Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

lundi 15 août 2011

INSTRUMENTALISATION !

NB Le texte qui suit a été publié en juillet par "Le Nouvel Horizon"

C’est peut-être le signe d’une crise de confiance, mais il y a de plus en plus de Sénégalais, d’hommes politiques notamment, qui hésitent à assumer leurs responsabilités, ont recours à des personnalités de plus grande envergure, à des concepts ou à des emblèmes, pour justifier leurs comportements, expliquer leurs choix, fonder leurs arguments. Autrefois, on se prévalait de l’éducation reçue à la maison, dispensée par les parents, aujourd’hui on juge cette référence sans gloire, on se réfugie auprès d’icônes mieux cotées, plus prestigieuses. Des hommes et des femmes tirent donc profit de la réputation des autres, ou du prestige de certains symboles, les « utilisent à leur profit » : c’est précisément la définition même de ce que l’on appelle communément « l’instrumentalisation ». Le vivier dans lequel ils puisent leur inspiration est divers et varié, fait de notions vagues et idéalisées et aussi d’images bien concrètes. Combien parmi nos compatriotes, et pas seulement les politiques, aiment par exemple, en appeler au peuple pour renforcer ou justifier leurs actes ou leurs ambitions, transformer leur goût du pouvoir en sacrifice ? Tel ce sportif au talent incontestable, mais aussi à l’humeur incontrôlable, qui annonce sur une radio internationale, qu’au fond, il n’avait aucune envie de jouer dans l’équipe nationale, mais que son peuple l’y appelait avec insistance ! Le peuple est bonne fille et les politiques, même les plus sages, usent et abusent de sa disponibilité. Tous nous répètent qu’ils attendent son appel et quand celui-ci tarde trop ou qu’il nous est inaudible, c’est encore eux qui nous rassurent. « Il » les a appelés, il insiste, ils sont bien obligés d’écouter sa voix et de solliciter ce poste, cet honneur auxquels nous les croyions mal préparés. Car le peuple ne vous appelle pas pour être gardien d’immeuble, mais pour être président de la République ! Et quand ils sont au pouvoir et que nous avons l’impression que rien ne marche, qu’ils ne tiennent pas leurs promesses, ces heureux élus nous assurent que ce n’est pas l’avis du peuple qui chaque jour leur manifeste son soutien. Quand ils tombent, d’autres politiciens cherchent à nous convaincre que c’est encore la volonté du peuple… Je suis donc sorti dans la rue pour le rencontrer, il doit bien exister, être visible, lui qui est si exubérant. J’ai rencontré des hommes et des femmes, leurs avis étaient différents et toujours personnels, aucun ne m’a dit qu’il était ce peuple qui était l’objet de ma quête. Le peuple ne serait-il qu’illusion ? En tout cas, à force de servir, le concept se dégrade et s’épuise, il prend une mauvaise image : il paraît trop fruste, trop désordonné et incontrôlable. Alors on lui préférera la notion de société civile qui est sa version soft, plus moderne, cultivée, intelligente. Quelquefois des hommes qui ont échoué à convaincre le peuple, ou qui se croient incompris, se recyclent en représentants de la société civile. Mais si le concept change, l’objectif reste le même…

Le terreau sur lequel prospère l’instrumentalisation reste néanmoins la religion, et plus précisément les guides religieux, comme l’illustre l’accaparement mémoriel dont a fait preuve le président du groupe parlementaire libéral à l’Assemblée Nationale. Le forfait a eu lieu devant les caméras avec juste ce qu’il faut d’émotion et de gravité, avec pour victime, si l’on peut dire, une figure qui, de par son exceptionnelle stature, devrait être tenue loin, très loin, des expédients politiques…
Petit retour en arrière.
Après la publication du communiqué portant proposition de loi pour l’instauration d’un ticket présidentiel, les membres du Gouvernement et les plus hauts responsables de la majorité présidentielle étaient unanimes – à l’exception de quelques égarés bien connus – à saluer cette inouïe et solitaire initiative du président Wade. Le Chef de l’Etat ne s’était pas contenté d’assommer l’opposition, selon son mot, il avait, disaient-ils, approfondi notre démocratie, il avait tordu le coup à cette exécrable légende selon laquelle il songerait à installer son fils au pouvoir. Il avait parfait la réforme initiée en 2009 portant création d’un poste de vice président nommé par ses soins, votée en procédure d’urgence et restée ensuite lettre morte, en donnant désormais une légitimité populaire à cette fonction. Aucun de ces laudateurs patentés n’avait alors relevé ce qui était le péché originel de ce projet de loi : la désinvolture et la précipitation qui ont présidé à sa rédaction, son caractère inopportun et provoquant à quelques mois des élections présidentielles, alors que la loi fondamentale que Wade avait fait approuver par la quasi-totalité des Sénégalais avait déjà été enlaidie et violée par plusieurs réformes. Aucun non plus n’avait souligné que ce texte portait en germe un double reniement. Le premier, c’est qu’il y était très clairement rappelé qu’ « une élection présidentielle en ticket exclut EN PRINCIPE un 2e tour » : peut-on prêcher la démocratie à Benghazi et instituer au Sénégal un régime dont le président serait élu par 25% des suffrages exprimés, c’est-à-dire par moins de 600 OOO citoyens sur 12 millions d’habitants ? Le deuxième reniement, qui est aussi une trahison, est de se glorifier d’avoir instauré la parité hommes-femmes dans tous les postes électifs et de proclamer que « le ticket présidentiel n’est pas soumis à la contrainte paritaire »... Il est vrai que peu de parlementaires avaient pris la peine de lire le texte, parmi ceux qui savent lire : de toutes façons, Wade, on ne le lit pas, on ne l’écoute pas : on l’applaudit !
C’est donc ce texte iconoclaste qui est envoyé en procédure d’urgence devant l’Assemblée Nationale, examiné, moins de 3 jours ouvrables après son adoption en conseil des ministres, par la commission des lois et voté par celle-ci avec « une très large majorité » selon le président même de cette instance. Des députés dignes de foi, y compris des élus du PDS, confirment que cette approbation a été faite sans grand état d’âme et que les amendements les plus significatifs n’ont guère été salués pour leur pertinence.
Comment dès lors comprendre que l’Assemblée Nationale, convoquée pour voter et non pour débattre de la légitimité de ce projet de loi, se mue en une camarilla frondeuse, exprime une rébellion si peu conforme à sa nature ? Le matin, la mégère commise habituellement à cette tâche, insultait un député coupable de mollesse, en début d’après-midi le vent avait tourné et les députés défiaient leur guide éclairé ! A ceux qui seraient tentés de croire que ce renversement s’expliquerait par une meilleure appréciation des enjeux, le président Doudou Wade, porte-parole de cette sécession, explique que pour ce qui le concerne, la raison est ailleurs, et elle s’appelle la grâce. A l’heure où le soleil était au zénith et sans doute illuminé par l’éclat des bombes lacrymogènes, et exalté par les vociférations de la foule massée sous ses fenêtres, il a eu, comme Bernadette Soubirous, une révélation. Il n’a pas vu la Vierge Marie, mais il a vu feu Sérigne Abdoul Aziz Sy qui lui montrait la voie à suivre, il a entendu sa voix qui lui intimait l’ordre de dire non.
Cette justification est abusive, servie par peur d’assumer ses propres responsabilités et la réalité est bien plus prosaïque et presque indécente. La vérité, c’est que M. Doudou Wade a surtout entendu les enregistrements diffusés en boucle sur les radios et transmettant une allocution vieille de plus de quinze ans par laquelle le regretté marabout rappelait les élus à leurs responsabilités et il avait décidé d’en faire usage. La réalité, et un député du PDS l’a confirmé à la tribune, c’est que lui et ses collègues ont eu la peur de leur vie, celle de se retrouver dans la rue et dans les quartiers, face à une foule exaspérée, à des jeunes gens qui n’ont rien à perdre parce qu’ils n’ont rien reçu, ni les emplois qu’on leur avait promis il y a plus de dix ans, ni même l’espoir d’une vie meilleure. Les députés avaient donc compris que la provocation n’était pas la réponse appropriée au désarroi. Ce n’était pas une peur imaginaire comme l’ont démontré les incendies et les pillages opérés à Dakar, dans sa banlieue et même au-delà, dans la nuit du lundi 27 juin. Reconnaitre cette vérité là aurait suffi : l’honneur d’un député, c’est d’être le porte-parole de ses électeurs et de traduire leurs préoccupations.
Mais le président du groupe parlementaire de la majorité n’a pas seulement trahi la vérité, il a fait une interprétation sélective et orientée de la pensée d’une figure qui est notre patrimoine commun. Abdoul Aziz Sy n’est pas l’homme d’un seul discours et l’on s’étonne que le député ait mis plus de dix ans pour s’inspirer de son enseignement et de sa parole. Pourquoi n’en a-t-il pas tenu compte lorsqu’il votait la loi Ezan qui blanchissait des crimes qui n’avaient été ni expiés ni pardonnés ? Pourquoi n’a-t-il pas élevé la voix lorsque l’Assemblée Nationale, au sein de laquelle il est toujours le dernier à s’exprimer, supprimait le quart bloquant, prolongeait son propre mandat au-delà de son échéance légale, pour la première fois depuis l’indépendance, ramenait le mandat présidentiel de 5 à 7 ans, violant ainsi tous les engagements du Chef de l’Etat ? Pourquoi l’honorable député, qui non seulement vote le budget mais est aussi chargé de vérifier sa bonne exécution, ne s’est pas ému des détournements, des prévarications, des violences exercées sur des citoyens et restées impunies, des tripatouillages fonciers, des libéralités excessives et discriminatoires accordées aux dépens du patrimoine commun, actes dont sont accusés le Président de la République, son fils et son entourage ? Pourtant le modèle dont il dit s’inspirer aujourd’hui, connu pour avoir mis en harmonie sa foi et ses actes, pour son mépris de l’argent et des honneurs factices, était aussi attaché au respect de la parole donnée et du bien public, à la justice, à la préservation de la vie et des droits de tout être humain.
Assez donc de cette exploitation d’images et de souvenirs offerts comme des signes de ralliement trop faciles. C’est déjà choquant que chaque gargote qui s’ouvre, chaque quincaillerie, portent le nom d’une éminence religieuse et que ce seul baptême autorise leurs propriétaires à transgresser les règles établies. Que beaucoup croient que porter un nom illustre, descendre d’un saint méritent qu’on leur accorde le bon dieu sans confession. « Il n’y a pas de fils d’os, dit un proverbe pulaar, il n’y a que des fils de capsules de cotonnier » : certains sont sains, d’autres sont pourris. Mais l’irruption du religieux, voire du confrérisme, dans l’enceinte de l’Assemblée Nationale est encore plus insupportable. Parce que la salle du parlement ressemble plus à un lieu de spectacle, à une scène théâtrale, qu’à un lieu de prière, que tous les coups y sont permis, et que la personnalité mise en cause ne peut être réduite à un argument électoral. Parce que si chaque député y brandit l’image du guide qui est l’objet de ses préférences, nous cesserions d’être une nation. Monsieur le député, laissez donc le religieux aux croyants, la foi dans les cœurs, portez plutôt vos efforts à défendre les pouvoirs de votre assemblée, qui sont grands, à faire en sorte qu’elle ne soit plus méprisée par l’autre pouvoir qui vous invite à voter une loi à la préparation de laquelle vous n’avez pas été associés, qui livre les teneurs de ses concessions à la presse étrangère avant même que vous n’en soyez informés. Le mandat d’un député, M. Neveu, ce n’est pas de mettre en application les idées de son guide, c’est de défendre les intérêts de ceux et celles qu’il représente, surtout si ces intérêts sont aussi ceux de la nation.


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