Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

mardi 4 janvier 2011

LETTRE A UN AMI IVOIRIEN...

Nos hommes politiques nous méritent-ils ? Je parle évidemment de nous autres qui sommes, en reprenant les mots de Paul Valéry, « les suppôts des spéculations et des manœuvres de la politiqueles citoyens, les électeurs, les contribuables, les justiciables… ». Nous qui nous sacrifions pour faire entendre leurs voix, prenons leurs promesses pour argent comptant, offrons notre dos pour recevoir les coups qui leur sont destinés lorsqu’ils sont dans l’opposition et que l’expression populaire est contrecarrée, nous qui les portons au pouvoir grâce à nos bulletins de vote, et continuons encore à les applaudir quand ils sont au pouvoir et que pourtant rien ne change…

Certes, n’étant pas ivoirien, je ne peux prétendre avoir contribué à l’élection de Laurent Gbagbo. Mais, comme beaucoup d’autres non ivoiriens, j’avais applaudi à son arrivée au pouvoir, malgré les péripéties souvent dramatiques qui ont accompagné son élection. Enfin, disions-nous, voila la persévérance récompensée, celle d’un homme qui avait osé affronté celui qui était plus que le président de la Côte d’Ivoire, son dieu tutélaire, une icône intouchable qui avait droit de vie et de mort sur ses concitoyens, sans jamais cesser d’être le chouchou de l’Occident. Enfin un président qui n’était ni un soudard à la Bokassa ou Idi Amin Dada, ni le dauphin couronné à la Kabila ou à la Eyadema ! Enfin un homme cultivé, un universitaire, un intellectuel, et par-dessus tout un historien ! Certes l’historien n’est pas un faiseur de miracles, en politique ou ailleurs, mais la connaissance de l’histoire devrait, pour le moins, permettre à Gbagbo de mieux voir, de ne pas répéter les erreurs du passé.

Tous donc, de Niamey à Dakar, nous nous répétions : quelle chance insolente ils ont ces Ivoiriens ! Non content d’être la locomotive et la terre promise de la région, de bénéficier d’une nature généreuse qui lui assigne les premiers rôles dans la production des denrées haut de gamme du commerce mondial, d’avoir à peine entamé les richesses de son sous-sol, voila que leur pays va bientôt nous donner une leçon de bonne gouvernance grâce à l’arrivée au pouvoir d’une homme qui allie l’expérience politique et la rigueur intellectuelle. Voila pourquoi l’échec de Gbagbo est aussi notre échec à tous. Quel gâchis ! Une gouvernance de condottière florentin et des subterfuges pour s’octroyer tout un mandat en fraude. Un pouvoir exercé avec le concours d’escadrons de la mort et dont le plus illustre serviteur est un étudiant défroqué des universités. Pour couronner le tout, l’inélégance de s’accrocher au pouvoir, au risque de réveiller de vieux démons, les querelles intestines qui sont toujours fatales aux nations, la présomption de croire qu’on peut tromper tout le monde tout le temps et enfin la tentation de vouloir «avoir raison par extermination de l’adversaire ». Les rois doivent toujours se méfier des Démokos, qu’ils s’appellent Charles Blé Goudé à Abidjan ou Farba Senghor à Dakar, ces courtisans qui cachent leur incompétence sous un zèle destructeur, qui veulent ajouter « l’ivresse morale »à « l’ivresse physique », distillent la haine sans mesure et poussent à la violence et à l’anarchie. Si, demain, la Côte d’Ivoire brûle, nous tous, ouest-africains, brûlerons avec elle et ce n’est pas une image puisque déjà des voix s’élèvent qui appellent à prendre en otage les communautés étrangères qui la considèrent comme leur deuxième patrie.

Dans quelques jours, dans quelques semaines, dans quelques mois, inéluctablement, Gbagbo partira. Laissera-t-il derrière lui une nation désunie, voire partagée en factions, martyrisée, démantelée économiquement, des centaines, voire des milliers de morts ? Quoi qu’il en soit la Côte d’Ivoire aura perdu dix ans et nous nos dernières illusions.

N.B. Cette lettre était adressée à M.Venance Konan, écrivain et journaliste ivoirien, et a été publiée sur son site « www.venancekonan.com »