pays attaqué, provoqué l’exode de 2 millions de personnes et couté 800 milliards de dollars. Enfin, cet homme a protégé des amis suspectés de crimes ou de complicité de crime, facilité leur fuite, au mépris des intérêts de son propre pays…
Non, il ne s’agit pas de Mouammar Kadhafi. Il s’agit bien de Georges W. Bush, président des Etats-Unis d’Amérique de 2001 à 2008. Il a reconnu la plupart de ces forfaits dans son livre mémoire « Instants Décisifs » et admis avoir commis de « grosses erreurs », et pourtant, même après la fin de son mandat, il reste toujours libre de ses mouvements et s’enrichit encore en publiant ses mémoires et en donnant des conférences à travers le monde. La Cour Pénale Internationale n’a rien entrepris pour s’emparer de sa personne et le traduire devant la justice. Il est protégé par le fait que son pays a signé la Convention de Rome, mais ne l’a pas ratifiée, et qu’il a contracté des accords bilatéraux d’immunité (ABI) qui obligent les autres pays à rapatrier ses citoyens, civils ou militaires, susceptibles d’être traduits devant ce tribunal universel.
Voila le premier scandale de « l’Affaire Kadhafi » : les crimes de chef d’Etat sont poursuivis, non en fonction de leur gravité, mais en fonction de la qualité de l’accusé et de la puissance de son pays d’origine.
Mais il y a un deuxième scandale tout aussi insupportable. Kadhafi n’était certes pas un ange, mais cela ne date pas du printemps arabe. Mégalomane, autocrate, excessif en tout, il l’a toujours été et pourtant la « communauté internationale » s’en était accommodé pendant des décennies, et l’avait même souvent courtisé. Rama Yade l’avait accusé de ravaler la France au rang d’un « paillasson », par sa seule présence sur le territoire français, mais ce qu’elle ne dit pas c’est que l’ancien Guide libyen avait été longtemps pour les dirigeants français, un moelleux édredon, un providentiel duvet, à la fois fournisseur de pétrole et consommateur d’armements, qui permettait à leur économie de survivre face aux rigueurs de la concurrence internationale. La France avait été l’un des premiers pays à lui fournir des armes, quelques mois après sa prise du pouvoir, en lui vendant des Mirage Dassault qui serviront contre les troupes tchadiennes soutenues par …les forces françaises. Après les années de décence consécutives à l’attentat contre le DC 10 d’UTA, les ventes d’armements français avaient repris de plus belle et à partir de 2004, les plus hautes autorités françaises se transformeront en VRP en se succédant à Tripoli : Chirac, Sarkozy, Michèle Alliot-Marie et d’autres sommités du monde occidental. Certains pays, comme les Etats-Unis ou la Grande Bretagne, pousseront la complicité jusqu’à établir une collaboration active entre leurs services de renseignements et ceux de la Libye. Quant à la France, elle profitera de la libération des infirmières bulgares pour signer avec Kadhafi des contrats de fournitures d’armements et de matériels technologiques dont beaucoup vont servir à réprimer la population civile, puisque le seul ennemi du Guide libyen était l’ennemi intérieur. Ces marchés étaient d’autant plus intéressants qu’ils étaient à la fois juteux (jusqu’à 60% de marge bénéficiaire !) et retors, en raison de l’inexpérience du client. Ainsi, Paris tentera de refiler à Tripoli des avions « light », plutôt que de « vrais » Rafale jugés trop sophistiqués pour les pilotes libyens. Au moment où Kadhafi plantait sa tente à l’Elysée, la France jurait par ses grands dieux qu’il s’était assagi, pratiquement blanchi, les Mirage qu’elle lui avait vendus s’étaient délabrés faute de maintenance et elle s’apprêtait à signer avec lui un contrat de 2 milliards d’euros…
Qu’on cesse donc d’invoquer des raisons humanitaires pour justifier la descente de l’OTAN sur la Libye, alors que le contexte de crise mondiale exige la restriction des dépenses de guerre dans les pays du Nord. Pourquoi ne pas avoir entrepris cette croisade il y dix ou quinze ans, au paroxysme de la folie de Kadhafi ? Pourquoi ne pas le faire aujourd’hui contre la Syrie, le Yémen, Bahreïn, voire contre la Birmanie. Il est assez paradoxal que l’Occident aille au secours de révolutionnaires armés et ignore le cri de détresse de ceux qui manifestent à bras nus. L’émir de Bahreïn a réprimé férocement des populations civiles désarmées, avec le concours des forces saoudiennes. Le président Assad ne s’est pas contenté lui de menacer de mort ses concitoyens, il est passé à l’acte et sacrifié la vie de centaines de Syriens. Face à ces drames, le Conseil de Sécurité en est resté aux
incantations et a cédé à la menace des parrains de ces Etats, l’Arabie Saoudite et la Russie.
Mais il y a encore un autre scandale : c’est le ssilence, la passiveté voire la lâcheté des collègues africains de Kadhafi. Beaucoup avaient bénéficié de ses largesses, il avait payé leurs arriérés de cotisations pour leur permettre de retrouver le droit de vote à l’Union Africaine, il leur avait construit des routes et des édifices. La plupart l’avaient accueilli en se pliant à ses frasques. Il avait préféré l’Afrique à la Ligue Arabe et tous avaient reconnu son engagement pour l’unité du continent, même si la conception qu’il en avait était particulière. Ils ne l’aimaient pas, ils le méprisaient quelquefois, mais ils le ménageaient et ont attendu qu’il soit ébranlé pour lui tenir le langage de la vérité, « les yeux dans les yeux ». On ne leur demandait pourtant pas de le secourir ou de perpétuer son règne : on leur demandait seulement de ne pas livrer son pays, pieds et poings liés, au zèle et à l’appétit de puissances extérieures. On ne leur demandait pas de le sauver, mais de protéger la Libye, de trouver enfin le moyen d’imposer une « doctrine Monroe » africaine, de dire aux étrangers : « Otez vos mains de nos affaires ! » selon le mot de Tiken Jah Facoly. Ils ont, au contraire, laissé voter la résolution 1973 et, à une exception près, ils ont accepté qu’elle soit trahie, violée, instrumentalisée. L’ONU avait voté la protection des civils, l’OTAN n’avait en tête que de tuer Kadhafi, quitte à détruire toutes les infrastructures qu’il avait créées, et peut-être même tant mieux puisqu’il faudra les reconstruire ! La réalité, c’est que les forces qui ont vaincu Kadhafi ont usé des mêmes artifices, servi les mêmes mensonges, abouti presqu’aux mêmes résultats en Libye aujourd’hui qu’en Irak autrefois.
Le mensonge ? Quelques jours après le déclenchement des émeutes, la presse occidentale comptabilisait 6 000 morts, dont la moitié à Tripoli, ce qui serait un exploit puisque l’armée israélienne, mieux outillée et sans état d’âme, n’avait fait « que » 1500 tués dans le petit chaudron de Gaza. Tripoli a été libéré sans qu’on nous montre les traces de ce massacre…
La fin de la violence ? On voulait éviter des morts mais, à la mi-septembre, le président du CNT, évaluait à 25 000 le nombre de tués, uniquement dans son camp puisqu’il parlait de « martyrs ». Les massacres commis à Syrte et dans d’autres villes libérées, à l’encontre de pro (ou supposés tels) Kadhafistes par les centaines de katibas qui échappent au contrôle du CNT, laissent indifférents les « humanistes »occidentaux.
La justice ? Kadhafi n’est pas mort au combat : il a été torturé, exécuté sommairement peut-être, et même sa dépouille a fait l’objet d’une cérémonie macabre et irrespectueuse de la personne humaine. On n’a pas beaucoup entendu la voix de la « patrie des droits de l’homme » et l’Afrique, première concernée, n’a pas été la première à exprimer son indignation et sa désapprobation.
La révolution ? Kadhafi n’a pas été remplacé par des démocrates de la première heure, mais par ses anciens serviteurs, puisque le président du CNT a été pendant des années son ministre de la justice et est impliqué dans la condamnation des infirmières bulgares…
En fin de compte, « l’opération Libye » risque bien de se révéler improductive. Par la violence de son intervention, par ses manquements au mandat qui lui avait été assigné, l’OTAN a transformé une libération populaire en opération de pacification coloniale. Par ses maladresses, le CNT a érigé un tyran en martyr et rien ne permet de dire qu’il restera uni ou qu’il respectera ses engagements. Mais pour l’OTAN et, surtout, pour l’Angleterre et la France, elle aura été un défi, un investissement et un laboratoire. Lorsqu’une dispute éclate dans l’une des cases de votre concession, il est inadmissible qu’un étranger, qui jusque là vous tenait à distance, force votre porte, administre une correction à l’une des parties et vous présente la note. En s’attribuant ce rôle de justicier, les deux pays cités ont donné la preuve que l’Afrique n’était ni forte ni unie, et qu’ils pouvaient s’y permettre ce qu’ils n’accepteraient pas chez eux. Ils espèrent en revanche un retour d’expérience, qui démontrera la qualité de leur matériel de guerre et la preuve que leurs armées peuvent exister sans une forte implication du parrain américain. Enfin, le débarquement précipité de 80 chefs d’entreprises françaises, alléchés par les chantiers de la reconstruction, dans une Libye où l’on meurt et souffre encore, n’a pas seulement choqué les membres du CNT, c’est surtout le meilleur révélateur des arrière-pensées de l’Occident. Quant à l’OTAN, la guerre de Libye, est pour elle une première : après ses balbutiements en Irak et ses déboires en Afghanistan, elle tient enfin sa première victoire militaire contre un pays du Sud.
Pour une fois, je citerai Abdoulaye Wade : c’est au moment du partage que les voleurs se déchirent, et en Libye, la querelle sera double. La première sera interne, il s’agira de savoir qui imposera son pouvoir entre les Kadhafistes repentis, qui ont beaucoup à se faire pardonner, les opposants de toujours qui ont une dent contre l’Occident, les laïcs et les partisans d’une reconnaissance de l’héritage islamique. La deuxième querelle sera tout aussi épique et consistera à définir la clé de répartition des profits de la guerre : se fera-t-elle en référence au passé ou au prorata de l’aide fournie aux rebelles ? C’est au fond la plus décisive, et c’est le vainqueur de cette bataille qui imposera sa loi aux nouvelles autorités libyennes : ou elles seront Karzai et elles survivront, ou elles resteront Kadhafi et elles périront.
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