Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

mardi 31 juillet 2007

WADE ET L’ARGENT…

« Nos ennuis d’argent sont terminés ! ». C’est, semble-t-il, le cri de soulagement qu’aurait poussé Abdoulaye Wade en prenant possession du Palais présidentiel, et en découvrant ses trésors cachés. Qu’elle soit vraie ou fausse, cette assertion de Idrissa Seck (que je cite de mémoire) est en tout cas conforme à l’image la plus récursive que nous gardons de l’actuel Chef de l’Etat et à la légende que lui ont forgé ses intimes : un homme fasciné par l’argent qui aura pour lui à la fois un moyen de protection, un instrument de conquête du pouvoir et même, quelquefois un objectif en soi tout simplement.
Déjà, quand il n’était pas encore entré en politique, Wade s’était illustré dans un métier qui jusqu’alors était réservé aux experts du Nord : il fut probablement l’un des premiers sénégalais à porter ce titre, aujourd’hui galvaudé, de « consultant » et à vivre de ses juteuses prestations internationales. C’est d’ailleurs dans l’exercice de cette fonction qu’il trouva l’opportunité de rencontrer le président Senghor et de lui soumettre son projet de « parti de contribution », ce qui n’était en fait qu’une transaction commerciale dans laquelle chacun trouvait son compte…
Bien plus tard, lorsqu’il fit son entrée dans le « gouvernement de majorité présidentielle » imposé à Abdou Diouf par les événements, Wade se fit surtout remarquer dans deux combats qui, tous, tournaient autour de questions d’argent. Il ne se battit pas pour donner un contenu plus crédible à ses fonctions de ministre d’Etat sans portefeuille, purement représentatives, mais pour exiger des émoluments plus substantiels pour toutes les personnes impliquées dans l’appareil d’Etat, à commencer bien sur par les ministres. Sa priorité, ce n’était pas le symbole, mais le standing, et comme on le voit, la « génération du concret » n’a rien inventé. Dans la même foulée, Wade n’hésita pas à croiser le fer avec le Premier Ministre d’alors et à lui contester le droit de garder sous son autorité la manne d’argent, la mamelle nourricière que représentait alors le Fonds de Promotion Economique (FPE). Ici encore, ce qui l’intéressait, c’était le droit de regard plus que la transparence.
Devenu Président de la République, Wade est resté plus fidèle à ses intérêts qu’à ses engagements. Ainsi ses ministres sont certes quatre ou cinq fois mieux rétribués que leurs collègues de l’ère Diouf, mais c’est en quelque sorte au préjudice de leurs responsabilités. Jamais les cabinets ministériels n’ont été aussi pléthoriques, le saucissonnage gouvernemental est devenu un dogme, les ministres des intermittents de l’Etat au chômage entre deux promotions et Wade impose désormais à ceux qui sont en fonction un humiliant serment de fidélité à sa personne en invoquant leur propension à la délation. La même règle s’applique d’ailleurs au reste du personnel politique et notamment aux députés. Les parlementaires ont acquis des privilèges considérables, au plan matériel, et sacrifié – quant ils appartiennent à la majorité – toute prétention à contrebalancer l’Exécutif. Il suffit de rappeler les mots lâchés par Pape Diop qui nous apprend que Wade l’a déjà nommé Président d’un Sénat encore inexistant et porté Macky Sall à la tête de l’Assemblée nationale avant même que celle-ci ne tienne sa première session et que le parti majoritaire n’en débatte.
Quand à la croisade de Wade pour ce qui semblait être l’orthodoxie budgétaire, elle a connu sous l’Alternance une suite toute prévisible. Le FPE est certes retourné sous la tutelle du ministre des finances, mais il n’a plus son lustre d’antan, supplanté qu’il est par d’autres filons plus juteux, plus nébuleux aussi, et que le Chef de l’Etat a gardé sous la main par l’intermédiaire de son Secrétariat Général. Ainsi, outre les traditionnels leviers qui lui permettent d’imposer sa volonté, notamment en matière de marchés publics (Commission nationale des contrats de l’administration, Inspection générale du patrimoine bâti), A. Wade exerce son autorité sur une demi-douzaine d’Agences (APIX, ARTP, ANOCI, ANCTP…) dont les prérogatives dont décriées par les institutions de Bretton-Woods. Il s’agit d’aimants financiers, de parasites économiques, de monstruosités administratives qui échappent à toutes les règles de la gestion orthodoxe. On a vu ainsi l’ANOCI recruter des agents de circulation urbaine ou offrir des billets de pèlerinage à La Mecque (pour 500 millions F CFA !) alors qu’elle ne fait pas de recettes et fonctionne sur la base de crédits remboursables !
Il n’est donc pas étonnant que, depuis sept ans, l’argent, sa quête, son usage, son pouvoir soient devenus progressivement un pilier essentiel de la vie politique au Sénégal, une clef, un mode de transactions et pour tout dire un véritable code des valeurs. L’argent est d’abord dans les mots. En quelques années, il y a comme un changement d’échelle : les projets, les scandales, les détournements ne se comptent plus qu’en milliards de francs. La qualité des hommes ne s’exprime que par leur enveloppe financière et l’on a entendu une personnalité, que l’on croyait plus porté vers Dieu qu’aux valeurs matérielles, s’enorgueillir de « peser des milliards ». Le Chef de l’Etat a lui même pris l’habitude de traduire la dimension de ses projets non par leur contenu, leurs objectifs ou leurs retombées sociales, mais par leur coût. Bien peu de Sénégalais savent ce que peut être « l’Université du Futur Africain », si elle est prioritaire ou même utile, mais tous ont entendu A. Wade, son promoteur, proclamer qu’il a déjà reçu des milliards pour son édification, sans d’ailleurs en préciser les sources ou l’échéance. S’il fustige un opérateur téléphonique, c’est moins pour décrier ses performances que pour promettre des milliards de substitution.
Mais l’argent n’est pas – hélas ! – que dans les mots. L’argent s’est plus que jamais imposé dans les mœurs politiques. Ce n’est certes pas une nouveauté, mais alors que sous l’ère socialiste il y avait quelque hypocrisie à avouer que les votes étaient rémunérés, sous les libéraux, l’argent a cessé d’être un tabou et ce sont les responsables politiques eux-mêmes qui font le lien entre le taux de participation et le montant des prébendes et étalent leurs frustrations lorsque le partage leur est défavorable. C’est ainsi que l’argent est devenu la jauge de l’estime dans laquelle le Chef de l’Etat tient les citoyens et les notables. Dans les cérémonies familiales, et tout particulièrement à l’occasion des obsèques, « l’enveloppe » du Président de la République est attendue – espérée – comme si elle scellait la réputation, la notoriété du mort. On dit « enveloppe » mais tout le monde sait qu’il ne s’agit pas d’une lettre de compassion et qu’elle contient des billets tout neufs, sortis tout directement de la cassette présidentielle qui avait tant fait rêver Wade au tout début de son premier mandat. Avec – le sait-il ? – une traçabilité quelquefois brouillée par ce qu’on pourrait appeler des ruptures de charge.
Acte de solidarité ? Malheureusement il profite plus souvent aux nantis qu’aux démunis et l’échelle de sa valeur n’est pas nécessairement calculée au regard des services rendus à la Nation…
L’argent circule d’ailleurs par d’autres circuits moins douloureux, au profit de ceux qui réussissent à percer le mur de courtisans et d’intermédiaires qui sont plus difficiles à franchir que les grilles du Palais. Si des cohortes de Sénégalais autoproclamés porte parole ou représentants de familles, d’associations, de villages, de confréries… si des paysans endimanchés, des artistes en verve, de hauts cadres plutôt discrets, des notables chamarrés, des politiciens repentis se bousculent aux portes du Palais, qui n’a jamais été aussi fréquenté, c’est que ces visites se concluent presque toujours par des distributions de billets et c’est quelquefois sur le gazon présidentiel que s’effectue le partage. Même absent du pays, le président Wade continue à donner puisque cet arrosage fiduciaire profite aussi aux journalistes, aux groupies, aux conseillers, aux figurants qui empruntent l’avion présidentiel, partagent l’hôtel et les pérégrinations de l’infatigable voyageur.
A coté de l’argent qui rassemble, il y a aussi l’argent qui divise, celui qui a miné les syndicats des enseignants par des hausses de salaires sélectives ou fait pousser des cris d’orfraie aux professeurs, tous candidats désormais aux commissions du baccalauréat…
Mais le pire est à venir.
C’est sous l’Alternance que les compensations financières ont pris le pas sur les règlements judiciaires. Les Sénégalais ont aussi découverts que, pour solde de tout compte, l’Etat avait préféré consentir une sorte de police d’assurance forfaitaire, négociée dans l’ombre, plutôt que de rouvrir le dossier d’une troublante affaire dans laquelle un haut fonctionnaire avait perdu la vie. Sans doute instruit par ce précédent, il lui a été plus facile d’indemniser les parents des victimes du Joola que de sanctionner les responsables et les complices du drame comme si les deux actions sont incompatibles.
Les Sénégalais paient le prix de ces dérives, car comme le dit un proverbe pulaar, il en est de l’argent comme des malheurs, il balaie autour de lui sans discernement et éclabousse tout son environnement.
Aujourd’hui toute tentative de rapprochement, de conciliation, même purement politique, avec le Chef de l’Etat fait subodorer des relents d’argent, fait croire qu’on est à la recherche de profits pécuniaires. Un homme politique qui rompt les amarres avec son parti d’origine, sans exprimer son ralliement à la majorité, un notable qui fait une démarche courtoise ou exprime des propos amènes à l’endroit du Président de la République… sont vites accusés d’avoir été achetés. Les bruits les plus déroutants courent sur les rentes que le pouvoir assurerait à certains souteneurs qui pourtant ne sont pas sur la paille. Tel compagnon de voyage est accusé d’avoir gardé pour lui des mallettes d’argent reçu à l’occasion d’une visite officielle, un autre affidé est soupçonné d’avoir intercepté des fonds destinés à calmer l’ardeur d’un journaliste irrespectueux. Un mouvement qui fonde sa légitimité sur sa proximité familiale avec le Chef de l’Etat aurait, nous dit-on, pour appâter les militants, choisi ce slogan, in petto : « venez vous joindre à nous : il y a de l’argent à gagner ! ». Et tout le monde y croit.
En attendant de connaître la vérité, on constate que le budget de la présidence monte, monte… décuplant celui que s’était attribué A. Diouf, sans parvenir à combler le tonneau de Danaïdes que constitue l’attente populaire.
On comprend dès lors pourquoi Abdoulaye Wade a jeté son dévolu sur les pétromonarchies du Golfe pour parrainer ses « grands travaux ». Il est en effet plus facile, moins suicidaire, de négocier avec ces oligarques qui n’ont pas le culte de la transparence que de risquer la causalgie en se frottant aux censeurs intraitables du Congrès américain.

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