Je suis historien et géographe de formation. J'ai été enseignant-formateur à l’Ecole Normale Supérieure (ENS) de Dakar, puis en charge de différentes structures et directions administratives. A la retraite depuis plusieurs années, je profite de ma liberté recouvrée pour assouvir une vieille passion : écrire. Ces dernières années, j’ai publié deux romans («Mon villages au temps des blancs » en 2000 et «La Raparille» en 2010) ainsi que trois essais (« A mes chers parents gaulois » en 2007 ; "Wade Mecum ou le wadisme en 15 mots" en 2010; "Le temps des choses jamais vues : chronique des années Wade-Sarkozy", 2013). Je publie régulièrement des chroniques dans divers journaux sénégalais (en particulier « Nouvel Horizon » et "Sud Quotidien").

mardi 19 mai 2015

POURQUOI LES HAÏTIENS ONT RAISON ?

NB : Texte publié dans "Sud Quotidien" du 16 mai 2015

Haïti est, probablement, la seule nation au monde à avoir conquis son indépendance par deux fois.

La première fois  de la manière la plus classique : par les armes. Avec cette spécificité : c’était la première fois dans l’ère moderne qu’une révolte d’esclaves était réussie et couronnée par la défaite et l’expulsion des anciens maîtres ! Près de quinze ans de lutte entre deux adversaires aux forces très inégales, dont les armements sont sans commune mesure (certains d’une cruauté extrême comme ces « chiens mangeurs de nègres » importés de Cuba par les Français), avant que l’armée coloniale, renforcée par un corps expéditionnaire de 30.000 hommes, ne capitule et n’évacue l’île dans les dix jours. La première république noire venait de naître.

Mais Haïti dut conquérir une deuxième fois son indépendance, et cette fois, elle dut accepter de se soumettre à un artifice aussi  sournois qu’indécent : l’argent. La vengeance est un plat qui se mange froid et, vingt ans après la défaite de ses troupes, la France revint à la charge en exigeant des compensations financières pour ses planteurs qui pendant deux siècles avaient vécu et s’étaient enrichis sur la sueur et le sang des Haïtiens ! Et ce n’était pas qu’une somme symbolique, c’était l’équivalent de six fois le budget du Sénégal en 2015. On n’avait encore jamais vu ça : le vaincu qui rançonne le vainqueur ! Mais la petite île, ravagée par la guerre puis par les luttes intestines, impuissante face à une économie extravertie et dont la population s’était démobilisée au contact des difficultés du quotidien, n’avait pas d’autre choix que de céder au diktat. Elle mettra plus d’un siècle (!) à s’acquitter de cette dette. Le seul cas comparable dans l’histoire récente est à chercher, cent cinquante ans plus tard, lors de l’indépendance du Zimbabwe. Mais contrairement aux Français, les Anglais, eux, s’étaient engagés à prendre en charge l’indemnisation de leurs colons… Ce qu’ils ne feront d’ailleurs pas, trahissant leurs promesses, mais surtout, plongeant leur ancienne colonie dans des remous qui durent depuis plus de trente ans… Dans les deux cas donc, les grandes nations, en brisant l’élan de deux  jeunes nations qui avaient contribué à les enrichir, ont manqué de grandeur.

Entre bourde et inculture

A l’occasion de ce qui est la première visite officielle d’un président français à Haïti depuis la très chère indépendance de l’île, François Hollande a-t-il  commis une  « bourde » en promettant aux Haïtiens de « s’acquitter  de la dette » de la France ? Il a surtout manqué de culture historique et de sens de l’urgence. Les pancartes des Haïtiens brandies à son arrivée et portant la mention « L’argent oui, la morale, non ! » rappellent étrangement l’exaspération des Tirailleurs Sénégalais qui scandaient : « Assez de galons, nous voulons du riz ! ». Blessés dans leur chair, usés au combat, « cristallisés » par la volonté des autorités françaises, les anciens combattants africains, qui avaient servi la France dans ses guerres coloniales et dans les deux guerres mondiales, avaient fini par en avoir marre des médailles. Les médailles, répétaient-ils, sont faites pour les poitrines, et nous, c’est au ventre qu’on a d’abord mal !

François Hollande n’a donc fait que rouvrir une vieille plaie en rappelant incidemment à la mémoire des Haïtiens une dette que leur président a jugé « ignominieuse et destructrice », alors même que l’île, victime de nouvelles promesses non tenues, a du mal à sortir d’une catastrophe qui a fait 230.000 victimes et des millions de désespérés. En attendant de savoir quelle interprétation les vaudous haïtiens feront de la chute par laquelle s’est achevée malencontreusement la visite de son président (en tout cas, en Afrique, il aurait perdu ses électeurs !), il est temps que la France, et pas seulement la France officielle, assume toute sa part dans la reconnaissance  de son héritage  colonial. Ainsi, à titre d’exemple et sur un autre domaine, si la presse française a abondamment rendu compte de la commémoration du « génocide arménien » en l’attribuant à « la Turquie » (ou aux Turcs), sans jamais souligner que cet événement se situait à un moment où la « Turquie » n’existait pas en tant que telle et qu’il incombait à un régime connu sous le nom d’ « Empire ottoman », quand il s’est agit des massacres de Sétif, la même presse n’a pas hésité à les mettre au compte de « l’armée coloniale française », comme s’il s’agissait d’un corps étranger disparu !

Depuis Sarkozy, toute repentance est assimilée à « une haine de soi » et à un acte antipatriotique. Le gouvernement français se refuse donc à toute compensation et même à toute forme d’excuse sur son passé colonial, comme l’a répété récemment encore un ministre français en visite en Algérie. Pourtant, les Etats-Unis ont fait le chemin, pas à pas, depuis les « regrets » de Clinton, jusqu’à la reconnaissance par Bush des « crimes »  commis, jusqu’à, enfin,  qu’en juin 2009, le Sénat, à l’unanimité de ses membres, vote une résolution symbolique exprimant des excuses à l’endroit de toutes les victimes de l’esclavage et de la discrimination raciale.

On comprend dès lors pourquoi un afro-américain a pu être élu président des Etats-Unis d’Amérique, quarante ans à peine après l’abolition des lois ségrégationnistes ! 

ELOGE DE LA DEMISSION


NB : Texte publié dans « Sud Quotidien » du 12 mai 2015

Cinquante deux minutes, très exactement, après la proclamation des résultats des élections législatives britanniques, qu’ils venaient de perdre à la surprise générale, Ed Miliband  (Parti Travailliste), Nick Clegg (Libéraux Démocrates), et même Nigel Farage (UKIP), annonçaient leur démission de la tête de leurs partis respectifs ! C’est cela le triomphe de la démocratie et ça nous ne savons pas le faire. Démissionner ? Je ne parle évidemment pas de « démission » au sens de refuser d’assumer ses responsabilités, mais, au contraire, de « démission » au sens de les assumer et ainsi de signifier qu’on n’ira pas plus loin, parce qu’on refuse d’avaliser des mesures qui vont à l’encontre de nos convictions, ou que l’on estime que lorsque le peuple vous désavoue, on a perdu la légitimité de parler en son nom. Cela, nous ne savons pas faire ! Ou, plus exactement, cela nous ne savons plus le faire, car les premières années de notre accession à l’autonomie interne puis à l’indépendance ont été marquées par le refus de nombreux hommes politiques de sacrifier leurs convictions sur l’autel de la réussite sociale et des compromissions. Rappelez-vous, sous la Loi-Cadre, en 1958, la démission de Abdoulaye Ly, qui malgré l’insistance de Mamadou Dia, préféra quitter son gouvernement parce qu’il condamnait la politique que menait son parti et exigeait la diminution du nombre de ministres ainsi que la baisse de leur traitement pour prévenir (déjà !) un « embourgeoisement » factice ! A l’époque, lorsqu’un ministre démissionnait, son acte était porté à la connaissance de l’opinion par un communiqué officiel !  Ly adoptera le même comportement à d’autres reprises, avant et après l’octroi de l’indépendance, pour exiger une émancipation anticipée ou empêcher l’avènement de ce qu’il appelait un « présidentialisme néocolonial »… Mais pour un Abdoulaye Ly rebelle et tenace, qui préfère, dit-il, « fuir » plutôt que d’être complice, combien faut-il compter de Sénégalais qui se sont accrochés à leurs postes, jugeant sans doute que le pouvoir était une fin et non un moyen ?

La règle et les exceptions

La réalité, c’est que la démission est une vertu anglo-saxonne et qu’elle nous manque, comme elle manque souvent à ceux qui nous ont colonisés et dont le mode de gestion des affaires publiques nous a inspirés. Il y a eu, chez nous, Senghor qui a renoncé au pouvoir suprême sans attendre le naufrage du vieil âge. Il y a eu, en France, le cas De Gaulle, démissionnaire à répétition, mais comme dirait le général, « De Gaulle c’est De Gaulle ! ». Dans les démocraties anglo-saxonnes, en général, et aux Etats-Unis en particulier, la résistance d’un Nixon, acculé à la démission après toute honte bue, ou l’entêtement d’un Clinton qui survit aux sanctions, sont plutôt l’exception. En Angleterre le fait d’employer un agent non déclaré, des photos équivoques, un désaccord sur une question de fond… suffisent pour conduire à une démission et quelquefois mettre fin à une carrière politique. D’ailleurs, en anglais, démissionner, c’est se « résigner » : on n’a pas le choix, il faut partir ! On démissionne parce qu’on a perdu son honneur ou pour avoir la liberté de le défendre, on démissionne parce qu’on a menti ou qu’on a perdu son pari. On démissionne parce qu’on n’a plus les moyens, physiques ou intellectuels, pour remplir sa mission. On démissionne en signe de sacrifice, pour sauver son parti, son clan, et pour ouvrir la porte au changement. On démissionne tout simplement parce qu’on n’a pas conduit ses troupes à la victoire, ou parce qu’on n’est pas d’accord avec le chef. Tout au contraire, chez nous, on peut être accusé de tous les péchés d’Israël sans jamais démontrer son innocence, on peut conduire une liste et perdre deux ou trois fois des élections, se révéler incapable de préserver l’unité de son mouvement, éprouver – du fait de l’âge – des difficultés à assumer ses fonctions, et malgré tout, balayer d’un revers de main tout renoncement aux fonctions que l’on exerce, même quand elles sont électives. Dès lors, comment s’étonner que rien ne change, si nos partis, nos syndicats, les organisations de la société civile, les administrations, conservent les mêmes têtes depuis des décennies. Mais c’est surtout en politique que le mot démission est considéré comme un tabou au point qu’Abdoulaye Wade, grand consommateur de « dauphins » plus ou moins officiels, a dû se résoudre à les exclure de son parti quand ils s’opposaient à sa politique, car à une exception près, aucun d’entre eux n’avait pris l’initiative de démissionner quand il a subi l’outrage de la  dégradation !


 « Un ministre, ça ferme sa gueule, et quand ça veut l’ouvrir, ça démissionne ! » avait dit un orfèvre en la matière. Au Sénégal, on choisit  souvent la première solution… Quitte à changer de convictions ou… de parti !

vendredi 8 mai 2015

LA JUSTICE NE SERT PAS QU'A TUER !

NB Texte publié dans « Sud Quotidien » du 2 mai 2015

Il y a quelques mois, un député qui se vantait d’avoir peu de lettres et peu d’imagination, se proposait de « couper la tête à tous les agresseurs » et, à cet effet, de porter une proposition de loi rétablissant la peine de mort au Sénégal. Sans doute espérait-il ainsi figurer parmi les parlementaires dont l’histoire n’a retenu les noms que parce qu’un jour ils ont servi de porte-valise à des lois scélérates, fomentées au-dessus d’eux et dont ils ne connaissaient ni les motivations profondes ni le pouvoir de nuisance. Ils n’avaient été que des hommes-sandwichs complaisants, instrumentalisés, écrasés par le poids d’une charge dont souvent ils ne se relèveront pas. Il y eut ainsi une loi Ezan, une loi Sada Ndiaye, parmi d’autres… Y aura-t-il donc un député pour endosser la casaque d’une loi portant rétablissement de la peine de mort au Sénégal ?

La loi et les symboles

Mais, sur un sujet aussi grave que le respect de la vie humaine, il faut distinguer la loi et les symboles, et ceux qui votent la loi comme ceux qui sont chargés de l’appliquer doivent savoir qu’ils portent la responsabilité de restaurer une « justice qui tue », avec sa marge de hasard et ses risques de pollution politique. L’honneur du Sénégal, c’est de refuser, pour une fois, d’être comparé au Texas, et de revendiquer le privilège de n’avoir connu, en plus de 50 ans d’indépendance, que deux exécutions capitales et qui toutes avaient des fondements politiques. D’ailleurs l’une de ces exécutions punissait non un crime, mais une (supposée ?) tentative d’assassinat. Le condamné n’avait pas de sang dans les mains et c’est d’abord à titre d’exemple que la peine de mort fut prononcée. Aujourd’hui encore, on s’interroge sur sa culpabilité… On peut donc dire, qu’en 2004, le Sénégal n’a pas aboli la peine de mort, mais qu’il a entériné une situation de fait. En bonne logique, la prochaine étape devrait être non de rétablir une peine qui a été si rarement mise en usage, mais de ratifier son abolition.

Les militants de la peine de mort tiennent rarement en compte ces terribles réalités : la justice est rendue par les hommes, elle n’est pas infaillible, l’erreur judiciaire existe, aussi fréquemment dans les cas de délits mineurs que dans les procès d’assises, et la peine capitale est irréversible ! Cela fait bien trop d’impondérables ! Nous découvrons tous les jours que de par le monde, des condamnations, à mort ou plus légères, ont été prononcées non sur la base de preuves mais, quelquefois, parce que le tribunal du plus fort, celui de l’opinion ou celui de la presse ont imposé leur diktat au tribunal légal. Voila pourquoi, disait Voltaire, « il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent ! ». C’est sur cet aphorisme que repose le principe de la présomption d’innocence.

Pourquoi, malgré tout, certains restent attachés à la peine capitale ?

La raison la plus souvent invoquée, c’est que son maintien ferait « disparaître le crime avec le criminel » et que la société serait plus en sécurité. Malheureusement les plus grands spécialistes contredisent cette version, affirmant, qu’au contraire, il n’existe aucune preuve statistique fiable qu’elle dissuade les délinquants potentiels. Aux Etats-Unis, les 17 Etats qui l’ont abolie ont un taux de meurtre égal ou inférieur au taux fédéral et, au Canada, depuis l’abolition de la peine de mort, le taux d’homicide a chuté de 42%, même si on ne peut établir un rapport de cause à effet entre les deux phénomènes.

Un jour, l’Islam demandera des comptes…

Il reste l’argument religieux et au Sénégal, on n’oublie jamais d’appeler l’Islam à la rescousse car l’Islam a bon dos. Un jour viendra où l’Islam demandera des comptes à tous ceux qui le défigurent ou le trahissent et qui donnent à penser que c’est une religion de l’excès, quand le Coran dit qu’il est celle « du juste milieu ». Beaucoup de ceux qui l’invoquent, chez nous,  à toutes les occasions, et toujours dans le même esprit, sont souvent des hommes ignorants, ou quand ils sont peu ou prou instruits, ce sont des hommes d’une seule école ou d’un seul livre. Ils se parent de titres qu’ils ne méritent pas, car le guide, le savant, en Islam, est pâtre et médecin plutôt que sinistre bourreau. Ils oublient  qu’il ne suffit pas de savoir psalmodier le Coran, intangible depuis plus de 14 siècles, pour en connaitre toutes les subtilités, de même qu’il ne suffit pas d’être licencié ès lettres pour se livrer à l’exégèse de ce qui est considéré comme le premier texte en langue française, les Serments de Strasbourg, pourtant postérieurs de trois siècles.

Mais si le Coran est gravé dans le marbre, la science coranique est une discipline évolutive, elle a ses spécialistes et ses interprètes. Je n’appartiens ni aux uns ni aux autres, mais si je me fie à la parole de l’un des plus qualifiés d’entre eux, Malek Chebel, qui a l’avantage d’être à la fois arabophone, spécialiste de l’Islam et anthropologue des religions, ce qui fonde d’abord l’éthique musulmane, c’est le respect de la vie. « Toute vie  est sacrée », lit-on à plusieurs reprises dans le Coran qui précise que tuer un innocent est le pire des crimes, ce qui devrait faire trembler tous les juges. Chebel nous rappelle que les musulmans ne peuvent pas s’approprier la loi et que le code pénal musulman ne peut s’appliquer en l’absence d’un gouvernement islamique. Cela devrait clore le débat pour tous ceux qui chez nous se réfèrent à la charia car, que je sache, le Sénégal n’est pas un Etat islamique. Pas plus d’ailleurs que l’Arabie Saoudite, monarchie inégalitaire au sein de laquelle une seule famille accapare toutes les richesses et en fait un usage peu respectueux de la loi islamique. Par ailleurs, même sous gouvernement islamique, la peine de mort n’est ni encouragée ni facilitée. Dans la pratique, les conditions fixées pour son application, les exceptions qui sont prescrites, les solutions de recours préconisées… font que la loi du talion est plus un objectif qu’une exigence. La réalité, c’est qu’en Islam, la peine de mort a pour objet premier non de sacrifier une vie mais d’en sauver d’autres. La charia n’est pas qu’un code, résume Malek Chebel, c’est un bateau à voile qui avance et une tente  qui sert d’abri : elle est destinée « à instaurer une civilisation de progrès et de protection ». La loi de Dieu est faite pour libérer les hommes et non pour les ligoter.

Ici comme ailleurs, les Sénégalais qui ont de l’ambition pour leur pays doivent éviter « les solutions contraignantes», car ce sont souvent les plus faciles. Ils doivent chercher à promouvoir une société qui privilégie le bien être, plutôt qu’une justice qui tue…

Ceci dit, ne versons pas non plus dans l’indignation sélective du Nord qui tire à boulets rouges sur l’Indonésie, faisant mine d’ignorer qu’au top des plus grands « exécuteurs », il y a la Chine (responsable à elle seule de la moitié des exécutions réalisées dans le monde !), l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis. Si, comme le dit la Charte du Mandé (XIIIe siècle), « toute vie humaine est une vie, (…) une vie ne vaut pas mieux qu’une autre », alors on attend, on espère, que les gouvernements de France et d’Australie ne tarderont pas à traiter ces pays de barbares et à prendre des sanctions à leur encontre !